L’amour au cœur du sens

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Réflexions d’André Comte-Sponville 



Propos recueillis par Line Beauregard, agente de planification, de programmation et de recherche,
Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale – 1er décembre 2016

En réponse à notre demande de publier un article sur le sens, monsieur André Comte-Sponville a proposé de donner à son texte le style d’un entretien familier en répondant à nos questions sur le sujet. Nous remercions Line Beauregard qui a libellé les questions auxquelles M. Sponville a répondu dans un échange de courriels.

 
Né en 1952, à Paris, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie et docteur de troisième cycle, André Comte-Sponville fut longtemps maître de conférences à l’Université Paris I (Panthéon-Sorbonne). Il a publié une vingtaine d’ouvrages, dont un Traité du désespoir et de la béatitude (PUF, 1984 et 1988), un Petit traité des grandes vertus (PUF, 1995), un Dictionnaire philosophique (PUF, 2001), Le capitalisme est-il moral? (Albin Michel, 2004), et L’esprit de l’athéisme (Albin Michel, 2006). Son livre le plus récent : C’est chose tendre que la vie (Albin Michel, 2015).
 
Line Beauregard : Depuis quelques décennies – du moins en Occident – on parle beaucoup de sens. Qu’entend-on généralement par cela? Quel est le rôle des religions dans la construction du sens?
André Comte-Sponville : Oui, seulement « depuis quelques décennies », comme vous dites… Cela me laisse perplexe. Si la question du sens était si importante, croyez-vous que les humains l’auraient ignorée pendant tant de siècles? Or vous pouvez relire tous les philosophes de l’Antiquité, tous les classiques (Descartes, Spinoza, Leibniz…), vous n’y verrez aucune formulation qui fasse du sens la question essentielle! Et même chose si vous relisez les Évangiles ou en général les grands textes des traditions spirituelles… Sommes-nous plus intelligents que nos prédécesseurs? J’en doute fort! Je crains que cette inflation récente de la « question du sens » ne soit plutôt la marque de notre confusion, et l’indice que cette question est mal posée. Mais essayons d’abord de la comprendre.
 
Le mot « sens » a lui-même trois sens principaux : il peut désigner l’appareil sensoriel (les cinq sens : la vue, l’ouïe, le goût, le toucher, l’odorat), ou bien la signification (le sens d’un mot, le sens d’une phrase), ou encore la direction, le but, l’orientation (par exemple si je traverse l’Atlantique « dans le sens est-ouest », ou si je m’interroge sur le sens d’un acte). Dans les trois cas, le sens suppose une altérité, une relation à autre chose qu’à soi. Aucun des cinq sens ne se perçoit lui-même : l’odorat est inodore, l’ouïe est inaudible, etc. Prendre l’autoroute en direction de Paris n’est possible qu’à la condition de n’être pas à Paris. Et un signe n’a de sens que dans la mesure où il renvoie à autre chose qu’à lui-même (le signifié, en tant qu’il est autre que le signifiant, ou bien le référent, en tant qu’il est autre que le mot). Que ce soit comme sensation, comme signification ou comme direction, le sens est toujours extrinsèque : il n’est sens, à jamais, que de l’autre. Cela dit quelque chose d’important sur le sens de la vie : à supposer qu’il existe, il ne pourrait être qu’autre chose que la vie, ou bien une autre vie – par exemple celle de Dieu, ou bien la mienne après la mort (c’est en quoi la question du sens touche à la religion), ou bien la vie d’un autre (c’est en quoi la question du sens touche à la morale).
 
En l’occurrence, lorsqu’on s’interroge sur le prétendu « sens de la vie », on pense surtout aux deux dernières acceptions (le sens comme signification ou comme direction). On les confond presque toujours, et c’est pourquoi on prête à la « question du sens » une profondeur qu’elle n’a pas. Elle ne semble profonde que parce qu’elle est confuse! Dès quon cesse de confondre ces deux questions (la vie a-t-elle une signification? a-t-elle une direction, un but?), chacune d’entre elles devient claire, mais la réponse en est alors évidente ou triviale.
 
La vie a-t-elle une signification? Il me semble évident que non. Que pourrait-elle vouloir dire? La vie n’est pas un discours, qu’il faudrait comprendre, ni un symptôme, qu’il faudrait interpréter!
 
La vie a-t-elle une direction, une orientation, un but? Bien sûr que oui! Elle en a même plusieurs : d’abord sa propre perpétuation (voyez Bichat : « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort »), sa propre reproduction (voyez Darwin ou Dawkins), ensuite le plaisir (voyez Freud) et la mort (voyez Freud à nouveau, mais aussi bien l’évidence : tout vivant avance, par définition, vers la mort), sans parler des buts innombrables que chacun d’entre nous peut poursuivre. Très bien. Mais alors, qu’allez-vous faire de tous ces sens différents? Au reste, est-ce le sens de la vie, qui vous pose question, ou le sens de votre vie? Ce n’est pas la même chose! Si je m’interroge maintenant non plus sur le sens de la vie en général, mais sur le sens de telle ou telle vie en particulier, il est clair que la réponse dépend des individus : le sens de votre vie, c’est l’ensemble des buts que vous y poursuivez : l’argent pour certains, le pouvoir pour d’autres, ou bien la gloire, ou bien le bonheur, ou bien la justice, ou bien l’amour, ou bien la liberté, et souvent un peu de tout cela… Bref, la vie ne veut rien dire (elle n’a pas de signification), mais elle va quelque part : au minimum et en général vers la mort, au maximum et en particulier vers les buts que chacun se donne ou poursuit. Réponse triviale, mais claire, et qui vaut mieux que les propos confus que je ne cesse d’entendre sur « le sens de la vie » ou « la question du sens »…
 
Si la question du sens de la vie n’est pas la bonne, par quoi la remplacer?
A. C.-S. : Par la question de sa valeur! Le problème n’est pas de savoir si la vie à un sens, mais si elle vaut la peine d’être vécue. Qu’est-ce qu’une valeur? Le corrélat d’un désir. C’est où je rejoins Spinoza. « Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, écrivait-il; c’est inversement parce que nous la désirons que nous la jugeons bonne. » Cela dit quelque chose d’essentiel sur la valeur de la vie : ce n’est pas parce que la vie est bonne que nous la désirons; c’est dans la mesure où nous la désirons qu’elle nous paraît bonne. Bref, la question n’est pas de savoir si la vie a un sens, mais si nous sommes capables de l’aimer. C’est la sagesse de Montaigne : « Pour moi, donc, j’aime la vie… » C’est la leçon des sages, en tous pays. Ils ne nous disent pas si la vie a un sens, ni lequel; ils nous apprennent à l’aimer.
 
Quelque chose peut-il avoir de la valeur sans avoir de sens?
A. C.-S. : Bien sûr! De même que quelque chose peut avoir du sens sans avoir de valeur... On demanda un jour au poète Paul Valéry pourquoi il n’écrivait pas de romans. « Parce que, répondit-il, je me refuse à écrire une phrase comme : "La marquise sortit à cinq heures." » Une telle phrase ne manque pourtant aucunement de sens (elle a une signification, et celui qui l’écrit poursuit sans doute un but). Mais elle est à peu près sans valeur (elle n’est ni belle, ni forte, ni profonde, ni originale…). C’est dire assez que la valeur et le sens sont deux choses différentes. Si ma vie avait autant de sens – et aussi peu de valeur – que « La marquise sortit à cinq heures », je serais bien avancé!
 
Quelle différence entre le sens et la valeur? Le sens est l’objet d’une compréhension ou d’une interprétation. La valeur, l’objet d’une évaluation, d’un désir ou d’un amour. Les deux peuvent aller de pair (un beau poème), mais aussi séparément : un paysage, une fleur ou un morceau de musique n’ont pas besoin d’avoir une signification ou un but pour être beaux, ni donc pour valoir. Souvenez-vous d’Angelus Silesius, le grand poète et mystique allemand du XVIIe siècle : « La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit, n’a souci d’elle-même, ne désire être vue... » La rose n’a pas de sens. Cela ne l’empêche nullement d’être belle, autrement dit de valoir, au moins pour nous! C’est vrai aussi dans le monde humain. Comprendre ou interpréter un acte – à quoi peut servir, par exemple, la psychanalyse – n’a jamais suffi à lui donner de la valeur. Pourquoi? Parce qu’un objet quelconque n’a de valeur qu’à proportion du désir ou de l’amour que nous lui portons. Le problème, encore une fois, n’est pas de savoir si la vie a un sens, ni lequel, mais si nous l’aimons assez pour qu’elle vaille la peine d’être vécue. Qu’il y ait du sens en elle, c’est incontestable (puisque nous parlons, puisque nous agissons : nous voulons dire ou faire quelque chose), mais cela ne suffira jamais à lui donner un sens global ni, encore moins, de la valeur. Seul l’amour en est capable. Ce n’est pas parce que la vie est bonne qu’il faut l’aimer, c’est pour qu’elle le soit.
 
Le fait de vivre selon nos valeurs conduit-il nécessairement à une vie sensée?
A. C.-S. : Oui, si nous agissons conformément à ces valeurs. Par exemple si vous aimez la justice (si la justice, pour vous, est une valeur) et si vous agissez en conséquence, la justice fait partie des buts que vous poursuivez : elle est donc un des éléments du sens de votre vie. Mais cela suppose un amour préalable (l’amour de la justice). Ce n’est pas parce que la justice a du sens que nous l’aimons; c’est parce que nous l’aimons que nous lui trouvons du sens.
 
Le sens se construit-il uniquement par la raison? Quelle place occupent les émotions dans la quête de sens?
A. C.-S. : La raison, par elle seule, ne donne jamais aucun but, ni donc aucun sens. Qu’est-ce qui donne du sens à l’existence d’une personne ou d’un groupe de personnes? Je vous l’ai dit : les buts qu’ils poursuivent, consciemment ou incons­ciemment. Et ces buts ne sont jamais fournis par la raison, toujours par le désir. Considérons par exemple les mathématiques. Elles relèvent bien sûr de la raison. Mais pourquoi faire des mathématiques? La raison ne répond pas! Essayez de démontrer mathématiquement qu’il faut faire des mathématiques! Vous n’y parviendrez jamais. Pourquoi? Parce que la proposition « Il faut faire des mathématiques » n’est pas une proposition mathématique. Si nous faisons des maths, c’est que nous en attendons certaines choses, que nous désirons : le succès à un examen, un métier, un salaire, ou simplement un certain plaisir que nous y trouvons, mais que les théorèmes, eux, ne ressentent pas!
 
Quelle place occupe la communauté dans la recherche de sens? Dans un monde qu’on dit atomisé, les autres jouent-ils tout de même un rôle incontournable dans le fait de trouver du sens au quotidien?
A. C.-S. : Les buts que nous poursuivons, nous ne les poursuivons jamais tout seuls. Tout désir humain est social, relationnel, intersubjectif. Souvent parce que nous désirons ce qu’un autre désire, et parce qu’il le désire (c’est ce que René Girard appelle le « désir mimétique »). D’autres fois parce que l’autre est lui-même, pour nous, objet d’amour ou de désir. Prenez l’amoureux : le sens de sa vie, tant que dure sa passion, c’est d’aimer et d’être aimé : tous ses actes, ou la plupart d’entre eux, tendent vers ce but, directement ou indirectement. Même chose pour les parents : le sens de leur vie, autrement dit le but qu’ils poursuivent avant tout, c’est le bonheur de leurs enfants. Celui qui n’aimerait rien ni personne n’aurait aucune raison de poursuivre quelque but que ce soit. C’est ce que Freud appelle le « mélancolique », celui qui « a perdu la capacité d’aimer ». Comment sa vie aurait-elle un sens? Quant à l’égoïste, il s’aime au moins lui-même : le sens de sa vie sera son propre bien-être, mais qui viendra buter sur le non-sens de la mort…
 
Toutefois, ne parlez pas trop vite d’une société « atomisée ». Les relations interindividuelles n’ont jamais occupé autant de place qu’aujourd’hui. Simplement, elles relèvent de plus en plus de la vie privée (les amours, les amis, la famille), de moins en moins de la vie publique (le village, la cité, la nation). C’est une fragilité, pour nos sociétés. Aimer ses enfants et ses amis, c’est très bien. Mais cela ne suffira pas à sauver notre société ou notre civilisation!
 
Le sens se construit-il ou se découvre-t-il?
A. C.-S. : Il se construit. Le sens n’est pas un trésor caché, qu’il faudrait découvrir. À nous de faire en sorte que nos propos aient une signification, si possible point trop pauvre ou superficielle (c’est ce qui distingue une confidence d’un bavardage), et que nos actes tendent effectivement vers un certain nombre de buts, qu’il dépend de nous de viser. Rien de cela n’est donné tout fait!
 
Le sens est-il nécessairement lié au bonheur et le non-sens au malheur? Ce qui ne semble pas avoir de sens de prime abord pourrait-il tout de même conduire à un certain bonheur?
A. C.-S. : Sens et bonheur sont deux notions différentes, et indépendantes l’une de l’autre. Un malheur peut avoir du sens; un bonheur peut n’en pas avoir. Par exemple le malheur du névrosé : ses symptômes veulent dire quelque chose, qu’une psychanalyse pourrait interpréter. Ou le bonheur du sage, qui n’a pas besoin que la vie ait un sens pour l’aimer. Souvenez-vous de Montaigne : « La vie doit être elle-même à soi sa visée, son dessein. » Autrement dit : la vie n’a pas d’autre sens qu’elle-même; le but de vivre, c’est vivre! Souvenez-vous de Camus, dans Le mythe de Sisyphe : « On ne découvre pas l’absurde sans être tenté d’écrire quelque manuel du bonheur… » Pourquoi la vie est-elle absurde pour Camus? Parce qu’elle n’a pas de sens objectif, pas de sens en soi. Ce n’est pas une raison pour cesser de l’aimer, ni donc pour renoncer à être heureux!
 
Le sens est-il comme le bonheur : ne peut-on le reconnaître qu’après coup?
A. C.-S. : D’abord ce n’est pas toujours vrai du bonheur, même s’il arrive en effet qu’on reconnaisse le bonheur, comme disait Prévert, « au bruit qu’il a fait en partant ». Et ce n’est pas non plus toujours vrai du sens. Les buts que je poursuis sont devant moi, pas derrière! Du moins pour la conscience. Pour l’inconscient, c’est souvent différent : là encore, une psychanalyse pourra rétrospectivement vous éclairer sur le sens de tel ou tel de vos actes passés, autrement dit sur les buts qu’ils visaient inconsciemment, donc aussi sur les désirs inconscients qui en étaient l’origine. Mais ce n’est pas toujours le cas, fort heureusement! Lorsque nous agissons consciemment pour atteindre tel ou tel but, ou pour nous en approcher, notre action a bien du sens, et c’est autrement précieux que celui – qu’on ne découvre ordinairement qu’après coup – d’un symptôme ou d’un acte manqué. La vie n’est pas une cure! Le monde, pas un divan!
 
Qu’est-ce qui est porteur de sens pour la société en 2016? Et pour vous?

A. C.-S. : La même chose aujourd’hui qu’il y a deux mille ans, et pour moi que pour n’importe qui : le désir, donc aussi et surtout l’amour. C’est cela qu’il faut apprendre à nos enfants! Non pas que la vie a un sens, ni lequel, mais que rien – pas même le sens – n’a de valeur qu’à proportion de l’amour que nous lui portons. C’est pourquoi l’amour est la valeur suprême, sans avoir besoin pour cela d’avoir un sens. Ce n’est pas parce que nos enfants ont du sens que nous les aimons; c’est inversement parce que nous les aimons que notre vie prend sens. Ce n’est pas le sens qui est aimable; c’est l’amour qui donne un sens!




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