Par Dominique Foyer – 1 août 2018
Le handicap pose aux humains un ensemble de questions fondamentales, notamment concernant la responsabilité et la signification de cette réalité. La théologie s’est historiquement positionnée, non sans de nombreux débats, sur ces grandes questions! L’auteur nous en propose ici une synthèse.
La théologie est toujours un effort d’interprétation de la Parole de Dieu, à la fois Écriture sainte et Tradition vivante d’interprétation ecclésiale, dans sa relation avec ce que croient et vivent les hommes et les femmes à une époque donnée, dans des circonstances données.
Il s’agit ici des « personnes dont l’existence est affectée par le handicap ou la dépendance », les personnes handicapées/dépendantes elles-mêmes, mais aussi ceux qui ont affaire avec elles : les proches, les aidants, les soignants, et même les responsables économiques, sociaux et politiques. Et comme il s’agit de théologie, nous n’oublierons pas les responsables des communautés chrétiennes, évêques, prêtres et diacres, tous ceux qui les assistent, donc les « pasteurs » avec l’ensemble du « peuple de Dieu » et tous les croyants.
Le fait du handicap et des situations humaines où il se concrétise n’a pas toujours été considéré de la même façon. Dans le texte biblique, différents regards coexistent, ce qui indique que plusieurs interprétations théologiques peuvent entrer en dialogue ou en concurrence. Notamment la difficile question de la responsabilité de Dieu et de celle des hommes dans ces situations. On se souvient de la question des disciples à Jésus, au sujet d’un aveugle de naissance : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle? »; et de la réponse énigmatique de Jésus : « Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu » (Jn 9,2-3).
Le théologien doit tenter d’interpréter ces différences, ces divergences, ces apories. Il essaie de proposer une interprétation qui puisse nourrir la vie des hommes et des femmes de ce temps. Il se peut que cette interprétation ne soit pas unifiée. La théologie n’est pas un discours monolithique. Autrement, ce serait une idéologie. Des tensions demeurent dans le champ théologique et le traversent. Il faut assumer les différents regards qui ont pu – et peuvent encore – être portés sur le handicap et la dépendance. Nous en envisagerons quatre.
Le handicap | une déficience
Originalité de la théologie chrétienne : une entreprise de désacralisation du handicap
Dans la culture antique, la notion de handicap n’existait pas au sens moderne. C’est la notion de « monstruosité » qui avait cours : la personne handicapée est avant tout un être qui présente dès la naissance une forme de monstruosité. La difformité était ressentie comme un écart par rapport à une norme indiquée par la nature.
Pour le paganisme gréco-romain, il ne s’agissait pas d’une « erreur de la Nature ». C’était plutôt un signe, un message émanant des puissances divines. Le « monstre » est un « prodige », un messager des dieux. Il était à la fois craint et respecté, mais aussi utilisé et exploité1. De toutes les façons, cette personne née avec une forme de handicap ne pourra pas vivre avec les autres humains. La pratique romaine de l’expositio consistant à abandonner dans la rue un enfant non accepté par le pater familias à cause d’une difformité, était comme une remise entre les mains du Destin.
Au contraire, pour les premiers chrétiens, l’enfant nouveau-né ne pouvait pas être abandonné ou mis à mort. La vie humaine, même handicapée ou dégradée, doit toujours être accueillie comme un don de Dieu. Cet impératif éthique s’est maintenu sans faiblir jusqu’à nos jours. Le concile Vatican II déclare : « La vie doit être sauvegardée avec un soin extrême dès la conception : l’avortement et l’infanticide sont des crimes abominables2. » La vie humaine, même lourdement marquée par le handicap, ne peut jamais être regardée comme une menace ou un danger pour l’humanité. Il n’y a rien à craindre de la part du Dieu vivant. Au contraire, il faut accueillir avec reconnaissance tout ce que Dieu donne, même si la signification nous en échappe pour le moment.
Le grand mouvement de prise en charge des faibles, des infirmes et des malades, qui aboutit au Moyen-Âge à la création des hôtels-Dieu se comprend dans cet éclairage théologique. Pour les chrétiens, les pauvres – tous les pauvres – doivent être secourus avec amour. Et les personnes handicapées en font partie, au même titre que les lépreux, les indigents, les fous, etc. D’ailleurs, les récits édifiants du Moyen-Âge sont remplis d’histoires d’enfants ou d’adultes rejetés par leur famille et leurs proches, mais qui se révèlent plus tard être en capacité de les sauver d’un grand danger. La signification symbolique de ces récits est évidente : celui que les hommes rejettent en se fondant sur un jugement simplement humain devient un jour, par la volonté divine, source de salut et de rédemption. Le faible, le méprisé devient un jour le sauveur de ceux qui se croient forts et puissants… Cette attitude fait écho au Psaume 117 : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle! »; ou au Magnificat : « Il élève les humbles» (Lc 1, 52).
Une faiblesse dans ce premier point de vue théologique
Le regard théologique porté sur la personne handicapée pourrait n’être qu’un regard compassionnel. Si la personne handicapée est ce « pauvre » sur lequel on se penche avec amour (en latin caritas, la charité), on risque toujours, au lieu d’être réellement « charitable », de se contenter de lui « faire la charité ». Cela n’est pas acceptable d’un point de vue évangélique. La désacralisation chrétienne est une bonne chose, puisqu’elle réintègre la personne handicapée au sein de l’humanité commune, mais elle peut aboutir très vite à une sorte d’assignation à résidence : le « pauvre », toutes les sortes de « pauvres » et donc les personnes handicapées aussi, se voient priés de rester à leur place dans la communauté chrétienne. Il y a un espace réservé pour les pauvres en tout genre! Mais est-ce vraiment ce que veut le Christ? Est-ce vraiment conforme au message de l’Évangile?
Souvenons-nous de l’avertissement de saint Jacques qui s’insurge contre le fait de ne pas accueillir les pauvres dans l’assemblée chrétienne avec les mêmes honneurs que ceux qu’on réserve aux riches : « Dieu n’a-t-il pas choisi les pauvres selon le monde comme riches dans la foi et héritiers du Royaume qu’il a promis à ceux qui l’aiment? Mais vous, vous méprisez le pauvre! » (Jc 2,5-6). Saint Jacques pense ici aux richesses et aux pauvretés matérielles, mais on peut élargir à toutes les formes de pauvreté.
La théologie doit donc jouer un rôle un peu plus critique, même à l’égard de l’intention charitable. Il ne suffit pas de vouloir aimer; il faut le faire effectivement! Mais reconnaissons que ce n’est ni facile ni spontané.
Le handicap | un empêchement à vivre pleinement la vie chrétienne
Débat médiéval sur raison et âge de raison
Durant le Moyen-Âge, la réflexion théologique occidentale s’est concentrée sur une question pratique : quelles sont les conditions requises pour accéder à la vie concrète de l’Église, en particulier aux sacrements. Par exemple, on trouvera chez les théologiens du XIIIe siècle d’abondants débats autour de la question du baptême des « monstres » : faut-il baptiser un enfant qui présenterait de très importantes difformités à la naissance? Tant de difformités amènent à se demander s’il s’agit vraiment d’un être humain (on ne connaissait pas les réalités de la biologie et de la génétique, on imaginait qu’une femme ait pu être fécondée par un animal ou par un démon, d’où la monstruosité de certains enfants). Pour les théologiens les plus sérieux, le baptême est évidemment réservé aux êtres humains. Dans le doute, il vaut mieux ne pas baptiser. C’est une logique d’exclusion qui se met en place.
Pour les autres sacrements, la théologie médiévale demande toujours une condition minimale : avoir suffisamment l’usage de la raison. La personne handicapée mentale ou le malade mental (le « fou »), se voient donc écartés de l’Eucharistie pour le simple motif qu’ils ne jouissent pas suffisamment de la raison. La notion d’« âge de raison » apparaît dans ce contexte. On devine ici l’influence de la philosophie d’Aristote sur la théologie chrétienne. C’est d’autant plus évident si l’on compare avec les époques antérieures où le « fou », comme le « petit enfant », avait toute sa place dans la communauté chrétienne. On peut évoquer les personnages appelés « fous de Dieu » ou « fols-en-Christ », dans les récits de la vie des Pères du Désert3 et la survivance de ce type de personnage dans l’orthodoxie russe4.
Jouir de ses facultés rationnelles devient un critère décisif pour la théologie, mais ce critère fonctionne comme un critère discriminant : inclusion/exclusion.
De la marginalisation à l’exclusion
Il en va de même pour les capacités physiques requises dans d’autres sacrements. Par exemple, l’ordination comme prêtre requiert l’intégrité corporelle : on se fondait sur un passage du Lévitique (Lv 21,17-21), exigeant que les prêtres juifs soient sans défauts corporels majeurs et sans infirmité. Dans cette logique de perfection corporelle, les théologiens chrétiens ont considéré que la célébration de la messe exigeait de jouir non seulement de la santé du corps et de l’esprit, mais aussi de toutes les facultés physiques nécessaires : parole, mouvement, saisie des objets, position droite, etc.
Cette question a traversé tout le Moyen-Âge et les Temps modernes. Elle se posait encore au début du XXe siècle : par exemple, en 1918-1919, on s’est demandé si certains séminaristes, qui avaient été appelés à l’ordination, mais entre-temps étaient devenus mutilés de guerre, pouvaient encore être ordonnés prêtres. Avec la guerre, ils avaient perdu leur intégrité corporelle. Il fallut demander au Vatican de se prononcer et d’accorder éventuellement des autorisations spéciales…
On voit comment la théologie occidentale, en centrant son attention sur l’usage de la raison et sur la possession des capacités physiques, a abouti à une réelle marginalisation des personnes handicapées, au sein de la communauté chrétienne. Très concrètement, cela s’est traduit par une assimilation de la personne handicapée à l’enfant : soit dans le domaine des capacités cognitives et rationnelles – le « fou » comme l’enfant ne jouit pas de la raison adulte – soit dans le domaine des capacités physiques – l’impotent, l’infirme, comme l’enfant, n’est pas fiable. On a ainsi créé une catégorie spécifique : celle des « déficients », dont la déficience crée un empêchement pour accéder à la plénitude de la vie chrétienne, assimilée ici à la vie sacramentelle. L’empêchement, qui est une notion juridique et canonique, devient alors un critère d’identification des personnes. On peut d’ailleurs penser que la notion moderne de « handicap » s’enracine là : le « handicap » est un « empêchement », soit permanent, soit temporaire. Pour le petit enfant non handicapé, c’est temporaire : il grandira, il se développera, il atteindra l’âge de raison et deviendra adulte. Tandis que pour la personne handicapée, c’est un empêchement permanent, irrémédiable. Une seule attitude spirituelle reste possible : la patience et l’humilité.
Le handicap | lieu d’un appel spécifique
Les pauvres surtout
Relisons le début de la constitution pastorale Gaudium et spes, sur « l’Église dans le monde de ce temps » : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ.. » (n°1). Parmi les hommes de ce temps, les pauvres occupent une place centrale. Le texte se poursuit : « Il n’est rien de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur ». Toutes les situations de pauvreté doivent éveiller un écho dans le cœur des chrétiens. Clairement, la pauvreté humaine est présentée par les Pères conciliaires comme le lieu d’un appel pressant, où les chrétiens sont invités à reconnaître la voix du Christ lui-même.
Pauvreté radicale de la condition humaine | le dénuement
Pour le philosophe Emmanuel Levinas5 la personne humaine découvre toute la réalité de son humanité dans l’expérience de la pauvreté, envisagée avant tout comme expérience de dénuement. La vérité de l’humain apparaît dans la nudité du visage, ce qui signifie ici la vulnérabilité radicale. Pour Levinas, c’est ici que prend naissance l’éthique, sous la forme d’un commandement absolu : « Tu ne tueras point ». Nous devenons éthiquement responsables les uns des autres en faisant cette expérience de la fragilité de l’existence humaine. Nous le découvrons en étant confrontés à la pauvreté d’autrui. Devant la personne handicapée, chacun se découvre à la fois pauvre et responsable. Immensément pauvre (dénué, vulnérable) et absolument responsable (« que fais-tu de ton frère? »).
La valeur de l’existence humaine nous est révélée par la simple existence de personnes en situation de pauvreté. Le handicap et la dépendance sont des pauvretés. Pour le théologien, toutes les pauvretés humaines, par exemple les différentes sortes de handicap ou de dépendance, renvoient en profondeur à cette pauvreté radicale de l’humanité, le péché. Ce renvoi n’est pas un rapport de causalité au sens où le péché serait la cause des pauvretés humaines. Au contraire, les expériences de pauvreté nous font prendre davantage conscience du péché qui marque radicalement la condition humaine en situation de rupture avec le Dieu d’amour.
Quel est ce péché? Ce n’est pas le péché de chaque individu, au sens où nos handicaps seraient le résultat de nos péchés personnels. C’est un péché qui nous dépasse de beaucoup, qui vient de beaucoup plus loin que l’humanité, c’est le « péché du monde ».
La personne handicapée | icône du Christ identifié au péché
Dans la 2e Lettre aux Corinthiens, saint Paul affirme que le Christ a été identifié au péché : « Celui qui n’a point connu le péché, Dieu l’a fait péché pour nous » (II Co 5,21). Cette affirmation, très difficile à comprendre, est pourtant centrale dans notre foi. Il s’agit de l’abaissement volontaire du Christ, qui se dépouille de toutes les caractéristiques de sa divinité et va jusqu’à prendre sur lui tout le péché du monde (cf. Ph 2,6-11). Il accepte d’être identifié au péché.
Cet abaissement, ce dépouillement, cette « kénose » selon le terme technique de la théologie, trouve son point d’aboutissement dans la mort de Jésus sur la croix. Or, nous pouvons esquisser une analogie entre la situation du Christ crucifié et toutes les situations de handicap : dans les deux cas, il s’agit d’une perte d’autonomie, d’une immobilisation, d’une impuissance, relatives chez la personne handicapée et radicales dans le cas du Christ.
Peut-on établir un lien théologique entre le fait humain du handicap et la réalité théologique du « péché du monde »? Les personnes handicapées ne sont pas des pécheurs. Éclairés par le récit évangélique de la guérison de l’aveugle de naissance (Jn 9), les chrétiens affirment que ni la maladie, ni le handicap, ni aucun des maux qui frappent les humains de façon absurde ne peuvent être expliqués par une culpabilité motivant un quelconque châtiment. « Ni lui ni ses parents n’ont péché » affirme clairement Jésus qui ajoute aussitôt : « C’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu » (Jn 9,3). C’est le problème du mal radical. Tout se passe comme si la rencontre effective du Verbe de Dieu avec les situations les plus flagrantes de handicap, de maladie ou d’exclusion sociale devenait le moyen d’une révélation inédite concernant la nature du mal.
L’itinéraire personnel de Jésus le Christ met cela en pleine lumière : pour vaincre définitivement le mal et le péché, le Fils de Dieu descend personnellement jusque dans les profondeurs du mal et du péché. Si l’on accepte, avec Hans Urs von Balthasar6, de considérer que la « kénose » est constitutive de la personnalité du Fils, dans sa relation au Père, au point de parler d’une « kénose intratrinitaire », alors il devient possible de relier l’expérience du handicap et de la dépendance avec la mission spécifique du Fils, Verbe incarné et Sauveur du monde. En effet, il accepte librement la condition humaine, mais aussi tous les handicaps, jusqu’à la plus radicale dépendance : l’ignominieuse mort sur la croix. La théologienne étatsunienne Nancy L. Eiesland7 rappelle que la Résurrection du Christ n’abolit pas le fait décisif que Jésus a assumé la faiblesse humaine la plus radicale. En effet, le Christ ressuscité se fait reconnaître précisément à cette « chair » marquée par la faiblesse : ses plaies, exhibées devant ses disciples (cf. Jn 20,27), en sont le signe éclatant. Avec le Christ, on ne s’évade pas du handicap et de la dépendance qui marquent la condition humaine, mais on passe au travers, on va au-delà…
Le handicap | Parole de Dieu à écouter
Insuffisance des positions traditionnelles
L’amour témoigné par le Christ à tous les blessés de la vie, ces infirmes physiques ou psychologiques qui hantent les pages des Évangiles, n’est pas simplement une attitude de compassion. L’action de Jésus n’est pas non plus une simple entreprise de réintégration sociale. Il va beaucoup plus loin parce que son regard est un regard théologal. Dans la situation des personnes handicapées, le Christ nous fait percevoir la réalité du mal radical. Dans sa propre crucifixion, il nous dévoile la profondeur du mystère du Mal. Et par la Résurrection de son Fils, Dieu le Père nous révèle que son amour infini peut se dévoiler jusque dans ces situations de handicap et de dépendance dont Jésus a fait lui-même l’expérience.
Une théologie « kénotique »
Pour dire et penser cette révélation de Dieu dans la personne en situation de handicap, la théologie chrétienne doit opérer des remises en cause assez radicales. Il s’agit de comprendre comment le Fils de Dieu, en choisissant librement de subir le mal radical, vient le remplir de sa présence au point que ces situations inacceptables et injustifiables deviennent des lieux de révélation. Paul y invite quand il évoque le « langage de la Croix » (cf. I Co 1,18-25). Et cela donne une base théologique cohérente pour comprendre l’invitation du Christ à le reconnaître dans les malades, les prisonniers et les pauvres (cf. Mt 25,40).
En reprenant la vieille notion d’analogie, au sens défini par le IVe concile du Latran8, nous pouvons avancer que, parmi les réalités humaines, ce qui est le plus apte à signifier Dieu, c’est ce qui lui en est le plus dissemblable. Or qu’y a-t-il de plus dissemblable à Dieu que le visage défiguré (cf. Is 53,2-4) d’un crucifié? De même, qu’y a-t-il de plus éloigné des idéalisations anthropologiques contemporaines – le corps parfait, l’énergie vitale inépuisable, la pleine maîtrise organique et psychique, la bonne santé permanente, etc. – que l’existence concrète des personnes handicapées? La vie handicapée interroge et conteste notre conception de l’autonomie et du développement humain. Comme le remarque le théologien étatsunien Thomas Reynolds : « La plénitude n’est pas le fruit de l’autosuffisance ou de l’indépendance, mais plutôt celui de cette authentique communion inclusive qui résulte du partage de notre humanité avec quelqu’un d’autre, à la lumière de la grâce de Dieu9 ».
Il s’agit de prendre acte des limitations de la condition humaine, marquée par la contingence et la vulnérabilité. Or, la valeur proprement théologique de la vulnérabilité humaine est révélée par et dans le Christ. Citons encore Reynolds : « C’est précisément cette vulnérabilité que Dieu assume dans le Christ, entrant pleinement dans la fragilité de la condition humaine, et même jusqu’à une mort tragique. » La rencontre et l’accueil inconditionnel de la personne marquée par le handicap, et la prise en compte du fait du handicap comme tel, en est la concrétisation : « Dieu révèle sa nature divine comme compassion, non seulement en s’abaissant et en souffrant avec la vulnérabilité humaine, mais aussi en élevant [cette vulnérabilité humaine] jusqu’à sa propre nature divine10. »
La réflexion théologique et morale doit intégrer le fait du handicap – fait particulièrement négatif, car sommet d’injustice – comme un fait positif, ou, plus exactement, comme le lieu négatif où quelque chose de positif peut advenir. La théologie chrétienne récuse alors l’héritage esthétique grec : ce n’est pas la beauté ou la perfection humaines qui expriment le mieux la beauté ou la perfection divines. Au contraire, l’imperfection humaine sous toutes ses formes, peut signifier Dieu.
Vie de l’Église | conséquences pratiques
Lier étroitement la gloire avec la croix11 me semble donc la condition nécessaire pour que la communauté chrétienne devienne véritablement accueillante à la personne handicapée, avec ce qui caractérise sa vie et toutes les particularités de son existence. Sans cela on restera toujours dans le registre compassionnel, cette attitude de qui se penche avec une certaine condescendance sur ceux n’ont pas eu de chance, les défavorisés, les « blessés de la vie ». Non seulement ces expressions créent une certaine forme d’exclusion, mais surtout elles trahissent l’incapacité à penser théologiquement le fait du handicap, l’existence d’un mal révoltant et injustifiable et pourtant susceptible de « dire Dieu » puisque le Christ est passé par là. Devant le handicap, la théologie doit commencer par se taire!
C’est la condition nécessaire pour que les personnes handicapées ou dépendantes puissent exprimer elles-mêmes – quand et comme elles le peuvent! – comment leur expérience leur parle de Dieu. Et il y a bien des manières de s’exprimer, en dehors du langage articulé. Les théologiens ont la fâcheuse tendance à parler au nom des autres! Discours d’experts qui savent ce qu’il faut dire et comment le dire… Comme ces Pharisiens qui prétendent interroger l’aveugle de naissance, mais refusent d’entendre ce qu’il dit (cf. Jn 9,34). Si on veut que la réflexion théologique sur le handicap débouche sur une ecclésiologie pratique, il ne faut pas dissocier le questionnement sur l’accueil des personnes handicapées dans les communautés chrétiennes (selon la notion d’hospitality chère aux anglo-saxons), d’une prise en compte du témoignage sur le Christ qui prend la dernière place, celle du serviteur.
De son côté, l’éthique théologique doit interroger à nouveaux frais les notions de norme et de normalité. Cela aura immédiatement pour effet de modifier l’espace social et de le repenser en termes d’hospitality (en conservant le terme anglo-américain qui est plus fort que la simple « hospitalité »). Le théologien méthodiste Stanley Hauerwas a très justement dénoncé la « tyrannie de la normalité12. » À terme, c’est la notion de « bonne santé » qui sera remise en cause. Un tel changement d’optique poussera la société occidentale fondée sur les valeurs de l’autonomie et de la compétition, à reconnaître que les personnes handicapées lui apportent beaucoup, et par conséquent doivent hautement lui importer. Le théologien réformé Jürgen Moltman écrit : « Il n’y a aucune différence entre les gens en bonne santé et les personnes handicapées, car chaque existence humaine a ses limites, ses vulnérabilités et ses faiblesses. Nous sommes nés dépendants et nous mourons démunis. C’est seulement l’idéal de bonne santé, celui d’une société de forts, qui condamne une portion de l’humanité à être handicapée13. »
La présence de la personne handicapée ou dépendante dans l’Église révèle le fond des cœurs. Sous le masque de la prétendue beauté physique ou de la soi-disant bonne santé apparaissent la laideur et la maladie des âmes. En même temps, le regard sur autrui change : on apprend à discerner la beauté et la bonté sous des apparences qui pouvaient rebuter au premier abord. Au lieu de rester captive de cette « tyrannie de la normalité » dont le complément est inévitablement une peur panique devant l’autre jugé « a-normal » et souvent devant nous-mêmes à cause de la part d’anormalité ou de monstruosité que chacun porte en soi, l’humanité apprendra à se laisser libérer par le Christ. Lui seul, en assumant la condition humaine avec tous ses handicaps, enseigne à aimer les autres – et nous-mêmes! – jusque dans leur différence la plus radicale et leur étrangeté, et jusque dans l’extrême de la faiblesse humaine.
La Rédemption opérée dans le Christ est avant tout un acte d’hospitalité divine : Dieu nous accueille avec nos blessures et nos handicaps innombrables. Cet acte divin peut alors fonder toute notre conduite : « Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 13,34). S’il y a une égalité foncière entre les êtres humains, par-delà autonomie ou handicap, c’est dans la relation au Christ rédempteur qu’elle pourra, en définitive, être trouvée.
Notes
1 Voir la scène troublante de l’enfant hermaphrodite dans le film Satyricon de Federico Fellini.
2 Constitution pastorale Gaudium et spes, sur l’Église dans le monde de ce temps, n°51, §3.
3 cf. Michel de Certeau, La fable mystique (Gallimard, 1982).
4 cf. la figure du prince Muichkine, chez Dostoïevski.
5 Voir, par exemple, son livre d’entretiens avec Ph. Nemo : Éthique et infini (Fayard, 1982).
6 Voir, par exemple, sa méditation théologique sur le Triduum pascal : Pâques, le mystère (Cerf, 1981), et notamment le chapitre IV « Parmi les morts ».
7 Nancy L. Eiesland, The Disabled God : Toward a Liberatory Theology of Disability (Nashville, Abingdon Press, 1994), p. 20-23.
8 En condamnant les erreurs de Joachim de Flore, ce concile a voulu rappeler que « entre le Créateur et la créature, on ne peut marquer tellement de ressemblance que la dissemblance entre eux ne soit plus grande encore » (IVe concile du Latran, 11-30 novembre 1215; chapitre 2).
9 Thomas E. Reynolds, Vulnerable Communion. A Theology of Disability and Hospitality (Brazos Press, Grand Rapids, Michigan; 2008), p. 18-19. Traduction personnelle.
10 Thomas E. Reynolds, ibid.
11 Je fais bien sûr allusion à Herrlichkeit, ce grand ouvrage théologique de Hans Urs Von Balthasar, publié en français sous le titre éloquent de : La gloire et la Croix.
12 Stanley Hauerwas, « Community and Diversity : The Tyranny of Normality », dans : John Swinton ed., Critical Reflections on Stanley Hauerwas’ Theology of disability : Disabling Society, enabling Theology (Binghamton, NY; Haworth Pastoral Press, 2004). Il s’agit de la réédition d’un texte publié en 1986.
13 Jürgen Moltman, « Liberate Yourselves by Accepting One another », dans : Nancy L. Eiesland and Don E. Saliers ed., Human Disability and the Service of God : Reassessing Religious Practice (Nashville, Abingdon Press, 1998), p. 110.
Dominique Foyer, prêtre du diocèse de Cambrai (Nord), est professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Lille. Depuis 1997, il y travaille comme enseignant-chercheur en théologie morale. Il a obtenu un doctorat canonique en théologie en 1999 avec sa thèse intitulée : Nature et liberté. Le concept de « loi naturelle » dans la théologie morale de Jean Duns Scot. Dominique Foyer est membre de l’Association de théologiens pour l’étude de la morale (ATEM) et de l’Association européenne de théologie catholique (AETC).