Par Brigitte Lavau – 1 août 2018
Le Moyen Âge s’étend sur environ 1000 ans; comment au cours de cette longue période envisageait-on le handicap? Après avoir abordé certains éléments fondamentaux touchant le handicap durant l’Antiquité, l’auteure présente les grands déplacements pouvant être repérés au cours de cette période et qui nous instruisent sur ce que l’on vit encore maintenant.
L’Antiquité et sa recherche de séparation du sain et du non sain
Avant la seconde moitié du XXe siècle, il n’existe pas d’histoire du handicap. Ce n’est pas un objet d’études. On trouve cependant des références au handicap1 chez les peuples hébreu, égyptien, grec et romain.
Nos ancêtres de l’Antiquité semblaient considérer les personnes handicapées de façon différente, en fonction de l’origine de l’atteinte et de la compréhension qu’ils en avaient. Ainsi, la naissance d’un enfant porteur d’un handicap physique est perçue comme un signe divin particulièrement néfaste. Le nouveau-né est alors supprimé dès la naissance ou abandonné hors de la cité, au bon vouloir des Dieux et des passants, selon le rite de l’exposition. En revanche, le guerrier blessé au combat peut parfois prétendre occuper une place dans la cité grecque ou romaine, car son handicap est explicable, le fautif est identifié.
Toutefois, le guerrier mutilé sera tenu à l’écart des lieux de culte, car, dans les civilisations antiques, toute atteinte corporelle est considérée comme une souillure incompatible avec la notion de perfection divine. Ainsi, dans le livre du Lévitique2 « aucun homme ne doit offrir l’aliment à Dieu s’il a une infirmité ».
L’exclusion est donc à l’œuvre, mais la notion de faute n’y est pas toujours rattachée, il peut parfois s’agir d’une forme de mise à l’épreuve pour se rapprocher du divin ou d’une simple question d’ordre sanitaire. Pour Sénèque3 par exemple : « On égorge les brebis malades, de peur qu’elles n’infectent le troupeau; on étouffe les monstres à leur naissance; on noie même ses enfants trop débiles ou difformes. Ce n’est pas la colère, mais la raison qui veut que d’un corps sain on retranche ce qui ne l’est pas. »
Concernant le handicap mental, si certaines formes de démence peuvent être sources de respect (la folie étant ici appréhendée comme une puissance surnaturelle), dans la plupart des cas, les personnes atteintes de troubles mentaux sont évitées et chassées des rues d’Athènes. En effet, pour Platon4 : « Les fous ne doivent pas paraître en ville, mais chacun d’eux sera gardé dans la maison par ses proches. »
La fin de l’Antiquité se caractérise donc par une vision ambivalente des personnes handicapées. Exclues de l’espace cultuel, considérées comme impures ou annonciatrices de malheur, elles peuvent cependant avoir une place et un rôle définis dans les sociétés antiques. L’émergence de la pensée chrétienne va venir bouleverser cet ordre établi, puisque Jésus lui-même invite les malades et les infirmes à sa table.
La notion de charité chrétienne
Comme les autres religions monothéistes, le christianisme prône la sollicitude envers ses semblables, particulièrement envers les « indigents »5 , catégorie qui regroupe sans distinction les pauvres, les vieillards, les malades ou les personnes handicapées, dont les souffrances vont être assimilées à celles du Christ.
Au Moyen Âge, ce statut va permettre une relative amélioration des conditions de vie des personnes handicapées, la pauvreté étant à l’origine considérée comme une vertu fournissant l’occasion aux riches de s’amender à travers l’aumône, et aux pauvres de se sanctifier en acceptant leur statut avec humilité. Celui qui entend sortir du rôle que Dieu lui a réservé est en revanche puni et chassé.
À partir du XIVe siècle, devant l’importance du vagabondage et des épidémies, l’indigence fait de plus en plus peur : risque de contagion, risque pour la sécurité. La maladie mentale, quant à elle, est alors reliée à la notion de péché et d’hérésie. Face à cette montée des craintes, la banalisation du handicap passe souvent par la raillerie.
Ce phénomène ira jusqu’à s’institutionnaliser à travers l’apparition de personnages récurrents comme le bouffon de cour, qui bénéficiera d’une position ambiguë : moqué à cause de son
apparence – les bouffons de cour étant le plus souvent des personnes de petite taille – il aura cependant une liberté d’expression extravagante pour l’époque, puisqu’il sera le seul à même de contredire les princes, et plus largement d’interroger la société sur ses contradictions. Si leur présence était déjà attestée dans l’Antiquité, vantée d’ailleurs par Erasme6, c’est au Moyen Âge que l’on verra se multiplier ces figures, qui croîtront en importance jusqu’à devenir de véritables célébrités7.
La vision moyenâgeuse du handicap semble donc particulièrement complexe, mêlant moquerie, peur, exclusion et volonté de rédemption. Cependant, loin de rester paralysée par cet étonnant mélange, la société moyenâgeuse pose les premières bases d’une solidarité qui faisait défaut jusqu’alors.
Les acteurs du Moyen Âge
C’est à l’Église et aux familles que cette société moyenâgeuse confie, en premier lieu, le sort des personnes handicapées. La communauté n’interviendra pour sa part que subsidiairement, à travers la création d’établissements souvent semblables aux lieux d’enfermement.
Certaines personnes handicapées parviennent parfois à subvenir elles-mêmes à leurs besoins, en exerçant des professions artisanales. Par exemple, celles qui souffrent de surdité semblent pouvoir s’intégrer plus facilement dans une société où le travail manuel ne manque pas.
Dès le début du Moyen Âge, le clergé met également en place des hospices pour les personnes ne pouvant subvenir à leurs besoins. Il les encourage ainsi à se sédentariser, en pratiquant une charité institutionnalisée. L’aide bénéficie généralement aux habitants de la commune ou du diocèse, les mendiants venant d’un autre territoire sont le plus souvent chassés. L’oisiveté, le vagabondage et la mendicité des personnes valides sont assimilés au parasitisme et ne sont plus tolérés.
Pour le pouvoir royal, il s’agit de différencier ceux qui ont droit à l’assistance de ceux qui méritent le châtiment. Une première distinction s’établit au regard de la capacité de travail : seuls ceux qui ne peuvent visiblement pas travailler sont dispensés de leur obligation de travail et peuvent bénéficier d’une assistance.
Le roi Louis XIV décide d’intensifier la lutte contre la pauvreté et l’insécurité et, pour ce faire, il mène une politique dite de renfermement de tous les pauvres, malades, infirmes, mendiants, criminels, prostituées, libertins, marginaux, enfants ou adultes dans des hôpitaux, prisons ou maisons de force.
Le 27 avril 1656, il signe un édit qui énonce : « Voulons et ordonnons que les pauvres mendiants valides et invalides, de l’un et l’autre sexe, soient enfermés dans un hôpital pour y être employés aux ouvrages, manufactures et autres travaux, selon leur pouvoir. »
La fin du Moyen Âge semble donc voir se durcir les conditions de vie des personnes handicapées, d’autant que la médecine progresse peu, se limitant le plus souvent à des saignées et des potions pour soulager les corps.
Après la chute de l’Empire romain et des siècles d’instabilité, les savoirs de l’Antiquité ont largement disparu en Europe. Ils sont en revanche conservés, traduits et enrichis par les savants du monde arabe8.
En France, la redécouverte des connaissances antiques est longtemps freinée par un clergé rigoriste, qui considère toujours la maladie comme une punition, le seul remède étant alors le repentir ou l’abstinence sexuelle.
Les nouvelles écoles de médecine qui fleurissent en Europe se créent en opposition à l’obscurantisme religieux. Les médecins ne cachent pas leur volonté d’y pratiquer la dissection de cadavres, malgré le risque de procès en hérésie. Le sujet est tabou depuis l’Antiquité : pour l’Église, le corps de l’homme, créé à l’image de Dieu, est sacré et ne peut être disséqué. Seuls certains moines médecins ont le droit de se livrer à cette activité, et encore en de rares occasions.
Entre 1347 et 1353, une épidémie de peste noire sévit dans l’Occident chrétien et musulman. Elle décime environ un tiers des habitants en Europe, et pousse l’Église à assouplir ses positions.
Le 6 juillet 1348, le pape Clément VI autorise officiellement les médecins à pratiquer des autopsies, afin de connaître l’origine de la maladie et de trouver un traitement9.
La Renaissance et le siècle des Lumières permettront le développement de nouvelles techniques scientifiques et chirurgicales, ainsi qu’une spécialisation progressive de la médecine que nous connaissons aujourd’hui.
Quels enseignements pouvons-nous tirer de cet éclairage historique sur le long Moyen Âge encore si peu connu?
Pour décrire les représentations en cours à cette époque, on parlerait d’une attitude ambivalente, faite de moquerie, de rejet, de crainte et de fascination. Sommes-nous si loin de ces mêmes représentations aujourd’hui?
Les conditions d’accueil des personnes en situation de handicap ont heureusement radicalement évolué. Les personnes ont acquis des droits à l’assistance, à l’intégration, puis à l’inclusion, même si ce dernier point reste encore à l’état de déclaration d’intention en France.
Pourtant, en regardant de plus près certains établissements spécialisés, nous pouvons parfois y retrouver une forme d’organisation sociale qui semble avoir peu bougé depuis l’époque médiévale. L’architecture créant une ambiance asilaire ne permet aucune forme d’intimité, tenue à l’écart et bien loin des recommandations de bonnes pratiques.
L’histoire des représentations sociales chez nos cousins du Moyen Âge est peut-être aussi à chercher en chacun de nous, dans nos réflexes ancestraux. Lorsqu’enfant je rencontre pour la première fois une personne en situation de handicap, je me tourne vers mes parents, pour qui il sera difficile de ne pas véhiculer, au mieux, une gêne devant cette situation.
Nos représentations actuelles sont sans doute plus proches de celles de l’époque médiévale que nous pouvons le penser. Elles ressurgissent dans les périodes de crise, lorsque l’action sociale est jugée responsable des difficultés économiques ou sociales.
Pourtant, avec Henri-Jacques Stiker10, il convient de s’interroger sur « ce que font les sociétés quand elles excluent de telle ou telle manière et quand elles intègrent de telle ou telle façon? Que disent-elles d’elles-mêmes, ce faisant? Quel est le type d’homme reconnu normal pour chaque société? »
Notes
1 Le terme de handicap est utilisé dans l’article sous sa forme actuelle. Les termes utilisés au Moyen Âge étaient : infirme, difforme, boiteux, bossu, fou, etc.
2 Voir également : Lévitique XXI, versets 16 à 18 : « Et l’Éternel parla à Moïse en disant : Parle à Aaron et dis-lui : Nul homme de ta race, de génération en génération, qui aura une difformité, n’approchera pour offrir le pain de son Dieu. »
3 Sénèque, « De la colère », 1.15.2. Cf. M. Charpentier et F. Lemaistre, Les œuvres de Sénèque le Philosophe, t. II , Paris, Garnier, 1860, en ligne.
4 Platon, « Les lois », XI, 10, in Œuvres complètes, t. 2, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1942, p. 1079.
5 Voir sur ce point L’Historique d’un monde nommé Handicap - Story of disability : http://www.wheelchair.ch/fra/info/histoire-handicap.html
6 Didier Érasme (traduction M. Barrett), L’Éloge de la folie, Paris, Defer de Maisonneuve, 1789, p. 90. Éloge de la folie. Adages. Colloques. Réflexions sur l’art, l’éducation; la religion, la guerre, la philosophie. Correspondance, Paris, Robert Laffont, Bouquins, 1992.
7 Cf. Les deux Triboulet, bouffons des rois René d’Anjou, Louis XII et François Ier.
8 Voir les enseignements d’Avicenne (980-1037) et d’Averroès (1126-1198).
9 Stéphane Barry et Norbert Gualde, « La plus grande épidémie de l’histoire. La peste noire », L’Histoire, no°310, juin 2006, p. 47.
10 Henri-Jacques STIKER, Corps infirmes et sociétés, Paris, Dunod, 1997, 2006, 2013 pour la 3e édition, p. 22.
Brigitte Lavau, éducatrice spécialisée auprès d’adolescents avec autisme (Hôpital de jour d’Antony 1992), puis auprès d’enfants en situation de handicap mental et psychique (Institut médico-éducatif, Paris et Montreuil 1993) est également coordinatrice dans une Maison départementale de personnes handicapées (MDPH). Depuis 2016, elle est éducatrice spécialisée auprès de mineurs et de jeunes majeurs non accompagnés (MNA) et demandeurs d’asile. Elle a publié : Je vais passer une bonne journée cette nuit, aux éditions du Seuil en 2009, et Le handicap aux éditions Dalloz en 2016.
Témoignage
COMMENT PUIS-JE CHANTER UN CHANT DE JOIE SUR UNE TERRE ÉTRANGÈRE?
Petite histoire de vie d’une grande aventure
Alain Bouchard, coordonnateur du Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, nous parle de son expérience d’avoir un enfant né avec des limitations fonctionnelles. Ce témoignage porte à réfléchir sur l’accueil du monde médical face à la différence. Mais au final, avec l’amour des parents, le soutien d’associations et de certains spécialistes, ce témoignage démontre qu’il est possible pour un enfant différent de se faire une place et pour les parents de trouver un sens à cette expérience.
Pour plusieurs personnes, décider d’avoir un enfant c’est donner un sens à sa vie. C’est une façon de se prolonger, mais c’est surtout un geste de confiance et d’espoir face au futur. Nous sommes donc en pleine quête de sens où le développement et l’épanouissement de l’enfant deviennent une réalisation de soi et de ses espoirs. On veut élever nos enfants, on veut les porter au-dessus de nous. La réalité est toutefois différente; rares sont les histoires sans embûche où la vie est un long fleuve tranquille. C’est le cas en particulier lorsque l’enfant qui naît est différent. Déjà on lui pose une étiquette dévalorisante : handicapé. Selon certains, le mot handicapé vient de l’anglais handicap dont voici la possible origine : « Le mot handicap provient d’un terme anglais : «hand in cap», ce qui signifie littéralement ''main dans le chapeau''. Cette expression découle d’un jeu d’échanges d’objets personnels qui se pratiquait en Grande-Bretagne au XVIe siècle. Un arbitre évaluait les objets et s’assurait de l’équivalence des lots afin d’assurer l’égalité des chances des joueurs. Le handicap traduisait la situation négative, défavorable, de celui qui avait tiré un mauvais lot. » (Handicap & Société)
Déjà, les mots traduisent le regard que l’on va poser sur notre espoir. Comment faire sens dans un scénario où on nous dit que nous avons le « mauvais lot »? Qui plus est, le portrait médical de l’enfant est le plus souvent négatif; on nous présente cette future personne en termes de manque, de ce qu’elle ne sera jamais, on nous la décrit comme un « extraterrestre ». Ce qui s’annonçait comme une aventure à la découverte du monde et de la vie, devient tout à coup une course à obstacles dont on ne connaît ni les tenants ni les aboutissants. La paraphrase biblique du titre, résume bien le début de notre histoire.
Une terre étrangère
Un couple décide d’avoir des enfants. La première grossesse et la naissance se déroulent à merveille, nous sommes en plein contrôle, la vie est belle. L’enfant se développe et s’épanouit sous nos yeux. Naît le désir de prolonger ce bonheur et de faire connaître à notre fille le sens de la famille. Deuxième grossesse, différente toutefois. Des anomalies se manifestent, le docteur est inquiet, il nous demande d’envisager des tests et pour nous « éclairer », il nous donne des indices de ce que peuvent comporter ces anomalies. Retour à la maison avec des scénarios d’horreurs, déjà il faut composer avec le sens ultime des choses : qualité de vie, dignité, normalité. La couleur de la literie devient tout à coup un enjeu secondaire; sans s’y attendre, on est plongé dans des réflexions et des choix auxquels on ne s’était pas préparé. Mais avec qui partager ces réflexions? Qui peut nous accompagner? Nous en discutons tout en nous donnant le temps de « faire la paix avec cette souffrance » pour paraphraser les paroles de la chanson Seigneur de Kevin Parent.
Nous décidons de poursuivre l’aventure et de composer avec les défis lorsque le moment sera venu. « Nous traverserons le pont rendus à la rivière » nous dit le dicton. Nous assumons notre décision, mais l’angoisse est présente. La grossesse arrive à terme et on doit provoquer la naissance : césarienne, l’enfant a des difficultés respiratoires, on doit la transporter vers un autre hôpital où les soins en néonatologie sont plus développés. Premier déchirement, qui dois-je abandonner, la mère ou l’enfant? L’une lutte pour sa vie, l’autre pour sa survie, le monde vient de s’écrouler.
Finalement l’enfant récupère, mais elle doit rester sous surveillance. Quelques jours passent et ma conjointe reçoit son congé de l’hôpital. On se dirige vers la première rencontre mère-fille. Espérant atténuer le choc, j’avertis qu’il y a beaucoup d’équipements médicaux. La fatigue et l’émotion font qu’au premier regard ma conjointe pleure toutes les larmes de son corps. Premier réflexe de l’infirmière est d’appeler les services psychiatriques. Le mal de l’âme se guérit à coup de pilules! Même moment difficile lorsque la grande sœur veut voir la petite, mais ne peut la voir qu’au travers d’une vitre. Que dire des grands-parents qui ne savent quoi dire et qui souffrent de nous voir souffrir. Comment donner un sens à tout cela?
Les jours passent et nous reprenons confiance. Nous retrouvons un certain pouvoir, car nous commençons à connaître notre fille. Mais déjà les obstacles se présentent, nous sommes dans un monde de machines et de chiffres : il faut mesurer ceci, mesurer cela… Pas de place pour les sentiments, les ressentis. On ne voit notre fille qu’au travers des instruments de mesure. Pourtant la médecine n’est-elle pas un art? À force de conviction et d’implication, nous réussissons à faire respecter nos choix et nos valeurs.
C’est le retour à la maison de la famille, on célèbre, mais pour un court laps de temps. Le développement ne suit pas son cours et des problèmes se manifestent. Une première intervention pour réparer les uretères, la croissance qui retarde, des soupçons qui s’éveillent. Lors des premiers examens après la naissance, un spécialiste nous avait parlé d’un syndrome rare, mais tellement lourd que ça ne pouvait être le cas. Comme disait un de mes amis, les spécialistes entendent les bruits d’un sabot et ils pensent à un zèbre. Le temps passe et une recherche sur Internet m’apprend que le syndrome rare a de multiples manifestations. Un site de parents me décrit les symptômes et je reconnais ma fille. Nous allons rencontrer le spécialiste qui acquiesce et qui reconnaît que c’est bien le syndrome. Ma conjointe conclut avec un espoir dans la voix, « mais au moins elle est jolie »! « Elle va changer » rétorque-t-il.
La suite est une série d’hospitalisation pour les malformations qui accompagnent un tel syndrome. Nous voulons accompagner notre fille afin qu’elle s’épanouisse à sa mesure et jusqu’à présent on ne nous ramène qu’à ses limites. Cette situation a inspiré le texte qui suit à ma conjointe, je vous le partage :
« Je suis une enfant qui a une déficience intellectuelle. Quand vous m’évaluez avec vos tests d’intelligence, tout ce que vous évaluez ce sont mes manques, mes failles. Vous ne voyez alors que mes insuffisances. À quand le jour, ou l’un de vos tests saura évaluer la capacité que j’ai à consoler? Le talent que je possède pour faire plaisir aux autres? Le don que je maîtrise à faire sourire et à faire rire les gens qui m’entourent? Ma grande force d’amener les autres à réfléchir? Mon pouvoir à faire devenir meilleurs et plus humains tous ceux que je côtoie? Ce n’est que ce jour-là qu’il y aura vraiment une place pour moi dans notre monde. »
Un chant de joie
Heureusement, il n’y a pas eu que des obstacles dans cette histoire. Un pédiatre extraordinaire et plusieurs personnes (spécialistes, personnel infirmier…) manifestaient leur confiance et nous accompagnaient à travers cette grande aventure.
Parallèlement aux défis du monde médical, nous avions à travailler la facette de l’intégration sociale. Heureusement encore une fois des associations de parents et des intervenants nous ont épaulés en nous soutenant dans notre démarche reposant sur la profonde conviction qu’il y avait une place dans le monde pour notre fille, à sa mesure. C’est ainsi qu’elle a pu fréquenter des milieux diversifiés où elle a pu faire la différence. Nous avons reçu plusieurs témoignages sur l’importance qu’elle a eue pour bien des parcours. Notre objectif n’était pas pour autant atteint, l’aventure est de tous les instants et pour toute notre vie. À la socialisation s’ajoute l’éventualité de notre fin. Qui continuera d’accompagner notre fille?
Dans les milieux associatifs, une histoire revient souvent pour illustrer le changement qui doit s’opérer lors de la venue d’un enfant différent. Cette histoire porte le titre de Bienvenue en Hollande (Emily Perl Kingsley, 1987). Dans cette histoire, on dit qu’attendre un enfant, c’est comme planifier un fabuleux voyage en Italie et se retrouver en Hollande. Vous devez donc sortir de l’avion et vous procurer de nouveaux guides de voyage. Vous devez apprendre une nouvelle langue. Vous ferez la connaissance de tout un groupe de nouvelles personnes que vous n’auriez jamais rencontrées autrement. C’est seulement un endroit différent. C’est un rythme plus lent qu’en Italie, moins exubérant aussi. Quelque temps après être arrivé et avoir repris votre souffle, vous regardez autour et vous commencez à remarquer que la Hollande possède des moulins à vent, que la Hollande a des tulipes, que la Hollande a même des Rembrandt! Mais si vous passez votre vie à déplorer de ne pas avoir atterri en Italie, vous pourriez ne jamais être en mesure d’apprécier les choses très spéciales et très jolies de la Hollande.
Même si cette histoire est pleine de sagesse, je ne l’ai jamais bien appréciée. C’est peut-être que contrairement à l’histoire, le guide qu’on m’a présenté à mon arrivée ne me faisait pas l’éloge de ce nouveau pays. Au contraire on me présentait un endroit peu invitant, où la visite s’annonçait difficile. C’est pourquoi il a fallu développer des habiletés. Nous nous sommes engagés, nous sommes devenus des « partenaires dans l’action » pour reprendre le titre d’une formation que nous avons suivie. Mais c’est en particulier ma conjointe qui s’est impliquée dans de multiples comités ou associations. L’apprentissage de nos droits et de nos forces nous a permis de regagner un contrôle sur notre vie familiale et de retrouver un sens à toute cette histoire.
Pour ma part, afin de trouver un sens à cette aventure, j’ai puisé dans ma « déformation » professionnelle (j’étudie les religions). Mes travaux m’ont appris que la rencontre de l’autre pouvait m’enrichir. Je savais pertinemment que les religions sont des espaces humains de réflexion sur les questions extrêmes de la vie, des miroirs où on se réfléchit. L’étude de ces religions m’a toujours convaincu que le réel est plus grand que ce que nous pouvons comprendre dans un premier temps et que la pluralité des points de vue est nécessaire pour traduire la richesse multiforme de la complexité de la vie. Mon histoire personnelle ne faisait pas exception.
Dans plusieurs civilisations, on cristallise les valeurs communes dans une représentation. Pour certains, ces valeurs s’incarnent dans un totem. Dans notre cas, l’animal totémique qui s’imposait était la tortue. Lente comme le développement de notre fille, la tortue est souvent considérée comme un symbole de sagesse, puisqu’elle prend son temps. C’est cette invitation que nous lançait notre fille, nous devions prendre le temps de savourer chaque moment. Nous prenions conscience de l’importance de la plus petite chose. Dans certaines religions, le handicap est vu comme une occasion qui se présente pour découvrir la bonté qui est en nous, pour nous amener à faire quelque chose de positif et de réfléchir sur nos actions. Combien de fois nous avons été en présence de personnes qui nous ont rendu service et qui nous remerciaient par la suite! Plusieurs traditions religieuses nous présentent la société comme un tout composé de parties différentes les unes des autres ou chacune de ces parties, même la plus insignifiante, est importante pour rendre le monde meilleur. Dans les traditions où on se représente un dieu plus personnel, on dit que Dieu ne tolérerait aucun mal s’il ne débouchait sur un plus grand bien. Le handicap est là pour nous rappeler la fragilité humaine. C’est ce que pensait Leonard Cohen, ce grand poète québécois lorsqu’il a écrit, « Il y a une fissure en toute chose. C’est ainsi qu’entre la lumière. » Il a fallu que notre fissure s’agrandisse avec l’arrivée de notre fille, pour que nous découvrions toute la lumière dans laquelle baigne le monde. Notre aventure nous avait transformés, nous et notre fille. D’extraterrestre, elle était devenue une terrestre-extra! < Alain Bouchard
Références
Handicap & Société, Origines et histoire du handicap : du Moyen Âge à nos jours, http://www.fondshs.fr/vie-quotidienne/accessibilite/origines-et-histoire-du-handicap-partie-1, consulté le 2 mai 2018.
Emily Perl Kingsley, 1987, Bienvenue en Hollande, http://melaniebrunelle.ca/bienvenue-en-hollande/, consulté le 2 mai 2018.