Un peu d’histoire, mais aussi des concepts nouveaux
Par Bertrand Quentin – 1 août 2018
Après avoir exposé la pensée de certains grands philosophes de l’histoire face aux déficiences corporelles et intellectuelles, l’auteur postule que la philosophie se doit aujourd’hui « de penser ce qu’il y a de particulier dans notre rapport au handicap ». C’est dans ce cadre que les concepts d’« empathie égocentrée » et de « compensations inopportunes » sont décrits.
Dans l’histoire des idées, la philosophie n’a pas, avant le XXe siècle, fait du handicap un concept digne d’étude spécifique. Il faut tout de même remarquer que placer sous le même chapeau la folie, la cécité, la monstruosité ou l’amputation n’allait pas de soi. Il s’agissait donc parfois chez les philosophes de rencontrer un type de handicap et de porter sur lui le plus souvent un jugement dépréciateur, eût égard aux possibilités d’un homme en pleine possession de ses moyens.
Défiance platonicienne devant le handicap physique
C’est ce que nous voyons par exemple chez Platon dans le Criton lorsqu’il met dans la bouche de Socrate la formule : « la vie vaut-elle d’être vécue avec un corps en loques et en ruines? » (Platon Criton 47e, 2008, 277). La formule peut nous sembler aujourd’hui d’une grande violence. Elle signifie bien sûr que le philosophe valorise une vie où l’on est en pleine possession de ses moyens physiques. On se rappelle que le Socrate historique, tout comme Platon, se plaît au spectacle ou à la pratique du gymnase. Dans cette Antiquité grecque, nous sommes dans un monde qui magnifie particulièrement la plastique corporelle (sa statuaire en donne une idée). Le handicap physique est dès lors une réalisation inaboutie de l’homme. Cela pourrait nous décevoir, venant de philosophes qui nous sembleraient devoir aller au-delà des apparences et qui devraient également valoriser davantage l’esprit que le corps. Platon dissertera dans le Timée sur l’importance de l’harmonie entre le corps et l’esprit sans bien se rendre compte du paradoxe vivant que représentait pourtant son maître Socrate – lui dont la pensée était vivifiante et belle et qui pourtant avait un corps fort disgracieux. Repérons tout de même dans la formule incriminée, que Platon ne s’en prend pas à la personne ayant un handicap de naissance, mais à celui qui n’a pas pris soin de son corps et qui aurait donc une responsabilité dans son handicap. C’est une exigence morale que revendique le philosophe grec. La philosophie semble donc se dégager de l’opinion des foules puisqu’elle s’attache au soin que l’on porte à son âme, mais elle ne s’en détache pas tant, parce que la figure du handicap physique lui reste un repoussoir indépassable.
On le verra également dans la manière dont ces philosophes grecs peuvent relayer philosophiquement la coutume de « l’exposition » des enfants qui ont un défaut physique à la naissance (les enfants sont abandonnés à la nature). Dans son projet de République juste, Platon réaffirme la méthode en nous disant que « dans tous les cas où naîtrait […] un enfant malformé, ils les cacheront comme il convient dans un endroit secret et isolé » (Platon, République 460c, 2008, 1625). L’eugénisme est bien là, reposant sur une responsabilité angoissée à l’égard de la qualité de la descendance humaine.
Les stoïciens | supporter avec courage son handicap physique
Un peu plus près de nous, dans l’Antiquité romaine, le philosophe stoïcien Epictète revendiquera de prendre son corps comme un rôle de théâtre à accepter : « La maladie est une entrave pour le corps, mais non pour la volonté, à moins que celle-ci n’y consente. La boiterie est une entrave pour la jambe, mais non pour la volonté. Dis-toi cela à chaque accident : tu trouveras en effet qu’il est une entrave pour un autre, mais non pas pour toi » (Epictète, 1990, 1114). Il faudra accepter le rôle de « boiteux », de quadriplégique, d’aveugle ou de sourd, que le destin nous a imposé.
Cicéron est lui aussi fidèle à l’esprit stoïcien quand, dans le cinquième livre des Tusculanes, il admet que le sage puisse être heureux même s’il est aveugle et sourd (Cicéron, 1990, 400).
Mais quittons le handicap physique pour repérer ce que des philosophes plus proches de nous ont analysé du handicap mental.
John Locke et l’exclusion de l’humanité des personnes atteintes d’un handicap mental
Pour John Locke, le handicap mental peut faire régresser plus bas que certains animaux : Il n’est pas « rationnel […] de conclure qu’il y a une âme raisonnable en un imbécile parce qu’il a l’extérieur d’un être raisonnable, alors que ses actions portent bien moins de marques de raison dans tout le cours de sa vie que l’on ne peut en trouver en de nombreuses bêtes » (Locke, 1694/2006, 341). Il y a, en d’autres termes, des marques plus expresses de raison chez certaines bêtes que chez des personnes à pathologies mentales lourdes. Chez nos contemporains, des philosophes comme Engelhardt ou Singer qualifieront les personnes à polyhandicap lourd de « non-personnes » (non-persons)
Le danger du raisonnement de ces philosophes anglo-saxons nous semble résider dans le fait de refuser d’envisager un être autrement que par le biais de ses performances intellectuelles présentes et autrement que dans une conception atomistique de sa réalité sociale. C’est ce à quoi Leibniz s’est opposé, allant jusqu’à accorder à la personne handicapée mentale la potentialité de la raison. Dans les Nouveaux essais le représentant fictionnel de Leibniz, Théophile, répond au représentant fictionnel de Locke : « Les imbéciles manquent de l’usage de la raison; mais comme nous savons par expérience qu’elle est souvent liée, et ne peut point paraître, et que cela arrive à des hommes, qui en ont montré et en montreront; nous faisons vraisemblablement le même jugement de ces imbéciles sur d’autres indices, c’est-à-dire sur la figure corporelle. Ce n’est que par ces indices, joints à la naissance, que l’on présume que les enfants sont des hommes, et qu’ils montreront de la raison : et on ne s’y trompe guère » (Leibniz, 1703/1990, 313-314). Certes, il y a des humains connaissant un polyhandicap qui « n’ont pas l’usage de la parole », « ils manquent de l’usage de la raison ». Mais Leibniz remarque qu’une certaine raison peut exister en étant entravée (« souvent liée ») au point qu’elle soit imperceptible pour la plupart des hommes (elle « ne peut point paraître »). « Cela arrive à des hommes qui en ont montré et en montreront ». Leibniz reconnaît ici la possibilité d’une raison par intermittence, une raison à éclipses – ce que l’on peut décrire chez des personnes à pathologie lourde, mais également chez ceux qui sont atteints de la maladie d’Alzheimer. En tout cas, le philosophe allemand prend la décision de postuler la possibilité de la pensée, même entravée, chez les personnes handicapées mentales. Nos comportements auront tendance à changer d’autant. Et en cela nous sommes garants symboliques d’une attitude humaine à l’égard de la personne polyhandicapée.
Outre le recensement de différentes attitudes face au handicap chez les grands philosophes de l’histoire, la philosophie se doit aujourd’hui de penser ce qu’il y a de particulier dans notre rapport au handicap. C’est dans ce cadre que nous avons mis en avant les concepts d’« empathie égocentrée » et de « compensations inopportunes ».
Une erreur logique de dits valides : « l’empathie égocentrée »
Le concept d’empathie égocentrée (Quentin, 2018, 95-105) rend compte de cette situation très fréquente où la personne dite valide, croisant une personne en situation de handicap, fait un effort immédiat pour « se mettre à sa place » (empathie) – ce qui produit un dégoût ou un frisson d’effroi, car nous imaginons qu’il nous serait insupportable de ne pas avoir de bras, d’avoir des jambes tordues, de parler avec une élocution hachée. Notre empathie reste donc « égocentrée » – centrée sur notre manière présente de ressentir et de juger la vie et nous amène à faire un paralogisme : nous imaginons la personne handicapée malheureuse et en souffrance permanente. D’où notre difficulté à lui parler normalement. Nous « marchons sur des œufs », craignant l’impair. Sa vulnérabilité – sa capacité d’être blessée – est alors accrue par notre attitude inappropriée.
Le concept de « compensations inopportunes » comme réponse inadaptée à une vulnérabilité réelle
Les professionnels qui travaillent dans le monde du handicap, les familles elles-mêmes, peuvent en venir à une forme de compassion qui les amène à vouloir retirer à la personne en situation de handicap un souci, un fardeau, une épreuve de la vie de tous les jours. Le raisonnement étant : « c’est déjà difficile d’être handicapé, alors on ne va pas lui ajouter ce poids supplémentaire ». Si le raisonnement peut être légitime pour certaines tâches administratives, il vire à la faute humaine quand sous prétexte d’alléger l’existence de l’autre on lui retire ce qui fait partie de la condition humaine et qui nous forge aussi dans la patience, l’effort et les échecs. C’est particulièrement vrai devant l’épreuve du deuil que certaines « âmes charitables » veulent épargner à une personne handicapée mentale ou psychique. « Elle va perturber la cérémonie », « elle ne comprendra rien ». La vulnérabilité de l’autre est prise ici comme prétexte pour lui supprimer une épreuve, certes difficile, mais qui appartient à notre condition humaine partagée. A donc lieu une « compensation » (on compense par rapport à un handicap), mais une compensation « inopportune » (Quentin, 2018, 119-123) parce qu’elle prend place dans un domaine qui ne devrait pas donner de « passe-droit ». La personne handicapée est ainsi rejetée de la condition humaine.
La personne handicapée nous permet, pour peu qu’on fasse l’effort de s’y intéresser, de découvrir qu’elle n’est pas différente de nous sur l’essentiel et que nous sommes comme elle dans nos petites déficiences. Chacun d’entre nous a des handicaps plus ou moins visibles. Nous avons tous nos secrets échecs et nous avons donc tous un travail de deuil à faire par rapport à la représentation de nous-mêmes comme parfaitement « performant ». La personne handicapée réactive la blessure de mes insuffisances, celles que je ne veux pas voir pour croire à mes divinités païennes : toute-puissance, efficacité, beauté. Plutôt que de revendiquer le droit à la différence, il est beaucoup plus dérangeant de réclamer le droit à la ressemblance.
Mais toujours il faut faire retour sur les expériences des personnes en situation de handicap elles-mêmes. Le philosophe n’est pas là pour dire ce qu’est le handicap; il est là pour écouter en quoi l’expérience du handicap révèle quelque chose de l’homme, quelque chose qui sans lui ne nous apparaîtrait pas, ou moins. La confrontation avec le handicap peut nous aider à sortir de nous-mêmes. Le handicap nous dit qu’il y a des manières différentes d’être humain. Mais les personnes handicapées sont des humains à part entière. Elles doivent donc pouvoir assumer la condition humaine dans toute son extension, même si ce handicap trouble, on l’a vu, les définitions philosophiques traditionnelles de la nature de l’homme.
Références
Cicéron [1962] (1990). Tusculanes V in Les Stoïciens, Paris, Gallimard.
Epictète [1962] (1990). Manuel in Les stoïciens, Paris, Gallimard.
Leibniz, [1703-(1765)] (1990). Nouveaux Essais sur l’entendement humain, Paris, GF.
Locke, J. [1694] (2006). Essai sur l’entendement humain, Paris, Vrin.
Platon. (2008). Criton, République, in Œuvres complètes sous la direction de Luc Brisson, Paris, Flammarion.
Quentin [2013] (2018). La Philosophie face au handicap, Toulouse, érès.
Bertrand Quentin est philosophe, maître de conférences HDR (habilitation à diriger des recherches) à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Il dirige le Master 1 de philosophie, parcours « éthique médicale et hospitalière appliquée » (École éthique de la Salpêtrière). Son dernier livre, Des philosophes devant la mort, publié aux éditions du Cerf ouvre des ponts entre des philosophies parfois peu connues et notre manière contemporaine d’envisager la mort. L’Obs a salué le caractère novateur de son précédent ouvrage, La Philosophie face au handicap, primé par l’Académie des sciences morales et politiques avec le commentaire suivant : « c’est un livre total et qui instruit aussi bien sur la philosophie que sur le handicap, excellent réactif pour elle. Compliments pour ce travail classique désormais autant qu’original ».