L’approche de la philosophie comme mode de vie
Par Daniel Desroches – 1er décembre 2016
Qu’est-ce que la quête de sens et en quoi celle-ci peut-elle être associée à la spiritualité et à la santé? Dans cet article, l’auteur montre que la notion philosophique de santé de l’âme, avec ses divers accents, répond bien à ces questions.
Les questions de sens sont devenues plus fréquentes et prendraient aujourd’hui le relais des inquiétudes touchant le salut de notre âme. C’est le cas face aux événements graves, tels un accident, un épisode de maladie et peut-être surtout à l’approche de la mort. Ce que nous appelons la « quête de sens », c'est-à-dire le désir de rattacher son existence à quelque chose d’englobant, de plus grand que soi était bien connu des philosophes grecs. Qu’il s’agisse de vivre en accord avec la Nature, de subordonner les événements de sa vie à ceux du cosmos, de participer par la pensée au Logos (la Raison universelle) ou d’accorder ses actions à une conception de la divinité; dans tous ces cas, la mise en œuvre d’exercices spirituels pour atteindre ces objectifs caractérise bien la philosophie antique.
Dans la perspective ouverte par la philosophie comme mode de vie1, la spiritualité pourrait se définir comme un ensemble de pratiques, d’exercices ou d’efforts destinés à transformer notre existence en vue d’un mieux-être ou de l’atteinte d’un plan de vie supérieur2. En cela, la spiritualité consisterait en un patient travail sur soi afin de garantir la santé de son âme, afin de réduire les troubles qui déforment notre jugement, bref afin d’apprendre à voir le monde tel qu’il est pour ne plus en souffrir.
Dans cet article, on présentera d’abord l’approche de la philosophie comme mode de vie, puis nous examinerons deux conceptions rivales de la santé de l’âme : l’ataraxie épicurienne et l’apathie stoïcienne. En suggérant quelques pistes d’approfondissement, ce texte voudrait montrer, en conclusion, que la notion antique de santé de l’âme, avec ses différents accents (soin de l’âme, souci de soi, thérapie de l’âme), demeure toujours d’actualité malgré la grande distance qui sépare notre mode de vie de ceux des philosophes antiques.
La philosophie comme mode de vie
Qu’est-ce que la « philosophie comme mode de vie »? Pour répondre à cette question, il sera utile de distinguer les trois grandes dimensions du phénomène culturel que l’on cherche à décrire et qui caractérisent mieux la philosophie ancienne que la philosophie moderne ou la pensée contemporaine. En effet, on retrouve ces trois traits constitutifs dans les principales « écoles antiques » : le socratisme, qui influença le cynisme, mais aussi les écoles de Platon et d’Aristote, le scepticisme, l’épicurisme et le stoïcisme.
Premièrement, la philosophie antique se présentait comme un choix de vie, comme le choix d’une « option existentielle » parmi d’autres. Par ce choix fondamental, on voulait éviter des maux afin d’atteindre un Bien que l’on associait à un idéal de vie réussie. Par exemple, si les épicuriens voulaient éviter la souffrance pour mieux vivre le plaisir, les stoïciens aspiraient à vaincre les afflictions de l’âme pour gagner l’impassibilité. Deuxièmement, ce choix de vie donnait lieu à la mise en œuvre d’exercices spirituels ou de pratiques personnelles destinées à opérer une transformation de soi. D’où des ascèses corporelles et mentales, des épreuves. Troisièmement, des pratiques discursives ou des usages réglés du discours complétaient ce choix de vie. Il s’agissait le plus souvent d’argumentaires justifiant le mode de vie choisi ou de méditations visant l’appropriation de la doctrine. Les carnets de notes sont un exemple de la manière dont les stoïciens cherchaient à fortifier leur vie intérieure afin de faire de l’âme une « citadelle » imprenable.
Mais qu’est-ce que la « santé de l’âme »?Partagée par plusieurs écoles, cette préoccupation recoupait à la fois l’idée de sérénité (ataraxie), d’absence de troubles (apathie) et d’égalité d’âme (aequanimitas). Chez les épicuriens, le soin de l’âme visait à procurer un état de bien-être global ou cénesthésique nommé ataraxie, tandis que chez les stoïciens la thérapie visait à fortifier la pensée afin de ne pas laisser les événements extérieurs troubler l’âme et affecter son idéal d’impassibilité (apathie). Examinons maintenant ces deux approches.
La santé de l’âme chez les épicuriens
L’épicurisme a son départ dans l’expérience corporelle, une expérience qui nous procure du plaisir et de la douleur. Quelle serait donc la cause du malheur selon l’épicurisme? Puisque nous redoutons des choses qui ne sont pas présentes, comme la colère des dieux ou la mort, et que la plupart des souffrances corporelles peuvent être évitées, le malheur provient d’un déséquilibre entre le corps et l’âme qui nous empêche de profiter de l’existence présente. La thérapeutique épicurienne se proposera de nous affranchir des souffrances et des craintes pour nous procurer l’« ataraxie »
Mais comment parvient-on à rassurer l’âme tout en apaisant le corps? Selon l’épicurisme, la satisfaction d’un désir naturel procure un état de plénitude que l’on peut prolonger grâce à des pratiques appropriées. La condition minimale du bonheur, observait Épicure, c’est de « ne pas avoir faim, de ne pas avoir soif et de ne pas avoir froid »3. C’est ainsi que dès que l’autarcie corporelle est atteinte et que le corps ne réclame rien de plus que la satisfaction d’un désir naturel, on pourra éprouver l’ataraxie, du moins si l’on a éliminé les craintes injustifiées. C’est donc par une prise de conscience de cet état global que l’épicurien estimait que le bien véritable n’est pas le plaisir, mais le « plaisir pur d’exister », c’est-à-dire la réjouissance.
Et la santé de l’âme, relève-t-elle donc du plaisir? Pour bien vivre le plaisir et apaiser l’âme, il faut d’abord distinguer les types de désirs, car la satisfaction de tout désir ne conduit pas au bonheur. En effet, il y a trois types de désirs :
- les désirs naturels et nécessaires à l’autarcie corporelle (manger, dormir);
- les désirs seulement naturels, mais non nécessaires (la gastronomie, par exemple);
- les désirs vides et illimités (comme la gloire), n’étant ni naturels ni nécessaires.
Cela dit, seuls les désirs nécessaires au bien-être corporel devront être satisfaits, les désirs seulement naturels seront maîtrisés, tandis que les désirs vides ou insatiables devront être supprimés. L’ascèse ou discipline des désirs est une pratique quotidienne de l’épicurien qui lui permet de maximiser les plaisirs stables qui s’apprécient dans le temps, et de refuser les plaisirs mobiles qui meuvent le corps sans offrir de satisfaction durable. En somme, c’est l’âme saine de l’épicurien qui ne réclame rien d’autre que le simple plaisir de vivre, l’âme équilibrée de qui se réjouit au présent qui a donné lieu à la fameuse formule : Carpe diem4.
La santé de l’âme chez les stoïciens
Le stoïcisme s’enracine dans une prise de conscience décisive : il nous faut composer avec le tragique, celui des événements de la vie qui jouent à la manière d’un implacable destin. Mais pourquoi faisons-nous tous l’épreuve d’une telle impuissance? Comme l’humain est mu par des désirs variables et que le monde extérieur est indépendant de sa volonté, le malheur vient, pour reprendre une formule limpide de Hadot, de ce qu’il désire l’inaccessible et refuse l’inévitable5. Autrement dit, des afflictions se produisent en nous du fait de notre incapacité à nous accorder avec le monde tel qu’il est. Or tout n’est pas perdu : comme les événements nous affligent ou nous paraissent supportables selon notre manière de les recevoir et de les juger, il doit être possible de trouver la paix de l’âme en rectifiant nos jugements.
Pour ce faire, le stoïcien se propose de maîtriser ce qui relève de lui et d’accepter ce qui appartient à l’univers. Il faut rappeler la célèbre distinction d’Épictète : « Il y a des choses qui dépendent de nous; il y en a d’autres qui n’en dépendent pas. Ce qui dépend de nous ce sont nos jugements, nos tendances et nos désirs [...] Ce qui ne dépend pas de nous, c’est le corps, la richesse, la célébrité, le pouvoir; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas.»6 Dans les mots de Sénèque, le bien véritable s’éprouve lorsque l’« âme a repris possession d'elle-même »7. Afin de résumer l’option existentielle à l’école du Portique, on dira que la vertu parfaite consiste à maîtriser sa situation intérieure en accordant ses désirs à l’univers.
Mais comment le stoïcien parvenait-il à garantir la santé de son âme? Les exercices visant l’atteinte de l’apathie (l’impassibilité ou l’égalité d’âme) recouvraient les domaines de la physique, de l’éthique et de la logique. Une description correcte de cette triple discipline permet, selon Hadot, de saisir l’unité intrinsèque du stoïcisme. Tout d’abord, la « discipline des désirs » (la physique) permet au stoïcien de consentir à l’univers matériel : celle-ci le conduit à désirer ce qui dépend de lui et à accueillir avec joie les événements de sa vie. Ensuite, la « discipline de l’action » (l’éthique) consiste à agir de façon raisonnable afin de pratiquer la justice : l’action recherchée doit permettre de s’accorder à l’humanité tout en maintenant une « réserve », car le résultat final de nos actions ne nous appartient pas. Enfin, la « discipline du jugement la logique) permettait au stoïcien de rectifier ses jugements : celle-ci exige de n’admettre en sa faculté rationnelle que des représentations objectives, en sorte de n’accorder son assentiment qu’à des représentations qui ne causent aucun trouble dans l’âme. En rectifiant notre vision du monde, la thérapeutique stoïcienne permet alors de voir les choses dans une perspective cosmique et de contempler le monde tel qu’il est.
Approfondissements
En terminant, le souci de soi réhabilité par Foucault et la thérapeutique du langage étudiée par Voelke sont deux pistes d’approfondissement qui illustrent que la santé de l’âme reste d’actualité malgré la distance qui nous sépare des anciens. Dans une perspective plus large que la santé de l’âme, la culture de soi qui culminait aux deux premiers siècles de notre ère8, a été décrite par Foucault comme un authentique souci de soi (epimeleia heautou, cura sui). Instructif pour nous aujourd’hui, celui-ci comportait les éléments suivants :
- une attitude et un principe répandus dans toute l’Antiquité;
- un ensemble de pratiques soutenues par des relations sociales intenses;
- une préoccupation explicite pour la thérapeutique ou la guérison de l’âme;
- un corps de pratiques conduisant à la connaissance de soi ou de l’âme;
- bref, un projet orienté vers la conversion à soi par un déplacement du regard.
En montrant comment les Grecs et les Romains ont fait jouer le thème du souci de soi dans une perspective à la fois éthique et politique, Foucault a jeté les bases d’une esthétique de l’existence qui, dépassant celle de Nietzche, inspire désormais la réflexion contemporaine9. En effet, faire de sa vie une « œuvre d’art » est une manière de donner sens à son existence.
Voici un autre exemple d’actualisation. L’helléniste André-Jean Voelke a étudié les thérapies de l’âme dans les écoles hellénistiques (scepticisme, épicurisme, stoïcisme). Voelke a ainsi montré que ces écoles ont toutes élaboré des thérapeutiques qui reposaient sur une théorie du langage10. Pour illustrer sa contribution, revenons aux épicuriens et aux stoïciens.
C’est par l’étude de la thérapeutique épicurienne, au point de vue de l’analyse du langage, que Voelke a élucidé le sens de l’expression « opinion vide » (kenè doxa). Le discours était dit « vide » lorsqu’il n’était pas « rempli » par la prénotion (prolepse ou concept) appropriée à son objet. Si l’on veut la gloire, par exemple, c’est parce qu’on n’a pas saisi que rien de naturel ne soutient ce désir, lequel est, en fait, insatiable. Voilà donc un désir vide. Quant aux stoïciens, ils concevaient les maladies de l’âme comme des jugements erronés et non comme des opinions vides. Selon Chrysippe, la maladie de l’âme vient de deux jugements erronés : un premier par lequel on juge qu’une chose est un mal et un second par lequel on se laisse affecter par celui-ci. Il en ira ainsi si l’on consent à l’opinion selon laquelle l’exil est un grand mal. Pratiquant le stoïcisme, l’exil imposé par l’empereur ne fut pas un mal pour Sénèque.
En somme, qu’il s’agisse de se soucier de soi ou de comprendre comment l’usage de notre langage peut créer à notre insu des troubles de l’âme, dans les deux cas la thématique de la santé de l’âme retrouve une certaine actualité ainsi que la philosophie comme mode de vie.
1 C’est l’helléniste français Pierre Hadot (1922-2010) qui, au cours des années 1980, a mis en évidence cette composante inhérente à la philosophie grecque. À ce sujet, on consultera sa remarquable synthèse intitulée : Qu’est-ce que la philosophie antique? Gallimard, 1995.
2 Dans un article simple et éclairant, Jean-François Balaudé fait allusion à la visée d’un plan de vie supérieur. « Vivre philosophiquement aujourd’hui? », Cahiers philosophiques, no 120, décembre 2009, 9-14.
3 Épicure, Sentences vaticanes, § 33 (trad. Balaudé).
4 Le Carpe diem du poète Horace est tiré du passage suivant : « Pendant que nous parlons, le temps jaloux s’enfuit. Cueille donc le jour sans te fier à demain. » Horace, Odes, I, 11, 8.
5 Hadot. Qu’est-ce que la philosophie antique? 198 pages.
6 Manuel, § I, 1 (trad. M. Meunier). À ce propos, voir aussi Épictète, Entretiens, I, 1.
7 Sénèque, Lettres à Lucilius, Lettre 93 (trad. H. Noblot).
8 Foucault, M. Histoire de la sexualité, tome III : Le souci de soi, Gallimard, 1984, 61-92.
9 Foucault, M. « Une esthétique de l’existence », Dits et écrits II, texte 357, 1549-1554.
10 Voelke, A.-J. La philosophie comme thérapie de l’âme : Études de philosophie hellénistique, Éditions du Cerf et Academic Press Fribourg, 1993.
Bibliographie
Balaudé, J.-F. « Vivre philosophiquement aujourd’hui? », Cahiers philosophiques, No 120, décembre 2009, 9-14.
Épictète, Entretiens, Livres I à IV, trad. J. Souilhé, Les Belles Lettres, Gallimard, 1993.
Épicure, Lettres, maximes, sentences, trad. J.-F. Balaudé, LGF, Livre de poche, 1994.
Foucault, M. Histoire de la sexualité, tome III : Le souci de soi, Gallimard, 1984.
Foucault, M. Dits et écrits II (1976-1988), Gallimard, 2001.
Hadot, P. Qu’est-ce que la philosophie antique? Gallimard, 1995.
Horace, Œuvres, trad. F. Richard, GF-Flammarion, 1993.
Marc Aurèle, Pensées pour moi-même suivies du Manuel d’Épictète, GF, 1964.
Sénèque, Entretiens. Lettres à Lucilius, édition et trad. revue par P. Veyne, Laffont, 1993.
Voelke, A-J. La philosophie comme thérapie de l’âme. Études de philosophie hellénistique, Cerf et Academic Press Fribourg, 1993.
Avant de détenir un doctorat, Daniel Desroches a enseigné la philosophie contemporaine en qualité de chargé de cours à l’Université Laval. Depuis quelques années déjà, il partage son temps entre l’enseignement collégial, les conférences – lors desquelles il fait connaître à un vaste public la philosophie comme mode de vie – et ses engagements pour la protection des boisés urbains. Souhaitant, dans cet ouvrage, tirer les leçons du dialogue interrompu entre Pierre Hadot et Michel Foucault, l’auteur jette ici les bases d’une recherche inédite qu’il espère aussi poursuivre chez les modernes et les contemporains.