L’incontournable question du sens de l’existence en fin de vie

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Par Jean Grondin – 1er décembre 2016

L’approche de la mort oblige « un sursaut de lucidité »! Effectivement, des questions de sens émergent de manière quasi incontournable. L’auteur définit d’abord sommairement les grands contenus auxquels on fait référence quand on évoque le mot sens. Ensuite, il arrime ces trois repères théoriques avec les contextes de fin de vie.


La question du sens de la vie se pose à tout être humain, mais elle se pose de manière plus aiguë encore lorsqu’on se trouve en fin de vie. Les questions se bousculent alors dans notre tête. Est-ce que l’existence humaine rime à quelque chose ou tout n’est-il que vanité? Est-ce que ma vie a signifié quelque chose? Y a-t-il une vie après la mort? Comment vivre sans trop d’angoisse les derniers mois ou les derniers jours qui me restent? Il n’y a pas de doute que les questions sont ici plus abondantes que les réponses et que l’état d’esprit de ceux qui se savent en fin de vie oscillera entre tous les extrêmes, de la révolte au désespoir, en passant par la nostalgie et les îlots de sérénité, pour ne rien dire de la souffrance qui nous afflige, de l’humiliation que notre déchéance physique peut nous faire subir, ni des états d’esprit, euphoriques ou délirants, provoqués par les médicaments, qui sont à la fois la bénédiction et la plaie de la médecine moderne.
 
Pour peu que l’on soit lucide – et qu’on le veuille ou non, la fin prochaine oblige à un sursaut de lucidité – la question du sens de la vie, et de ma vie, se fraye un petit chemin au milieu de tous ces états. Quel type de réponse peut-on espérer? Tout dépend bien sûr de la manière dont on aborde la question du sens de la vie. Celle-ci peut, en effet, s’entendre selon des angles bien différents, qui ont tout à voir avec les multiples sens de la notion de sens. Il est sûr et certain qu’un individu en fin de vie ne veut pas se faire infliger, en plus de ses autres tourments, un cours de sémantique sur la notion de sens, mais il peut être utile de se faire une rapide idée de cette foisonnante diversité si l’on veut espérer une meilleure réponse à la question du sens qui s’agite en nous1 :
 

  1. Le terme de sens, en français comme en plusieurs langues, renvoie d’abord à l’idée de signification (ce que l’on peut appeler le sens signifiant) : si je ne connais pas le sens d’un mot, je peux vérifier sa signification dans un dictionnaire, quelqu’un peut aussi m’expliquer le sens d’un monument, d’une œuvre d’art, d’une action, etc. Le sens désigne ici ce qui permet de comprendre quelque chose et ce qu’il y a « derrière elle » d’une certaine manière.
  2. Le sens possède aussi un sens directionnel : c’est en ce sens que l’on parle du sens des aiguilles d’une montre, du sens du vent ou du courant. Ce sens s’applique aussi à la question du sens de la vie : où la vie nous mène-t-elle?
  3. La notion de sens renvoie enfin à une certaine sensibilité (le sens sensitif) : on peut penser ici aux cinq sens ou au sens que l’on peut développer pour certaines choses, disons, un sens pour la musique, un sens des bonnes manières ou un sens de l’humour (qui ne peut pas nuire en fin de vie!). Est-il possible de développer un sens particulier « pour » la vie au soir de nos tribulations?

 
Je l’avoue, cette énumération fait un peu cours de « Sémantique 101 », mais tâchons de voir comment ces notions peuvent être utiles quand on réfléchit au sens de l’existence en fin de vie.
 

Ma vie a-t-elle signifié quelque chose?

La question ainsi posée en fin de vie est nécessairement rétrospective, nostalgique et elle peut être désabusée. Ce que l’on veut alors « savoir », c’est, d’une part, si la vie humaine rime en général à quelque chose, et d’autre part, si notre vie, qui est assurément modeste, mais qui est tout pour nous, a laissé une petite trace et si elle a servi à quelque chose. Tous n’ont évidemment pas inventé la pénicilline, composé la Neuvième Symphonie ou reçu un prix Nobel de la paix. Mais quand on pense au sens significatif de la vie, je ne crois pas que l’on songe seulement aux réalisations extérieures ou au montant de notre compte bancaire, même s’il peut être réconfortant pour nous de savoir que nous laissons quelque chose à nos héritiers. On pense plutôt, je crois, aux proches, aux êtres qui comptent pour nous, que l’on a aimés ou peut-être pas assez aimés. Qui n’a pas de regrets en fin de vie? Comment ne pas penser ici à la chanson de Sinatra, My way (qui doit résonner d’une manière particulière en fin de vie) : Regrets, I’ve had a few, But then again, too few to mention – Des regrets, j’en ai eu quelques-uns, mais après tout, trop peu pour qu’ils soient dignes de mention.
 
Quand je me pose de cette manière la question du sens de ma vie, je me demande alors ce qu’elle a signifié pour ceux qui m’entourent : ai-je été un mari supportable, un père attentif, ai-je apporté quelque chose à mes compagnons de travail, à mes amis, à ma communauté? Il est à cet égard un beau texte du grand mystique espagnol Jean de la Croix, « Au soir de ta vie, on t’interrogera sur l’amour. Apprends donc à aimer Dieu comme il veut être aimé et laisse là ce que tu es »2. Laissons pour l’instant de côté la question de Dieu, qui a aussi le don de se rappeler à nous en fin de vie, mais la question essentielle que l’on se pose, voire que l’on doit se poser quand la fin approche est celle de l’amour, la plus intense des passions humaines, celle qui nous exalte le plus, celle qui nous fait le plus souffrir et qui donne certainement sens à nos existences. Ai-je assez aimé? Ai-je assez fait comprendre à mes proches que je les ai aimés? Ai-je semé de l’amour et de la bonté autour de moi (parce que nous ne semons pas que cela)? C’est la question que pose Jean de la Croix et que l’on doit alors se poser.
 
En second lieu, loin derrière, on peut aussi être fier de ses réalisations et avoir des regrets à propos de ses « échecs » (je mets le mot entre guillemets parce que je pense que l’on apprend toujours plus d’eux que de ses modestes succès). Ces succès peuvent être d’ordre professionnel (j’ai bâti ceci ou contribué à cela), personnel (j’ai fait du bénévolat, surmonté tel handicap, couru un semi-marathon à 60 ans, etc.), intellectuel ou artistique ou se situer sur le plan des convictions et des engagements maintenus. L’essentiel est d’avoir accompli certaines choses qui ont donné un sens à la vie et à notre vie. Donner un sens, veut dire ici que ces activités ont conduit à un embellissement et une certaine effervescence de la vie. Les derniers pas de la vie seront nécessairement remplis de souvenirs et plus ils seront heureux, plus la vie aura eu de sens. Les regrets ne doivent cependant pas trop nous ronger. La perfection n’est pas de ce monde et l’important est d’avoir fait de son mieux. Le président Truman aimait citer cette épitaphe qu’il avait lue sur une tombe en Arizona : « Ici repose Jack Williams. Il a fait son foutu possible (he done his damnest). À mes yeux, c’est la plus grande épitaphe qu’un individu peut avoir ». On pourrait aussi traduire : il ou elle a tout donné. Le sens de la vie réside dans cet effort.
 
On peut dire que c’est là la partie rétrospective ou « bilan » du sens de la vie. La question du sens de la vie est aussi prospective : et après?
 

Que m’est-il permis d’espérer?

Le sens, ce n’est pas seulement ce qu’il y a derrière la vie ou ce qui la porte, c’est aussi ce qu’il y a devant elle. On a vu que la notion de sens pouvait aussi évoquer l’idée de direction. Naturellement, le terme de la vie, c’est la mort. Mais si on se pose ici la question du sens, c’est qu’on se demande si la mort est bel et bien la fin de tout. Si c’est le cas, il se pourrait que tout soit insensé et que l’homme ne soit qu’une « passion inutile » selon l’expression foudroyante de Jean-Paul Sartre. Or personne ne sait avec certitude si la mort est la fin ultime, pas même Sartre. Une seule chose est certaine, c’est que l’humain est un être d’espoir et qu’il lui est difficile d’accepter que la mort soit un mur ou un gouffre absolu. Déjà le simple fait de parler de gouffre ou de mur, c’est encore penser qu’il y a un au-delà de la mort. L’humain vit d’espoir et l’espoir fondamental de l’humanité et d’une vie sensée est que la vie conduit à quelque « sur-vie », dont nous ne savons rien par ailleurs. Toutes les grandes religions de l’humanité donnent voix à cette espérance directrice qui anime la vaste majorité des humains sur tous les continents. Comment justifier cet espoir fou? Il n’y a pas ici de « preuves », nous ne sommes pas en mathématiques, mais l’un des indices que la vie humaine est peut-être sensée et qu’elle mène à une forme de « sur-vie » réside depuis toujours dans l’impressionnante finalité de l’ordre des choses qui ne peut pas ne pas susciter notre émerveillement. Comment expliquer, par exemple, l’invraisemblance de l’émergence de la vie sur Terre, et de la vie intelligente, ou le chef-d’œuvre du corps humain (même s’il nous laisse un peu tomber en fin de vie)? On parle souvent du raffinement inouï de l’œil, du cœur ou du cerveau humains, mais je suis tout aussi impressionné par la merveille de la main, qui peut accomplir tant de choses et qui renferme des dizaines de milliers de nerfs imbriqués les uns dans les autres. Comment tout cela a-t-il vu le jour? Par le fait du hasard?
 
Explication paresseuse, car si le hasard a pu engendrer un monde et une vie qui débordent d’ingéniosité et de sens, il faut croire qu’il n’était pas si aveugle que ça! Les principaux philosophes et les religions de l’humanité ont fondé les plus puissants espoirs de l’humanité sur cette évidence : si le monde renferme autant de sens, il est aussi permis d’espérer que c’est le cas de la destinée humaine. Ne dédaignons pas la soif qu’ont des patients en fin de vie pour la spiritualité : elle est très sensée, justement parce qu’elle reconnaît un grand sens à la vie humaine.
 

Un sens appréciatif pour la vie dans son ensemble

Le sens réside ainsi dans les significations qui portent la vie, en commençant par l’amour reçu et donné, dans l’espoir d’un sens au-devant de la vie, mais il réside tout autant dans une certaine sensibilité que l’on peut développer pour la vie elle-même, surtout en fin de vie. Tout au long de la vie, nous sommes le plus clair du temps happés par le vortex des obligations professionnelles et personnelles, du train-train quotidien avec son lot de frustrations, petites et grandes, et nous prenons trop peu le temps de nous arrêter pour savourer le miracle incroyable de la vie elle-même3. Nous avons la chance inouïe d’avoir reçu le don de l’existence et, à la différence de l’abeille, de la pierre ou du chou-fleur, nous pouvons nous en rendre compte et nous en émerveiller. C’est une expérience qui nous coupe littéralement le souffle : ça alors, nous existons, nous sommes « là »! Cette expérience a le don de relativiser toutes nos petites mesquineries, qui ne sont que vanité, et elle ne peut que nous remplir de gratitude devant le prodige et la beauté de la vie. C’est certainement une expérience privilégiée – et un sens de la vie – que les personnes en fin de vie peuvent développer et transmettre à ceux qui sont trop « occupés » pour s’y arrêter et qui l’ont un peu oublié.
 
1   Voir à ce sujet ma petite étude Du sens de la vie, Montréal, Bellarmin, 2003.
 
2   L’expérience de Dieu avec Jean de la Croix, introduction et textes choisis par Jacques Gauthier, Fides, 1998, p. 13.

3   Voir M. Scraire (dir.), Le monde est un miracle. Enfance, réenchantement du monde et sens de la vie, Montréal, Liber, 2013.
 



Jean Grondin est professeur de philosophie à l’Université de Montréal et auteur d’ouvrages traduits en plusieurs langues, dont Du sens de la vie (Bellarmin, 2003), À l’écoute du sens. Entretiens avec Marc-Antoine Vallée (Bellarmin, 2013), Introduction à la métaphysique (Presses de l’Université de Montréal, 2004), La philosophie de la religion (Que sais-je? 3e éd. 2015) et Du sens des choses. L’idée de la métaphysique (Paris, PUF, 2013). Lauréat des prix Killam, Léon-Gérin et André-Laurendeau, il est Officier de l’Ordre du Canada et de l’Ordre du Québec.
 




 


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