Par Vincent de Gaulejac – 1er décembre 2016
L’auteur, après avoir évoqué brièvement le système de sens et de croyances de la modernité, trace à grands traits son évolution jusqu’à aujourd’hui.
Dans les sociétés hypermodernes, le sujet perd ses repères, ses certitudes et ses valeurs. Ses croyances elles-mêmes deviennent incertaines. Il ne sait plus à quel sens se vouer. Il devient lui-même incertain face aux questions qu’il lui faut résoudre : comment exister socialement? Comment se faire une place dans le monde? Comment la garder? Comment être « branché »? Comment ne pas se laisser « débrancher »? Comment se faire reconnaître?
Pour combler ce besoin de sens, l’individu hypermoderne est confronté à deux pièges. Il peut tomber dans le relativisme, flottant au gré des influences multiples qui traversent la société, à l’image des idéologies new age qui fleurissent ici et là. Il peut aussi combler sa soif d’absolu en adhérant à une secte, en basculant dans le fondamentalisme religieux où dans toutes les formes d’intégrisme qui prônent « la » vérité. Le sujet peut aussi construire un idéal fondé sur la quête de liberté, le goût de l'altérité, la tolérance et l'humanisme, noyau commun de valeurs qui lui permet de lutter contre le désenchantement et de se sentir en lien avec une certaine conception de l'humanité. La modernité avait affirmé un système de sens et de croyances qui se voulait universel et prétendait répondre à toutes les questions existentielles par la raison, le droit et la science. L’hypermodernité renvoie chaque individu à une révision des idéaux à partir desquels il s’est construit. Il y a là un travail psychique en profondeur qui donne au sujet sa force – il peut s’autoriser de lui-même – et sa faiblesse – il est bien seul et solitaire dans ce remaniement intérieur. Qui est-il pour se définir lui-même?
Le siècle des Lumières a voulu promouvoir, sinon imposer un certain nombre de valeurs en opposition aux valeurs religieuses de l’ère chrétienne. La Révolution française a marqué une rupture qui ouvre sur deux siècles de « modernité » caractérisée par un certain nombre de valeurs et de principes qui se veulent universels : le prima de la raison sur la foi, le progrès fondé sur la connaissance scientifique, la promotion du respect des droits de l’homme et du citoyen, la liberté des individus à maîtriser leur histoire individuelle et collective, la laïcité, l’égalité des chances, la prééminence de l’État comme élément régulateur des rapports sociaux, l’importance des institutions comme instances porteuses de missions d’intérêt général (la santé, l’éducation, la justice, la sécurité…). Un système de valeurs dans lequel l’intérêt général doit primer sur les intérêts privés, la socialisation sur l’individualisme, l’intégration de chacun dans un ensemble sur les aspirations individuelles. Il y a là un système de valeurs cohérent et unifié qui va se consolider au cours des XIXe et XXe siècles par la mise en œuvre d’un système législatif soutenu par un réseau institutionnel puissant. Le modèle de personnalité attendu dans la modernité est celui d’un individu conscient, appelé à maîtriser ses pulsions, intériorisant les normes de son milieu, tout en retenue, respectueux de l’autorité, attaché à un ordre social, dominé par un Surmoi qui lui fixe des interdits et des limites largement intériorisées.
Les idéaux de mai 1968 ne contestent pas fondamentalement ceux de la modernité, mais plutôt leur traduction dans un monde disciplinaire, normalisé, hiérarchisé, répressif et autoritaire. Le modèle reste marqué par l’idée que les hommes peuvent « changer la vie » par un mouvement social qui leur donnera une maîtrise plus grande sur les décisions qui les concernent, en particulier dans le registre de la sexualité et le registre de l’exercice du pouvoir. Il s’agit de changer les rapports hommes/femmes, d’obtenir la liberté de disposer de son corps, du droit au plaisir, du refus de l’autoritarisme et de mettre l’imagination au pouvoir. Entre changement politique et révolution existentielle, les aspirations exprimées par les jeunes de 1968 amorcent un mouvement qui s’étalera tout au long des années 1970.
Les années 1980 sont marquées par le désenchantement. La révolution n’est plus perçue comme un idéal souhaitable. Les réflexions sur la Shoah et le Goulag condamnent toutes les formes de totalitarisme et conduisent à interroger la banalité du mal tout en renonçant aux lendemains qui chantent. On assiste à un double mouvement d’effondrement des régimes qui se réclament du communisme et une globalisation des marchés financiers qui imposent le capitalisme comme modèle unique dans le monde entier. Le marxisme, théorie incontournable qui imprimait sa marque à l’ensemble des débats théoriques et politiques, devient une référence obsolète. La lutte des places se substitue à la lutte des classes. L’individualisme prend le pas sur les mouvements sociaux. Le récit de soi remplace les « grands récits » qui donnaient du sens à l’existence.
La postmodernité désigne un moment au cours duquel les institutions porteuses de sens et supports de socialisation s’effritent. On assiste à l’abandon des grands systèmes explicatifs du monde, qu’ils soient religieux, politiques ou scientifiques, à l’affaiblissement des repères et des structures d’encadrement de socialité traditionnelles (familles, partis, églises, écoles…) et au développement d’un individualisme intense. Émerge un individu libéré des cadres sociaux qui le contenaient, soucieux de son développement personnel, de cultiver son autonomie et sa singularité. Mais cette libération n’est pas sans contreparties.
Loin de « libérer » l’individu, la crise des institutions traditionnelles le confronte à des tensions nouvelles. L’individu hypermoderne doit lutter pour avoir une existence sociale, pour être reconnu, sans que jamais cette reconnaissance ne lui soit définitivement acquise. L’exigence du « toujours plus » le conduit à vivre dans l’excès, dans le dépassement de soi, dans l’urgence, dans l’instantanéité, dans l’insécurité.
La modernité invitait l’individu à devenir sujet par la connaissance (sujet réflexif), par le droit (sujet de droit), par la volonté (la maîtrise de ses émotions et de ses désirs). Dans l’hypermodernité, l’idéal d’être un sujet conscient et responsable se transforme en exigence. Le sens de son existence ne lui étant plus « donné », il doit le trouver par lui-même. Ses croyances originaires sont remises en question. La flexibilité est partout, même dans le registre des valeurs. Il ne sait plus à quel sens se vouer.
Vincent de Gaulejac, sociologue, est professeur émérite de sociologie à l’Université Paris 7-Denis Diderot. Il est également président du Réseau international de sociologie clinique (RISC) et auteur d’une quinzaine d’ouvrages dont La Lutte des places, Les sources de la honte, La Société malade de la gestion, Qui est « JE? » et Le capitalisme paradoxant, un système qui rend fou (avec Fabienne Hanique).