Un réseau international à la défense des droits humains

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Par Méric Sauvé – 1 août 2018

Le Modèle du développement humain et le Processus de production du handicap (MDH-PPH), démontrent comment l’environnement d’une personne ayant des incapacités peut être source de situations de handicap ou au contraire favoriser sa participation sociale. L’auteur présente l’origine et la mission de ce réseau.


En 1986, le Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH) voyait le jour en tant qu’organisme à but non lucratif sous le nom de Comité québécois sur la Classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps (CQCIDIH). Les trois militants à l’origine de sa fondation, Maryke Muller, Mario Bolduc et Patrick Fougeyrollas, désiraient mettre en place un organisme qui valoriserait la prise en compte des facteurs environnementaux comme producteurs de situations d’exclusion sociale pour les personnes différentes dans leur corps et leurs fonctionnalités.
 
En 1997, la CQCIDIH change de nom pour le RIPPH afin de concrétiser le changement d’orientation qui avait lieu dans l’organisme. C’est à ce moment que le RIPPH décide de concentrer ses actions sur la défense des droits des personnes ayant des incapacités. Bien que les questions terminologiques au centre du CQCIDIH demeurent bien présentes, le RIPPH souhaite aller plus loin en amenant les réflexions de ces questionnements terminologiques à avoir un effet direct sur le respect des droits des personnes ayant des incapacités.
 
Le présent texte servira à souligner de quelle manière le RIPPH structure ses pratiques pour arrimer le développement des connaissances et leur diffusion à la promotion des droits humains visée par l’organisme. Pour y arriver, une brève explication du Modèle de développement humain et Processus de production du handicap (MDH-PPH), qui est le modèle promût par le RIPPH, sera faite. Par la suite, les activités de l’organisme en lien avec le développement et la diffusion des connaissances seront abordées dans le but de démontrer de quelles manières ces activités peuvent avoir un effet sur la défense des droits humains.
 

Modèle de développement humain et Processus de production du handicap (MDH-PPH)

Paru en 2010 dans le livre de Patrick Fougeyrollas, La funambule, le fil et la toile : Transformations réciproques du sens du handicap, le MDH-PPH représente une version bonifiée du schéma conceptuel du PPH de 1998. Ce modèle distingue trois grandes dimensions présentes pour tout être humain (facteurs personnels, facteurs environnementaux et habitudes de vie), illustrées à la figure 1.

Figure 1 : Schéma simplifié du MDH-PPH
 

 
Les facteurs personnels se divisent également en trois catégories. D’abord les facteurs identitaires réfèrent aux caractéristiques de la personne comme l’âge, le sexe, le genre, l’orientation sexuelle, la culture d’appartenance, etc. Ensuite, les systèmes organiques désignent toutes les composantes du corps visant une fonction commune. Ainsi, lorsqu’une fonction est compromise, on parlera d’une déficience d’un système organique, alors que si la fonction est accomplie, on parlera d’intégrité du système organique. Finalement, une aptitude est la possibilité pour une personne d’accomplir une activité physique ou mentale. Par conséquent, la capacité réfère à la possibilité d’accomplir l’activité, alors que l’incapacité réfère à l’impossibilité de l’accomplir.
 
Les facteurs environnementaux se divisent, à leur tour, en trois catégories qui comportent toutes des facteurs sociaux et des facteurs physiques. Le micro environnement renvoie aux facteurs personnels comme les relations proches et le milieu de vie. Le meso environnement réfère à la communauté, donc à la présence de services, la structure du quartier, les ressources du milieu et l’attitude des personnes dans les divers lieux de fréquentation. Enfin, le macro environnement désigne les éléments sociétaux comme les systèmes politiques et économiques, le climat et la technologie accessible.
 
De leur côté, les habitudes de vie sont des activités courantes ou des rôles sociaux valorisés par la personne ou son contexte socioculturel selon ses caractéristiques identitaires (âge, sexe, appartenance culturelle). Ces habitudes assurent la survie et l’épanouissement d’une personne dans sa société tout au long de son existence. Parmi les activités courantes, on retrouve communiquer, se nourrir, se déplacer, se vêtir, se loger, etc. Et parmi les rôles sociaux, on retrouve le fait d’être parent, d’être employé, d’être conjoint ou conjointe, etc. Une situation de participation sociale désigne la situation d’une personne qui réalise ses habitudes de vie, alors qu’à l’inverse, une personne dont la réalisation des habitudes de vie est compromise sera plutôt dans une situation de handicap.

Finalement, le concept d’interaction est central au MDH-PPH. Ainsi, une situation de handicap ou de participation sociale est toujours analysée comme le résultat d’une interaction entre les facteurs personnels et les facteurs environnementaux. Cela implique que la présence d’incapacités n’amène pas nécessairement une situation de handicap. En effet, si des facilitateurs sont présents dans l’environnement de la personne, il est très possible que celle-ci puisse réaliser toutes ses habitudes de vie, donc qu’elle soit en situation de participation sociale. Dès lors, le MDH-PPH ne place pas la responsabilité de la situation de handicap sur l’individu, car l’environnement est un facteur incontournable de l’analyse de toute situation.
 
Pour illustrer tous ces concepts, utilisons l’exemple fictif d’Anne, une vétérinaire de 32 ans, mère de deux enfants qui a depuis moins d’un an un nouveau conjoint (facteurs identitaires). À cause d’un accident, Anne subit une lésion médullaire basse qui amène une déficience des fonctions motrices de la moelle épinière. Cette déficience amène une incapacité à marcher, car ses membres inférieurs sont maintenant paralysés. Immédiatement après son accident, Anne se retrouve dans une situation de handicap importante, car sa maison et son lieu de travail ne sont pas adaptés. Ainsi, elle éprouve beaucoup de difficultés à réaliser ses habitudes de vie comme se déplacer, faire le ménage, faire la cuisine (activités courantes), s’occuper de ses enfants, travailler, voir ses amis et passer des moments agréables avec son conjoint (rôles sociaux). Heureusement, grâce à une subvention et à ses propres moyens financiers, Anne réussit à adapter sa maison et son lieu de travail pour reprendre ses habitudes de vie. Des mesures comme la pose de rampes d’accès à sa maison et dans son lieu de travail, l’ajustement de la hauteur des comptoirs de sa maison et de son lieu de travail ainsi que l’accès à quelques heures d’assistance humaine de soutien à domicile lui permettent à nouveau de réaliser ses activités courantes et ses rôles sociaux. Ce ne sont là que quelques exemples de facteurs environnementaux qui vont permettre à Anne d’être en situation de participation sociale. Toutefois, une modification du côté des facteurs environnementaux, comme la réduction de ses heures pour l’aide à domicile, pourrait replacer Anne en situation de handicap par rapport à la réalisation de certaines habitudes de vie.
 
Ainsi, en plus de la reconnaissance de l’importance des facteurs environnementaux dans la création des situations de handicap, le MDH-PPH présente plusieurs autres avantages dans l’optique de la défense des droits des personnes ayant des incapacités. En effet, les domaines conceptuels utilisés sont positifs, ce qui permet de reconnaître aussi les aptitudes des personnes et pas seulement leurs incapacités. En outre, l’avantage de cette compréhension du handicap concernant les habitudes de vie est que, dans un cas d’incapacité permanente, l’amélioration de la participation sociale de la personne passe continuellement par la réduction des obstacles environnementaux. Par conséquent, l’accent est mis sur la responsabilité de l’environnement et non plus seulement de la personne.
 
Cette brève explication des principaux concepts du MDH-PPH permet de mieux comprendre les orientations du RIPPH. La suite du texte portera sur les pratiques de l’organisme qui découlent et sont en cohérence avec ces orientations.
 

Le développement des connaissances

Le RIPPH a comme objectif explicite de soutenir le développement des connaissances et des expertises dans le champ du handicap ainsi qu’en lien avec l’application et la validation du modèle MDH-PPH. Au cours de l’année 2017, le RIPPH a participé à neuf projets de recherche variés. Les sujets abordés par ces recherches allaient de la participation sociale des personnes aînées autochtones, à la violence envers les femmes ayant des incapacités en passant par le développement et la validation des outils du RIPPH pour des populations spécifiques. L’organisme participe parfois à titre de coresponsable, de partenaire ou de consultant, mais dans tous les cas la participation du RIPPH lui permet d’amener la logique et l’analyse du MDH-PPH dans la réflexion des projets de recherche.
 
Le développement des connaissances permet entre autres de mieux comprendre les facilitateurs et les obstacles à la participation sociale et de développer des outils d’intervention adaptés. Ainsi, une fois que ces éléments sont connus, il est plus facile de revendiquer des changements pour améliorer la situation des personnes. Néanmoins, pour que les résultats de recherche aient des conséquences positives sur le vécu des personnes, il est important qu’ils soient diffusés pour atteindre ceux et celles qui ont un réel pouvoir sur les situations. Pour cette raison, la diffusion des connaissances représente le deuxième axe d’intervention du RIPPH.
 

La diffusion des connaissances

L’organisme a comme objectif de diffuser des connaissances de la recherche, des applications du MDH-PPH et des déterminants personnels et environnementaux de la participation sociale des personnes ayant des incapacités. Pour atteindre cet objectif, le RIPPH se dote de nombreux moyens.
 
D’abord, au niveau de la recherche, l’organisme publie sa propre revue révisée par les pairs : Développement humain, handicap et changement social. Cette revue bisannuelle permet de faire connaître les travaux de plusieurs chercheurs. En outre, les membres du RIPPH publient également des articles, des chapitres de livres et des rapports de recherche en lien avec les projets de recherche réalisés. Les membres prennent régulièrement part à des présentations et des conférences dans le cadre de colloques pour parler de leurs recherches ou du MDH-PPH. Ces activités permettent de diffuser des connaissances auprès d’un large éventail de publics.

Au niveau du MDH-PPH et de ses applications, le RIPPH offre plusieurs formations exclusives sur le modèle, sur l’utilisation des outils ainsi que sur la réalisation de plans d’intervention individualisés en cohérence avec le MDH-PPH1. L’organisme vend aussi des ouvrages de référence, comme le livre La funambule, le fil et la toile : Transformations réciproques du sens du handicap ou la Classification québécoise : Processus de production du handicap. Ces formations et ces ouvrages permettent un approfondissement de la compréhension du modèle et, pour les professionnels, une appropriation du modèle afin d’être en mesure de l’appliquer dans leur pratique. Ces formations permettent de rejoindre des centaines de personnes chaque année et probablement d’influencer positivement les services offerts à des milliers de personnes ayant des incapacités.
 
Bref, cette diffusion permet aux connaissances développées par la recherche d’atteindre les personnes qui œuvrent dans le champ du handicap et qui peuvent intégrer ces connaissances à leurs pratiques professionnelles.
 

Défense des droits humains

Ultimement, ces activités visent toujours la promotion des droits humains des personnes ayant des incapacités de façon à favoriser leur participation sociale. Cela peut se traduire de plusieurs manières, soit par une offre de service plus adéquate, par une meilleure organisation des services et des programmes, par l’adoption de politiques sociales qui assurent l’égalité des chances et par l’exercice des droits de la personne pour les individus ayant des incapacités.
 
Dans ce sens, le développement et la diffusion des connaissances sont utiles pour influencer les personnes qui offrent les services, organisent les programmes et adoptent les politiques sociales.

En effet, la recherche permet de crédibiliser le MDH-PPH en montrant ses effets positifs et les gains qu’il amène. De son côté, la diffusion des connaissances permet de rejoindre les décideurs, qui se retrouvent placés devant un modèle crédible et applicable présentant de nombreux bénéfices pour valoriser la participation sociale des personnes ayant des incapacités. Dès lors, davantage de services et de programmes pourront intégrer une approche en cohérence avec le MDH-PPH.
 
Bien que le développement et la diffusion des connaissances permettent de promouvoir les droits humains des personnes ayant des incapacités, le RIPPH ne se limite pas à ces activités. En effet, il promeut directement les droits humains en participant à la programmation de recherche de Participation sociale et Ville inclusive, ce qui a permis de développer une plateforme d’innovation sociale pour une ville inclusive2. L’organisme participe également aux rencontres du comité de suivi de l’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) sur la politique À part entière : pour un véritable exercice du droit à légalité. En plus, il collabore régulièrement avec la Confédération des organismes de personnes handicapées du Québec (COPHAN) pour évaluer les plans d’action annuels ministériels et pour participer à différents processus de consultation.

En définitive, le RIPPH influence indirectement, par le biais de la recherche et de la diffusion des connaissances, les services, les programmes ou les politiques sociales en faisant du MDH-PPH un incontournable lorsque vient le temps de repenser l’offre de service. D’un autre côté, il influence aussi directement certaines politiques en accompagnant des comités de suivi et en participant à des processus de consultation.
 

Le RIPPH vise grand

Essentiellement, le RIPPH travaille au niveau du macro environnement des personnes en modifiant les représentations sociales des incapacités et des situations de handicap, et ce, par la promotion du MDH-PPH. En outre, son influence auprès des professionnels et des politiques sociales permet de favoriser la considération des facteurs environnementaux dans l’analyse des situations de handicap des personnes ayant des incapacités et, ainsi, d’augmenter leur niveau de participation sociale.
 
De plus, bien que le RIPPH soit un organisme québécois, comme son nom l’indique, il est un réseau international. Par conséquent, il vise également à diffuser les connaissances et à modifier la conception du handicap et les pratiques professionnelles partout dans le monde. Dans ce sens, l’organisme collabore avec des gens de nombreux pays d’Europe, d’Afrique et d’Amérique du sud et ses outils sont traduits dans vingt langues. Le MDH-PPH a même été adopté comme modèle par l’organisme Humanité et Inclusion3 qui l’applique maintenant dans de nombreux pays.

Beaucoup de travail est encore à faire au Québec afin d’atteindre une réelle égalité des chances pour les personnes ayant des incapacités, et certains pays présentent des défis encore plus grands. Bref, le RIPPH n’est pas près de manquer de travail!
 

Références

Fougeyrollas, P. (2010) La funambule, le fil et la toile : Transformations réciproques du sens du handicap, Presses de l’Université Laval, Québec.
 
Fougeyrollas, P., Cloutier, R., BergeronH., CôtéJ. et Saint-MichelG. (1998) Classification québécoise : Processus de production du handicap, RIPPH, Québec.
 
RIPPH (2017) MDH-PPH bonifié (2010) Repéré à : http://ripph.qc.ca/modele-mdh-pph/le-modele/

Sauvé. M., Cloutier. C. (2018) Rapport d’activité 2017 : Mieux comprendre la différence pour changer le monde, RIPPH, Québec.
 

Notes

1   Pour plus d’information ou pour vous inscrire à ces formations, veuillez consulter la boutique en ligne du RIPPH : http://mhavie.ca/boutique/fr/catalogue/formations-c78c76/
 
2   http://villeinclusive.com/
 
3   Humanité et Inclusion est le nouveau nom d’Handicap International.
 



Ayant complété ses études à la maîtrise en service social sur le sujet des stratégies des organismes communautaires en défense collective des droits, Méric Sauvé occupe maintenant le poste de coordonnateur du Réseau international sur le processus de production du handicap (RIPPH). En plus de son travail qui lui permet de promouvoir les droits des personnes ayant des incapacités, il demeure un citoyen engagé sur des enjeux comme laccès au logement et les inégalités de richesse.
 


Témoignage

 

LA FOI COMME PILIER DANS L’ÉPREUVE


 

Aymen Derbali, survivant de la tuerie survenue à la grande mosquée de Québec le 29 janvier 2017, a été atteint de sept balles dont une s’est logée dans sa moelle épinière au niveau cervical. Ce tragique événement a marqué sa vie à jamais. Père de deux garçons et d’une petite fille aujourd’hui âgée de deux ans, Aymen Derbali avait quitté sa Tunisie natale en 2001 pour venir faire un MBA à l’Université Laval. En parallèle à ses études et à son travail dans les technologies de l’information, il a passé plusieurs mois à faire du bénévolat en Amérique du Sud. En dépit de la tragédie du 29 janvier 2017, il veut continuer à aider les autres et s’impliquer auprès des jeunes lorsque sa santé le permettra. Se déplaçant maintenant en fauteuil roulant et ayant aussi perdu le plein usage de ses mains, monsieur Derbali a accepté de nous rencontrer afin de parler du soutien que sa foi lui apporte et du sens qu’il donne à sa vie.
 
Le soir du 29 janvier 2017, différentes circonstances ont fait en sorte que je suis arrivé à la mosquée alors que la prière était déjà commencée. Une fois à l’intérieur, j’ai bien vu un homme de dos qui regardait les gens, mais je ne lui ai pas porté attention, car j’étais concentré à reprendre mon temps de prière et je me suis silencieusement installé pour prier. J’ai dit la première phrase et aussitôt j’ai entendu deux coups de feu tirés au plafond. Mon réflexe a été de m’avancer pour attirer l’attention du tireur. J’ai été atteint de plusieurs balles, j’ai pensé que j’étais à quelques instants de la mort, dans les derniers moments de ma vie. Je combattais la douleur, je m’accrochais à la vie. J’essayais d’ouvrir les yeux, je voyais un peu flou, j’avais perdu beaucoup de sang. Une balle reçue dans le ventre est allée jusqu’à la moelle épinière, elle est encore là, les médecins ne peuvent pas l’enlever.
 
J’ai été dans le coma pendant plusieurs semaines. J’ai eu une période où je me blâmais de ne pas avoir pensé à faire autre chose, comme de contourner le tireur et de l’attraper par-derrière. Dans ma tête, il y avait constamment des pensées comme « J’aurais pu faire ceci, ou faire cela… » C’était le sujet de beaucoup de mes cauchemars. Mais quand des événements comme ça arrivent, on n’a pas une minute ou deux pour réfléchir, on a une seconde pour penser à ce qu’il faut faire. C’est le réflexe à ce moment-là. Et c’est aussi l’effet de surprise! On ne s’attend pas à entendre des coups de feu à l’intérieur d’une mosquée.
 

La reconnaissance du destin

Au cours des mois qui ont suivi, ce qui m’a aidé le plus, c’est l’acceptation de ce qui s’est passé au fond de moi. C’est ma spiritualité, ma foi qui m’a aidé à surmonter ça… De me dire « c’est le destin, je ne peux pas changer les événements qui se sont produits ». Nous les êtres humains, on ne peut pas changer le destin, mais on peut avoir une influence sur les causes. C’est comme quelqu’un qui a un accident de la route, c’est le destin, c’est inévitable, c’était prescrit, c’était écrit que, à tel instant, cette personne allait avoir un accident : mais il y a des causes qui amènent à ça, par exemple la fatigue. La reconnaissance du destin est un des piliers de la foi; c’est d’accepter le destin, son mal et son bien; cela signifie qu’on est responsable des causes et tributaire du destin. On ne peut pas dire à une personne quand elle fait un accident qui a tué des gens, soit parce qu’elle s’est endormie ou soit qu’elle a bu, « c’est le destin, tu n’y es pour rien, ce n’est pas ton erreur, tu ne pouvais pas changer ton destin ». Oui c’est le destin, mais la personne a une responsabilité et elle sera jugée sur sa responsabilité, par exemple le fait de conduire en situation d’ivresse en causant la mort, qui l’a conduite vers un destin qui était écrit à l’avance. Tous les événements qui vont se produire dans notre vie sont connus à l’avance [par Dieu], mais ça n’empêche pas qu’on est responsable de tout ce qu’on fait, on a le choix de ce qu’on fait : étudier ou ne pas étudier, vouloir devenir un médecin… si c’est mon destin de devenir un médecin, je vais pouvoir y arriver et être médecin. Il faut prendre les moyens, il faut étudier, il faut travailler, pour devenir médecin. Ça n’arrive pas comme ça! Il faut faire le nécessaire pour que cela arrive.

Je dis cela parce que tous les événements, la relativisation de ces événements, de ce qui s’est passé à la mosquée, ça tourne autour de la perception du destin, c’est très important, c’est la clé qui fait qu’une personne, après une tragédie, peut ou ne peut pas se relever : la perception du destin. La personne qui ne se relève pas, c’est une personne qui n’accepte pas le destin. Moi, je l’accepte, parce que c’est mon destin. Dieu l’a voulu comme ça. Et après l’acceptation, ce qu’il faut, c’est la persévérance, la patience et c’est ça qui amène les bénédictions de Dieu. Il y a beaucoup de moyens pour acquérir cette patience : on peut se dire qu’il y a toujours des personnes dans le monde qui ont eu pire que soi, je ne suis pas la personne la plus éprouvée. Pour nous, c’est très important les épreuves; par exemple la maladie, c’est une épreuve.
 

Les rétributions

Quand on est patient, on reçoit des rétributions pour la patience. Quand on n’a pas d’argent, et qu’on est patient, on reçoit des rétributions. Pour chaque personne, il y a une balance. Ce sont des métaphores; on dit qu’en chacun de nous il y a une balance du bien et du mal. Nous, quand on sera jugés, ce sera sur la somme des bonnes actions. Par exemple, le fait de sourire aux gens, ça donne des rétributions. On appelle ça une bonne action. Tu peux les accumuler. Quand tu souris aux gens, quand tu aides, quand tu fais de bonnes œuvres, quand tu aides le pauvre; il y a beaucoup de moyens.
 
On saisit les occasions pour faire davantage de bonnes actions; on va par exemple donner l’aumône, faire des prières, faire du bien, tout ça augmente le nombre de bonnes actions et ensuite, c’est à Dieu de vous rétribuer comme il veut. Je ne vais pas essayer de compter : « j’ai fait 140 bonnes actions », je ne sais pas d’autre part, comment mes mauvaises actions seront considérées. L’essentiel, c’est de multiplier les bonnes actions. C’est ça l’apprentissage de vie que j’ai eu après l’attentat.
 

L’épreuve comme signe d’amour

Le prophète Job a été éprouvé par la maladie, il a tout perdu et il a été patient dans son épreuve. Tous les prophètes ont été éprouvés. Plus la personne est éprouvée, plus elle est aimée par Dieu. Dieu éprouve les personnes pour leur donner une meilleure place au paradis. Mes amis, quand ils venaient me visiter, ils me rappelaient tous que « c’est une épreuve, sois patient, Dieu te fait hisser dans les degrés du paradis ». Le croyant est toujours éprouvé à la hauteur de sa croyance. Plus sa foi est importante, plus l’épreuve est intense. Et si on le prend de ce côté-là, on se sent aimé par Dieu et cela réconforte. Dieu n’éprouve que les personnes qu’il aime. Quand la personne éprouvée voit les choses ainsi, elle voit que Dieu l’aime et cela lui apporte du réconfort et de la réjouissance. C’est ce qui me rend fort, c’est ce qui me donne cette force, c’est ce qui me réjouit quand je pense à ça.
 

L’épreuve dans un lieu de culte

Autre chose, plus importante, c’est le fait que ce qui m’est arrivé s’est passé dans un lieu de culte. J’avais fait mes ablutions, j’étais préparé à faire la prière, j’ai commencé et j’ai fait mon testament de foi. C’est la dernière chose que j’ai dite. C’est la dernière marche que j’ai faite. Une association de Toronto a réalisé un documentaire intitulé « Ta dernière marche dans la mosquée1 » Le titre a été inspiré de mes paroles alors que je remerciais Dieu que ma dernière marche se soit passé dans une mosquée. Cest là que jai perdu lusage de mes pieds; dans un lieu de culte. Je nai pas perdu mes pieds dans un lieu illicite.
 

Vision de la mort

La croyance au destin, son mal et son bien, et le fait que Dieu éprouve ses fidèles à la hauteur de leur foi, c’est ce qui nous a permis comme communauté musulmane de surmonter la tragédie et d’espérer, car on dit que nos défunts sont au paradis. Ce n’est pas une certitude, car c’est Dieu qui choisit, mais on espère, car ils ont eu une belle fin. Ce qui a permis à ma famille de faire un deuil et de passer à autre chose, c’est de dire que pour nous, ils sont des martyrs et qu’ils ont été tués dans une mosquée, dans un lieu de culte. C’est sûr qu’ils n’ont pas choisi ça, ils ne se sont pas jetés devant le tireur, ils n’ont pas dit au tireur « Tue-nous, on est là! » Ils ont essayé d’échapper à la mort, ils ont essayé d’échapper au tir. C’est sûr que le frère qui a essayé de le désarmer n’a pas voulu se tuer, il a posé un geste héroïque en essayant d’empêcher qu’il charge et tire sur d’autres personnes. Mais ils avaient fait leurs ablutions, ils avaient fait leurs prières, ils ont proclamé l’unicité de Dieu. Ils n’ont pas choisi le moment ni la façon, ils voulaient tous retourner chez eux après la prière. C’est le destin, personne ne peut choisir l’heure de sa mort.
 

Le soutien de l’entourage

Je me dis que je suis très chanceux même si je constate que je ne suis pas autonome comme avant. Je me dis que j’ai une deuxième chance quand je pense au fait que j’ai reçu sept balles. Beaucoup de mes amis disaient qu’on ne voit ça que dans des films, une personne qui survit après sept balles tirées à courte distance. Je survis et l’essentiel c’est que je survis avec mes capacités cognitives complètes, ma tête, ma mémoire, c’est très important.
 
Ma femme essayait de me réconforter. Elle disait : « Imagine que si après la tragédie tu pouvais encore marcher, mais que tu n’aies plus ta tête. Est-ce que tu serais mieux? Ça te donne quoi si tu ne reconnais plus tes enfants, ta femme, si tu n’as plus de mémoire? » J’ai dit non, je préfère être comme ça, avoir ma tête plutôt que de marcher.
 
J’avais beaucoup de visites de frères, j’avais beaucoup d’encouragement. Beaucoup de rappels : Dieu t’aime, tu es éprouvé, sois patient, sois fort. On est fiers de toi, tu as essayé d’aider, d’empêcher que d’autres frères soient tués. Quand je pense à ça, je me dis bon, s’il arrive quelque chose, ma femme et mon père seraient fiers de moi. Ma femme m’a raconté ce que mon père a dit – ça m’a fait pleurer – « Si Aymen avait pris la fuite, ça ne serait pas mon fils. » Il a dit « c’est tout à fait normal ce qu’il a fait, je reconnais là mon fils. S’il avait pris la fuite, ça ne serait pas mon fils. »
 

L’avenir

Ma vision de l’avenir tourne autour de deux axes. Tout d’abord, je veux continuer mon implication dans l’association que j’ai mise sur pied avec un ami il y a plusieurs années : L’association canadienne de secours aux affligés. Je suis le président de cet organisme à but non lucratif voué à l’action humanitaire internationale. Je me dis que j’ai eu une deuxième chance dans ma vie, il faut que je pense à continuer. Je sais que c’est une grande chance que j’ai eue. Peut-être que c’est une très grande récompense de pouvoir se dire : c’est ça le bon chemin, le chemin du bien, de l’aide aux autres. Je pense que j’ai eu cette deuxième chance parce que ma mission n’est pas accomplie, c’est la mission que je dois encore accomplir, ce sont les veuves et les orphelins qui m’attendent. Mon ami me disait que les orphelins prient pour moi. On parraine environ 130 orphelins, il y a 100 amis qui attendent leur allocation chaque mois. Je veux continuer dans ça.
 
Le deuxième volet, c’est la sensibilisation des jeunes. La sensibilisation des jeunes vis-à-vis les crimes haineux, la haine et l’intolérance. J’ai participé à un débat qui a eu lieu au collège St Lawrence. C’était une table ronde et ça portait sur les crimes haineux. Il y avait le chef de la police, le président du Centre islamique, Mohamed Labidi, la directrice du collège anglophone, puis il y avait des jeunes, une centaine d’étudiants environ. Ils étaient très intéressés, ils posaient des questions. Ces étudiants vont parler avec d’autres de leur expérience : ils ont posé des questions à un musulman, celui qui a été victime de l’attentat à la Mosquée, qui a été blessé par sept balles. Tout cela attire l’attention. Mes amis me disent « tu es devenu une vedette ». Je vais utiliser cela afin de prévenir les crimes haineux. Et je pourrai dire que j’aurai probablement une grande influence. Quand les jeunes vont regarder devant eux le résultat de la haine, ils vont comprendre, ils vont réfléchir, ils vont être curieux de savoir, de poser des questions. Il n’y a personne qui connaît tout depuis sa naissance. Si on ne pose pas des questions, on ne peut pas apprendre. < Propos recueillis par Line Beauregard
 

Note

1   https://www.lesoleil.com/actualite/la-capitale/documentaire-poignant-sur-la-tuerie-de-la-grande-mosquee-adec9035df3f5039e38793c9c95b35ff
 
Nous remercions Lise Vachon de l’organisme Moelle épinière et motricité Québec pour nous avoir mis en contact avec monsieur Derbali.

 

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