Par Dominique Greiner – 1 août 2018
L’amitié est essentielle à toute vie humaine. Cependant, la relation amicale peut être difficile si la personne vit un handicap lourd. Après avoir énuméré les obstacles culturels qui freinent l’amitié à l’égard des personnes vivant avec un handicap, l’auteur suggère de se laisser interroger sur les grandes valeurs qui guident notre manière d’habiter le monde.
Dans son Éthique à Nicomaque, Aristote explique que l’homme heureux ne peut l’être sans amis, et qu’il n’y a pas de plus grande marque d’amitié que de faire le bonheur d’autrui pour la seule joie de le rendre heureux. Si ces propos sont vrais, alors ils concernent aussi les personnes en situation de handicap. Elles aussi ont besoin d’amis pour atteindre le bonheur légitime auquel elles aspirent. Viennent alors plusieurs questions redoutables, y compris pour celui qui fréquente régulièrement le monde du handicap. Combien comptons-nous de personnes vivant avec un handicap dans nos cercles d’amitié? « Qui peut dire qu’il a parmi ses amis des personnes handicapées mentales? », demande même le théologien Stanley Hauerwas1. Reconnaître que les personnes vivant avec un handicap lourd ont besoin d’amis est une chose. C’en est une autre que d’envisager comme quelque chose de normal de nouer des relations de profonde amitié avec de telles personnes.
Un si grand besoin d’amis
De fait, de nombreuses personnes vivant avec un handicap souffrent d’isolement. « La communication, pour moi, c’est important; je lis bien sur les lèvres, mais parfois les autres n’ont pas la patience : ils n’attendent pas que je dise les choses, même lorsque je parle avec les gestes », témoigne Nanette, devenue presque sourde. « Ils ont du mal à comprendre. Et très vite, ils abandonnent la relation. Et ça, ça me fait de la peine. C’est comme si ça leur faisait perdre trop de temps. Alors, j’ai des connaissances, je n’ai pas d’amis. Quand on est sourd, malade, on ne peut pas avoir beaucoup d’amis », explique-t-elle2.
Ce sentiment d’isolement n’épargne pas les personnes qui vivent en institution. Pourtant, elles sont en général fortement entourées. Cependant, les relations, même les plus chaleureuses, qu’elles entretiennent avec leurs aidants ou les travailleurs sociaux ne procurent pas ce que donne l’amitié. C’est encore plus vrai pour les personnes vivant avec un handicap mental. Beaucoup d’entre elles n’ont pas d’amis. Si l’on tient avec Aristote que l’amitié est un bien essentiel pour toute vie humaine, on ne peut se résoudre à ce que certaines parmi elles en soient privées. Mais que faire? La société libérale, qui raisonne en termes de justice et de droits, est désarçonnée : il n’existe pas de « droit à l’amitié », parce que la communauté n’est pas en mesure de fournir des amis à ceux qui en sont privés.
Pour avancer, déplaçons le questionnement. Au lieu de nous interroger sur le manque d’amis que peuvent éprouver les personnes vivant avec un handicap, demandons-nous plutôt : pourquoi n’avons-nous pas, ou si peu, de telles personnes parmi nos amis? Pourquoi ne les considérons-nous pas spontanément comme des personnes que nous désirons voir dans notre vie? Pourquoi avons-nous tant de mal à envisager leur présence dans notre quotidien? En guise d’explication, plusieurs facteurs culturels, qui se renforcement mutuellement, peuvent être avancés. J’en évoque trois très brièvement.
Une représentation du handicap
Nous vivons dans une culture qui valorise l’autonomie et les capacités rationnelles. Les personnes souffrant d’un handicap lourd, surtout s’il est mental, ne sont pas perçues comme étant dotées de telles capacités. Qu’elles soient en capacité de nous apprendre quelque chose, de nous aider à mieux vivre, de nous compter parmi leurs amis n’est pas une idée qui vient spontanément à l’esprit.
Une compréhension de l’amitié
L’amitié véritable ne serait possible qu’entre personnes égales. Cette position était déjà défendue par Aristote : l’égalité de départ garantit le mieux que l’amitié est recherchée pour elle-même et non pour l’utile ou l’agréable. Cette perspective ne nie pas la possibilité d’une amitié entre des personnes dissemblables. Mais un doute subsiste : n’y a-t-il pas de la condescendance d’un côté et de l’intérêt de l’autre? Une telle amitié n’est-elle pas un faire-valoir pour chacun des deux amis?
Une conception de la vie accomplie
« Notre culture morale contemporaine véhicule une conception de la vie bonne qui nous aide difficilement à considérer une personne handicapée mentale comme un ami », observe Hans Reinders3. Une société qui met en avant la réussite individuelle et la performance ne sait pas accorder de place aux personnes souffrant d’un handicap. « En cette époque où un certain soin du corps est devenu un mythe de masse et donc une affaire économique, ce qui est imparfait doit être masqué, parce que cela porte atteinte au bonheur et à la sérénité des privilégiés », dénonçait le pape François dans son homélie du 12 juin 2016.
Une conception de l’humain
« J’ai souvent l’impression que je dérange, malgré les sourires et la compassion : je suis de trop, je ralentis les autres […] ils ne me comprennent pas, terrorisés qu’ils sont d’être à leur tour déclassés, marginalisés, sortis du circuit », témoigne Philippe Pozzo di Borgo, devenu tétraplégique à la suite d’un accident de parapente et dont l’histoire est devenue le film Intouchables4 (2011). Plus fondamentalement encore, notre culture morale a du mal à envisager le handicap comme une manière d’être humain. Puisqu’elles sont là, la communauté accepte de prendre en charge les personnes handicapées, mais en laissant entendre qu’il serait préférable qu’elles ne soient pas nées. D’où les pratiques eugénistes qui ne disent pas leur nom, mais qui cherchent à éviter autant que possible la naissance d’enfants porteurs d’un handicap. De ce point de vue, les propos du théologien protestant Dietrich Bonhoeffer, rédigés alors que le régime nazi avait entrepris l’élimination des malades mentaux, continuent de nous interpeller : « Au fond, la possibilité de détruire une vie innocente et malade en faveur des bien-portants n’a de racines ni sociales, ni économiques, ni hygiéniques, ni idéologiques. Il s’agit de la tentative surhumaine de libérer la société d’une maladie apparemment absurde. On veut mener un combat contre la destinée, ou, pour l’exprimer autrement, contre l’essence même du monde déchu. On croit pouvoir créer une nouvelle humanité bien portante par des moyens rationnels. On tient la santé pour la valeur suprême, à laquelle toutes les autres valeurs doivent être sacrifiées.5 »
Un si grand besoin de lieux hospitaliers
Les obstacles culturels ne manquent donc pas pour envisager des relations d’amitié avec des personnes vivant avec un handicap grave. Mais des pratiques existent qui manifestent d’autres manières de concevoir le handicap, les relations interpersonnelles ou la vie réussie. Les communautés de l’Arche de Jean Vanier ou les communautés Simon de Cyrène de fondation plus récente (qui accueillent des personnes lourdement handicapées après un traumatisme crânien ou un accident vasculaire cérébral) en fournissent des exemples. Pour vivre au quotidien, les personnes handicapées ont besoin de gens qui font des choses pour elles, mais elles ont un besoin aussi vital d’avoir des personnes heureuses de vivre avec elles.
« Pour développer ses capacités et ses dons et se réaliser, chaque personne a besoin d’un milieu dans lequel elle puisse s’épanouir. Elle a besoin de tisser des liens avec d’autres au sein d’une famille ou d’une communauté. Elle a besoin d’être reconnue, acceptée, soutenue par des relations chaleureuses et vraies », peut-on lire dans la Charte des communautés de l’Arche. Peut-être ces « relations chaleureuses et vraies » se déploieront-elles en amitié, même si rien ne garantit que ce genre de choses arrivera. En effet, l’amitié ne se décrète pas, ne se revendique pas, ne se programme pas. Mais il y a des milieux et des styles de vie qui peuvent en favoriser l’éclosion. Le projet de l’Arche est précisément d’être un lieu, avec son style propre, où des personnes qui vivent habituellement dans des milieux confinés se voient offrir la possibilité de se faire des amis. De fait, on y voit naître des amitiés entre des personnes qui ont apparemment si peu en commun.
Ces réussites ne doivent cependant pas servir à « romantiser » trop vite ces lieux et ces relations. La vie avec des personnes vivant avec un handicap n’est pas toujours facile. Elle peut même être à l’origine de profondes déceptions. Les bénévoles qui choisissent de vivre au quotidien avec des personnes handicapées en font l’expérience. Sont-ils venus avec des attentes affectives excessives? Ils risquent d’être déçus de ce que les personnes en face d’eux ne répondent pas nécessairement à leurs désirs. Sont-ils d’emblée en demande d’une réciprocité en réponse à l’amitié qu’ils sont prêts à donner? Mais l’amitié, si elle peut être désirée, ne peut être exigée. La relation d’amitié ne se décide pas. Elle se reçoit d’un autre. Et s’il est un domaine où les personnes en situation de handicap mental ont leur mot à dire, c’est bien celui-là! Ce sont elles qui font le choix d’accorder leur amitié. Il ne s’agit donc pas de chercher à aimer celles qui ont besoin d’assistance, ou de chercher à être aimé d’elles, mais de reconnaître qu’elles ont quelque chose à offrir.
Voilà un prodigieux renversement par rapport à la « culture du déchet » si fortement dénoncée par le pape François, qui relègue dans les marges les personnes vivant avec un handicap. C’est pourquoi la question de l’amitié avec les personnes handicapées n’est pas anecdotique. Elle nous oblige à nous interroger sur nos manières d’habiter le monde, de l’organiser selon des modalités autres que celles de l’équivalence et de la réciprocité. En accueillant l’amitié que les personnes handicapées peuvent nous donner, nous apprenons quelque chose non seulement au sujet de nous-mêmes, mais aussi d’une façon de vivre avec ses imperfections et ses vulnérabilités – ce qu’elles font tous les jours.
Jean Vanier sait l’exprimer avec des mots simples. Je le cite longuement : « Les personnes avec un handicap mental, si limitées intellectuellement et manuellement, sont souvent plus douées que les autres sur le plan du cœur et de la relation. Leurs handicaps intellectuels sont compensés par un surcroît de naïveté et de confiance dans les autres. Ils sont étrangers à une certaine correction humaine. Ces êtres vivent plus près de l’essentiel. Dans nos sociétés compétitives qui mettent l’accent sur la force et la valeur, ils ont beaucoup de difficulté à trouver leur place et ils partent perdants dans toutes les compétitions. En revanche, leur besoin et leur goût de l’amitié et de la communion des cœurs peuvent toucher et transformer les forts, si ces derniers veulent bien entendre cette voix venue d’en bas, des personnes faibles. Dans nos sociétés qui se fragmentent et parfois se disloquent, dans les villes d’acier, de verre et de solitude, ces handicapés forment comme un ciment qui peut lier les personnes ensemble. On découvre alors leur place. Ils ont un rôle à jouer dans la guérison des cœurs et dans la destruction des barrières qui séparent les êtres humains et qui les empêchent de vivre heureux6. »
En nous privant de l’amitié dont sont capables les personnes vivant avec un handicap lourd, nous nous privons donc d’une ressource importante pour la vie de nos communautés. Mais nous privons aussi ces personnes du bien que nous pourrions leur faire en acceptant le don qu’elles nous font en nous choisissant comme amis. Accueillir leur amitié, c’est leur signifier que nous reconnaissons leur vie comme pleinement humaine et digne d’être vécue.
Notes
1 f. John Swinton, « Critical Reflections on Stanley Hauerwas’ Theology of Disability : Disabling Society, Enabling Theology », The Haworth Pastoral Press, Binghamton, 2005.
2 Témoignage donné lors de la rencontre nationale « Avec un handicap, passionnément vivant », Lourdes, 12 au 15 septembre 2016. Cf. Documents épiscopat, n° 3, 2017, p. 18.
3 Hans S. Reinders, Receiving the Gift of Friendship : Profound Disability ,Theological anthropology and Ethics, , William B. Eerdmans Publishing Company, Grand Rapids (Michigan), Cambridge (Angleterre), 2008, p. 7.
4 Cf. Documents épiscopat, no 3, 2017, p. 18.
5 Dietrich Bonhoeffer, Éthique, Coll. Le champ éthique no 16, Labor et Fides, Genève, 1997, p. 132.
6 Jean Vanier, Toute personne est une histoire sacrée, Plon, Paris, 1994, p. 10-11.
Religieux assomptionniste vivant à Paris, Dominique Greiner est docteur en économie et en théologie. Il est actuellement rédacteur en chef au quotidien La Croix. Il enseigne la théologie morale dans les facultés des instituts catholiques de Paris et de Lille.
Témoignage
VOIR LA VIE AVEC LES YEUX DU CŒUR!
Chantal Lambert est intervenante en soins spirituels en centre d’hébergement à Québec. Elle est également la mère adoptive de quatre jeunes enfants multi-handicapés. Son témoignage met en lumière son vécu et son expérience avec les personnes ayant un handicap.
Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours eu un intérêt pour les personnes ayant un handicap physique ou intellectuel. J’avais un oncle qui avait une déficience intellectuelle légère et une surdité. Lorsque je le voyais, je pouvais déjà ressentir de la compassion pour lui; je savais qu’il était différent et je l’aimais dans sa différence. Je ne pouvais pas comprendre qu’il soit jugé ou rejeté par quiconque. Tout au long de mon enfance et mon adolescence, je me suis impliquée en pastorale afin d’aider les gens les plus démunis.
L’événement le plus marquant de mon adolescence s’est passé à l’été de mes 16 ans. Je suivais un cours d’assistant moniteur afin de devenir monitrice dans les camps d’été pour enfants; cette formation incluait une journée dans un camp pour personnes handicapées. Nous sommes allés passer une journée au Camp Papillon dans Lanaudière. Personne ne voulait aller passer la journée avec des personnes multi-handicapés, en fauteuil roulant, incapables de parler, de se déplacer, qui bavent et ne mangent pas par eux-mêmes. Je me suis dit « Pourquoi pas? » et j’ai compris cette journée-là, ce que ça voulait dire, vivre une expérience spirituelle. Je me souviendrai toujours d’une jeune adolescente, ayant le profil d’une personne avec la paralysie cérébrale, en fauteuil roulant, toute croche, les bras qui vont de tous les côtés; en se raidissant, elle me regarde. Je m’approche et je lui souris. Le sourire qu’elle m’a fait en retour a changé ma vie. Je me souviendrai toujours de son sourire, la bouche grande ouverte et le son de son rire. Elle me disait merci à sa façon. Je venais de comprendre ce que veut dire « voir la vie avec les yeux du cœur ». Ses yeux, son sourire, son excitation par l’agitation de son corps me parlaient. Ce jour-là, j’ai rencontré Dieu à travers cette personne fragilisée par la vie. J’ai senti cet amour m’envahir et ce bonheur qui se ressent des orteils à la racine des cheveux. J’ai compris à ce moment-là que c’était ma mission et que j’avais quelque chose à vivre avec ces personnes ayant un grave handicap, autant physique qu’intellectuel.
Par la suite viennent les études post-secondaires; j’ai commencé par faire un cours de DEP (diplôme d’étude professionnelle) pour devenir auxiliaire familiale et sociale auprès des personnes à domicile (préposée aux bénéficiaires à domicile). Par la suite, j’ai fait une technique en éducation spécialisée. Pendant mes études, je cumulais les heures de bénévolat et de travail d’été que je faisais avec les personnes handicapées. J’adorais ça, je me sentais dans mon élément quand je côtoyais ces personnes; ce n’était même pas une corvée, je ne comptais pas mes heures. Après ma technique en éducation spécialisée, je me suis trouvé un travail comme éducatrice auprès des personnes ayant une déficience intellectuelle. C’était un travail précaire; une longue période était nécessaire avant d’obtenir un poste permanent et les conditions de travail n’étaient pas faciles. J’étais souvent confrontée à de la violence physique de la part de personnes ayant des troubles de comportement. Je n’étais pas du tout à l’aise dans cette situation, j’ai vécu diverses agressions physiques et je ne me sentais pas à ma place avec ce type de clientèle. Je savais que je voulais travailler de nouveau avec les personnes multi-handicapées et je sentais cet appel qui revenait sans cesse.
Une expérience déterminante | la proximité avec Dieu
Comme je ne me sentais pas bien dans mon travail, j’ai diminué mes heures et j’ai commencé à travailler comme préposée aux bénéficiaires dans les communautés religieuses. J’ai eu la chance d’accompagner des religieuses en fin de vie; je les ai veillées et à certaines occasions, j’ai même assisté à leur décès. Le seul mot qui me vient en tête en repensant à ces expériences, c’est « wow »; je sentais que j’étais enfin proche de Dieu dans mon travail et que ceci faisait également partie de ma mission. J’ai commencé à faire des recherches pour savoir s’il y a un travail qui me permettrait d’accompagner les gens vers leur dernier voyage. J’ai vu qu’il existait un cours universitaire d’intervention en pastorale de la santé. Par contre pour me rendre là, je devais faire un baccalauréat et un diplôme de deuxième cycle. Ouf! c’est du travail! Comment pourrais-je faire pour retourner aux études et continuer à vivre? C’est là que j’ai vu une annonce, sur un babillard au travail, nous informant que le CRDI (Centre de réadaptation en déficience intellectuelle) cherchait des familles de répit afin de recevoir un enfant une fin de semaine sur deux à la maison. J’ai donc proposé ce projet à ma conjointe et ce fut le début d’une grande aventure.
La grande aventure | une famille différente
En novembre 2005, nous avons commencé par accueillir Antoine, un garçon qui avait huit ans à l’époque, atteint du syndrome de Cornelia de Lange. Il se déplace en marchant sur des petites distances et utilise une poussette adaptée pour les sorties à l’extérieur; il est nourri par gavage et il a une déficience intellectuelle. Antoine venait chez nous une fin de semaine sur deux, afin de donner du répit à ses parents. Il a maintenant 19 ans et il vient toujours chez nous. Suite à l’expérience avec Antoine, nous avons décidé de nous inscrire comme famille d’accueil à temps plein pour accueillir des enfants multi-handicapés. On s’est acheté une première maison que nous avons adaptée pour ce projet. Nous avons alors accueilli, en septembre 2008, une jeune fille de neuf ans, la belle Laura. Elle était atteinte de paralysie cérébrale sévère, en fauteuil roulant, nourrie par gavage, une déficience intellectuelle et une santé pulmonaire fragile. Laura avait une joie de vivre extraordinaire et son rire était très contagieux. Elle adorait se faire coller et se faire bercer. Elle nous a appris l’amour inconditionnel d’un parent pour son enfant. Bien que ses parents étaient encore présents dans sa vie, nous vivions 24 heures sur 24 avec Laura et nous étions ses mamans d’accueil. Elle nous a appris à vivre la vie au jour le jour. Elle nous rendait tout l’amour qu’on lui donnait en nous faisant de beaux grands sourires et des yeux qui voulaient nous dire « je t’aime ». Nous avons tellement aimé notre expérience avec Laura que nous avons entrepris les démarches pour adopter un enfant avec un grave handicap. Comme la famille allait s’agrandir, nous avons décidé de déménager dans une maison avec toutes les chambres au rez-de-chaussée. Nous nous sommes installées dans notre nouvelle maison en juin 2010. Pendant ce temps, on continuait les processus d’évaluation pour l’adoption.
C’est en novembre 2011 que nous avons su que nous allions être mamans pour la première fois. Nous avons accueilli Christopher, un petit homme de deux ans, atteint de paralysie cérébrale sévère avec une santé fragile due à sa grande prématurité. Christopher est né après seulement 24 semaines de grossesse; il a donc souffert d’un manque d’oxygène, d’une hémorragie cérébrale, de bronchodysplasie pulmonaire et de divers problèmes de santé. Dès notre première rencontre avec Christopher, dans sa famille d’accueil, nous avons été charmées par son grand sourire et ses yeux doux. Nous ne considérions aucunement sa différence, trop fascinées que nous étions par son charme et notre bonheur d’être mamans. Il est certain que comme sa santé était fragile, nous avons fait plusieurs séjours à l’hôpital lors d’infections respiratoires. Nous avons même dû arrêter de l’alimenter par la bouche et commencer à l’alimenter par gastrostomie pour protéger ses poumons de pneumonies d’aspiration. Cela peut sembler gros, mais nous n’avons jamais vécu cela comme des épreuves majeures; nous l’acceptions comme il était et nous l’aimions malgré tous ses déficits, handicaps ou maladies. Après tout, nous l’avons choisi comme cela. De plus, il formait une super équipe avec Laura, ils étaient comme frère et sœur de sang. Laura adorait prendre Christopher dans ses bras. Des vrais petits amours sur deux pattes. On filait le parfait bonheur.
Malheureusement en février 2013, Laura décède d’un virus pulmonaire fulgurant. Ce fut toute une épreuve pour notre petite famille. Mais nous n’avons pas baissé les bras, nous avons décidé d’ouvrir notre cœur afin d’adopter un autre enfant. Nous pensions à ce moment-là que le délai serait d’environ dix ou douze mois avant d’avoir cet enfant. Mais non, en mai 2013, après seulement deux mois d’attente, Laura a mis sur notre chemin un petit garçon d’un an, le beau Dominique Jr; ce fut encore là un coup de foudre. Nous avons dû nous rendre à l’hôpital, où il habitait depuis sa naissance. Dominique a eu une première année de vie très difficile; il est un très grand prématuré de 24 semaines, avec hémorragies cérébrales multiples, cinq fois réanimé et intubé à plusieurs reprises et il a subi une chirurgie cardiaque. Tout cela a eu des conséquences majeures sur sa santé. Lorsque nous avons connu Dominique Jr, il était gavé, il avait encore besoin d’oxygène, il était atteint de paralysie cérébrale sévère, il n’avait aucun tonus, n’émettait aucun son dû à une paralysie des cordes vocales, bref le pronostic des médecins était sombre. Les médecins nous ont prévenues qu’il était possible qu’il ne survive pas à sa première année à l’extérieur de l’hôpital. Malgré tout cela, nous étions incapables de lui dire non; nous savions que nous devions ramener ce petit homme à la maison avec nous. Même si c’était pour vivre ses derniers moments, nous voulions qu’il goûte à l’amour familial et inconditionnel que nous pouvions lui apporter. Il est arrivé à la maison en juin 2013. Nous vivions au jour le jour et nous profitions de la vie, comme n’importe quelle famille. Cela ne nous a jamais empêchées de faire des sorties à l’extérieur et des voyages en famille. Nous voulions justement que nos deux garçons puissent vivre de belles aventures. Les deux premières années de Dominique avec nous ont été plus difficiles; nous avons visité l’hôpital à plusieurs reprises, nous pensions même parfois qu’il allait nous quitter, mais finalement il reprenait toujours des forces et revenait avec nous à la maison. Il a su faire mentir les médecins plus d’une fois. Bien que ce soient des moments difficiles pour nous émotivement, nous oublions vite en voyant son grand sourire et ses yeux doux. Nous disons souvent aux médecins que Dominique carbure à l’amour et que ça le tient en vie!
Comme Dominique et Christopher allaient bien, malgré leurs conditions de santé, en août 2015, nous avons décidé de nous laisser tenter par une troisième adoption. Seulement deux mois plus tard, en octobre, nous avons fait la connaissance de James, un petit homme de dix mois atteint de paralysie cérébrale sévère et d’épilepsie. Contrairement aux deux autres, James est venu au monde à terme, mais il a souffert d’asphyxie périnatale, ce qui a causé sa condition. Lors des premiers mois de son arrivée à la maison, nous avons dû faire appel à l’équipe médicale, car il faisait plus d’une centaine de convulsions par jour. Nous avons également découvert qu’il aspirait lorsqu’il buvait au biberon et que son lait allait dans ses poumons; il a donc dû subir une gastrostomie pour s’alimenter. Nous avons aussi reçu le diagnostic de cécité corticale, c’est-à-dire que ses yeux sont bien formés et développés, mais son cerveau est incapable d’analyser ce qu’il voit. À cause de cela, il fallut davantage de temps pour développer un réel contact avec James. Nous nous sommes apprivoisés tranquillement et maintenant il adore se faire prendre et se faire coller. Il a également développé une passion pour la musique; il aime presque tous les genres musicaux, selon son humeur et selon la journée. Il est souriant, bon danseur et son rire est contagieux.
En novembre 2016, alors que tout va bien, nous recevons tout bonnement un appel du CRDI nous demandant s’il restait une place dans notre famille pour accueillir une petite fille de six mois, qui était à l’hôpital à ce moment-là. Nous avons dû y réfléchir, car ce n’était pas prévu. Mais lorsque nous sommes allées à l’hôpital, nous n’avons pas pu résister à l’envie d’avoir une petite fille au sein de notre famille. Comme notre petite princesse est présentement en famille d’accueil chez nous, je vais l’appeler Élisabeth (nom fictif), ce qui me permet de vous raconter son histoire dans l’anonymat. Élisabeth est venue au monde à terme; elle a été placée en famille d’accueil à la naissance. À peine quelques semaines après sa naissance, ses mouvements de bras répétitifs et anormaux, son absence de tonus et ses difficultés à téter ont attiré l’attention; elle pleurait 23 heures sur 24 et développait des infections pulmonaires à répétition, ce qui a amené son transfert à l’hôpital. À son arrivée, les médecins ont procédé à divers examens et ont découvert qu’Élisabeth souffrait de leucodystrophie, autrement dit que son cerveau ne se développait pas comme prévu. Ils lui ont posé une gastrostomie pour protéger ses poumons et ils ont introduit une médication pour la soulager. Petit à petit, elle s’est habituée à nous, elle a commencé à sourire, à gazouiller et adore se faire cajoler.
Christopher a maintenant huit ans; c’est un petit garçon tellement taquin, qui adore nous jouer des tours. Il est toujours en fauteuil roulant, mais il réussit à se déplacer en marchette adaptée et il adore ça. Il fréquente une classe adaptée à temps plein. Sa condition de santé est relativement bonne, mis à part le fait qu’il a développé une forme d’épilepsie résistante aux médicaments. Pour l’instant, nous avons trouvé une formule miracle : il prend de l’huile de cannabis et ça fonctionne très bien. Dominique Jr a maintenant six ans; c’est un garçon tellement enjoué qu’il sourit du matin au soir! Sa santé demeure malgré tout fragile; il a encore besoin d’oxygène 24 heures sur 24 et il faut éviter les infections pulmonaires le plus possible, car cela pourrait mettre sa vie en danger. Il est scolarisé à domicile. Dominique défie tous les pronostics et les attentes des professionnels de la santé. Il démontre une force de vivre phénoménale, c’est un exemple de persévérance. James a maintenant trois ans; c’est notre danseur professionnel. Il est tellement beau quand il rit et danse! Il a gagné de la force physique, il a une bonne santé malgré tout, mais sa spasticité reste un défi de tous les jours, car il en souffre beaucoup. Élisabeth a deux ans; elle souffre de dystonie, d’épilepsie et elle n’a toujours pas de tonus. Par contre, elle a un sourire extraordinaire, c’est un rayon de soleil dans notre vie et on ne regrette pas une minute de l’avoir accueillie à la maison. C’est notre petite princesse d’amour!
La joie de vivre au jour le jour
Bien que tous nos enfants aient une santé fragile et que leur vie ne tient qu’à un fil, nous profitons de la vie avec eux chaque jour. Nous sommes bien entourés, les enfants sont suivis par la clinique de soins palliatifs pédiatriques du CHUL, ce qui nous permet d’avoir des médecins joignables en tout temps et d’éviter des hospitalisations, en ayant un bon suivi à domicile. Nous avons également la chance d’avoir deux aides familiales à la maison, une de jour et une de soir. Je peux donc continuer de travailler à l’extérieur, alors que ma conjointe est à la maison pour la gestion des rendez-vous médicaux et autres. Chaque jour, je remercie Dieu de me permettre de vivre encore une journée de plus en leur présence. Je ne regrette en aucun temps d’avoir adopté ces enfants, malgré leur différence. Ils me rappellent dans chaque regard, dans chaque sourire, ce que signifie « voir la vie avec les yeux du cœur ».
Chaque personne est unique dans sa différence et c’est cette unicité qui rend la vie encore plus belle. Je vous aime, Christopher, Dominique, James, Élisabeth et je vous aimerai toujours. < Chantal Lambert