Par Andréanne Côté – 1er décembre 2016
L’auteure examine d’abord les liens entre les demandes d’aide médicale à mourir (AMM) et la crise de sens qui caractérise nos sociétés pour ensuite s’interroger sur les possibles répercussions sur le sens que provoque la mise en application de la loi. Enfin, à travers différents exemples, elle souligne l’importance de poursuivre l’amélioration des soins.
Après plusieurs années de réflexions et de débats, la loi québécoise encadrant l’aide médicale à mourir (AMM) est maintenant en vigueur. Selon les données rapportées en juillet dernier, plus de 160 Québécois se sont prévalus de ce droit, un nombre supérieur aux attentes des différents spécialistes1. Au chevet des patients qui la réclament et dans sa mise en application au quotidien, cette pratique continue de susciter la discussion. En plongeant au cœur de la question, on touche à un aspect qui rejoint l’essence de l’être humain : la question du sens. En effet, le sens – ou le non-sens – de la vie, de la mort, de la souffrance, prend un relief particulier en présence de cette nouvelle réalité qu’est l’AMM.
Ce texte questionne donc la transformation du sens qui s’opère à l’orée du changement de paradigme que provoque la mise en application de cette loi. Il reconnaît l’importance de respecter la volonté exprimée par la population de pouvoir accéder à cette option en cas de souffrance intolérable, tout en invitant à la prudence advenant une croissance inexpliquée du nombre de cas déclarés d’AMM.
Pour ce faire, nous nous penchons d’abord sur le critère d’admissibilité portant sur la souffrance intolérable éprouvée par le demandeur, incluant la souffrance de nature existentielle en lien, par exemple, avec la perte de sens éprouvée par une personne en fin de vie. Deux questions sont ensuite examinées : existe-t-il un lien entre la lutte menée pour faire reconnaître le droit d’être médicalement assisté pour mourir et la crise de sens qui ébranle notre société? Et quelles sont les conséquences possibles de ce nouveau droit sur la question du sens? Enfin, sont soulignés les changements dans l’organisation des soins perçus comme essentiels à l’application harmonieuse de la loi.
Une pratique balisée qui laisse place à la subjectivité
Parmi les sept critères à satisfaire pour avoir accès à l’AMM, on retrouve le fait de devoir éprouver des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables ne pouvant être apaisées dans des conditions jugées tolérables2. Les données des États où cette pratique est légalisée démontrent que les motifs des personnes ayant réclamé l’AMM touchent dans une importante proportion la sphère existentielle (perte d’espoir, fatigue de vivre, sentiment de désintégration, perte d’autonomie, de dignité et de contrôle sur sa propre vie, perte de sens de la vie, etc.)3 À la lumière de ces données, les auteurs d’une revue systématique effectuée aux Pays-Bas rappellent la nature profondément personnelle de l’expérience de la souffrance, perçue comme une menace au sentiment d’intégrité. Ils notent que la variété des motivations rapportées traduit la complexité de la souffrance, tandis que les symptômes physiques et psychiques associés à la maladie se construisent et s’interprètent à partir des histoires de vie passées des individus, de leur bagage existentiel, de leur situation sociale et de leur personnalité.
Plus près de chez nous, citons en exemple le cas médiatisé d’une artiste en arts visuels atteinte d’un cancer fulgurant ayant choisi l’AMM « pour éviter l’agonie » et parce que « pour elle, il était impossible de vivre sans créer4 ». Cette situation est le reflet de la nature subjective de la souffrance traduisant des valeurs et des raisons de vivre qui diffèrent d’un individu à l’autre. De cette façon, la question du sens peut être directement impliquée dans ce qui motive une demande d’aide à mourir, d’où l’importance de s’y attarder.
Crise de sens et aide médicale à mourir
Depuis les derniers siècles, la société occidentale connaît une période de mutation au niveau de ses valeurs et de ses aspirations. L’idée d’un monde sans souffrance basé sur un bonheur individuel « ici-bas » devient accessible; le progrès est le vecteur par lequel ce projet semble possible. Les avancées technologiques, scientifiques et médicales incarnent cette volonté d’éradiquer la souffrance. Beaucoup d’efforts sont déployés pour assouvir les besoins matériels des individus et accroître leur productivité, les amenant graduellement à délaisser leurs aspirations à la spiritualité et à les distancier du besoin existentiel de grandir dans l’épreuve et de s’élever vers quelque chose de plus grand que soi5. Le vide ainsi créé participe à la crise de sens qui ébranle notre société.
Les valeurs fondamentales qui émergent de ce contexte parlent d’autonomie, d’autodétermination, de liberté de choix, créant un amalgame entre ces concepts et celui de la dignité humaine. Selon la croyance devenue populaire, est digne celui qui exprime son autonomie et fait valoir son indépendance. Dans un monde où l’individu se doit d’être performant, il devient difficile de préserver en lui un sentiment de dignité et de sens de la vie lorsqu’une maladie limite ses capacités physiques, cognitives et sociales.
À l’ère moderne, la science et la médecine sont certes parvenues à repousser les frontières de la maladie, de la souffrance et de la mort, mais elles n’ont pas réussi à les éliminer ou à leur donner un sens. Pourtant, nous nous appuyons fortement sur elles pour nous guider dans ces moments de bouleversements existentiels. En s’appropriant ainsi la responsabilité du prendre soin, la science et la médecine ont fait en sorte que la mort et la souffrance, devenues progressivement les tabous d’aujourd’hui, se sont peu à peu désincarnées du quotidien des individus, les ébranlant davantage au moment où elles refont surface. Les pertes et les deuils ainsi générés suscitent un tel effroi, qu’il est devenu légitime de vouloir s’y soustraire en se donnant maintenant la possibilité d’abréger la vie de celui qui le réclame. Portées par un mouvement socialement noble, ces actions méritent tout de même d’être examinées en profondeur puisque leurs portées touchent à l’humain dans son essence même, dans sa fragilité et sa complexité.
Répercussions de l’aide médicale à mourir sur la question du sens
Dans les mois suivant sa mise en application, des commentaires partagés dans le grand public font craindre que l’AMM ne devienne, dans l’esprit de plusieurs, le meilleur moyen, sinon le seul, d’accéder à une « bonne mort6 », une mort paisible et sans souffrance. Suivant cette logique, il est légitime de remettre en question l’accès limité à ce droit, jusqu’alors prévu comme mesure exceptionnelle. Souffle alors un vent de lutte pour y accéder sans contrainte, parce que pour certains, l’idée de subir les limitations physiques et cognitives imposées par la maladie ou provoquées par le simple vieillissement est devenue inconcevable. C’est pourquoi le traitement dans les médias de cas de patients ayant obtenu l’AMM, en faisant ressortir l’aspect héroïque de leur combat7, parlant de leur courage d’avoir été au bout de leurs convictions, invite au questionnement éthique. Il suffit d’opposer ces histoires de fin de vie magnifiées8 avec les conditions de vie déplorables offertes aux personnes atteintes de maladies dégénératives dans nos institutions publiques, pour s’inquiéter que ne s’impose le choix de l’AMM9. En combinant cette triste réalité avec les restrictions budgétaires affectant l’ensemble du réseau public et l’effritement du tissu social, il y a lieu de craindre que ces témoignages n’exercent des pressions indirectes sur la population vulnérable préoccupée à l’idée de représenter un fardeau pour leurs proches et la société.
En faisant de l’AMM une option plus attrayante et plus simple que de répondre adéquatement à la souffrance spécifique des individus, le glissement vers un système opérationnalisé et normalisé nous menace d’ici quelques générations. Le risque d’une banalisation de l’AMM n’est pas sans conséquence sur la question du sens. Alors que certains disent que la vie a un sens parce qu’elle a une fin et parce qu’elle est tissée de hasards, d’autres proposent l’idée que la vie peut aussi avoir un sens puisqu’elle comporte son lot de difficultés à travers desquelles nous sommes appelés à grandir comme être humain. Ainsi, le sens de la vie peut naître de l’épreuve, mais comment parvenir à donner un sens à cette expérience si la mort et la souffrance devaient être éjectées en faisant de l’AMM une normalité? Cette idée, aussi alléchante soit-elle parce qu’elle permet d’outrepasser la période d’agonie en faisant survenir la mort dans un lieu contrôlé à un moment convenu, évitant de surcroît le fardeau économique associé à la fin de vie, risque de bousculer le sens de la vie en pensant contrôler ce qui pourtant la rend si précieuse.
Un changement dans l’organisation et dans la philosophie des soins
Pour éviter qu’un tel scénario ne s’actualise, de réels efforts doivent être consentis pour améliorer l’accès et la qualité des services de santé. Les soins palliatifs10, plutôt que d’être perçus comme des soins pouvant uniquement être offerts par une équipe spécialisée et indépendante, devraient être intégrés plus naturellement et plus précocement à la trajectoire de soins des personnes malades11. Une meilleure formation des professionnels de la santé devrait leur permettre de développer une vue globale et entière de la situation des patients, de façon à repérer et soulager plus adéquatement la souffrance physique, psychique et existentielle susceptible de dégénérer et de devenir insupportable.
Sensibiliser les professionnels à l’importance du sens qu’une personne accorde à sa vie, à sa maladie, à sa souffrance, leur permettrait également de l’accompagner plus judicieusement, plutôt que de les laisser démunis lorsque l’approche palliative s’impose comme la seule option raisonnable12. En effet, plusieurs soignants reconnaissent souffrir de ne pouvoir maîtriser la maladie de leurs patients. Le sentiment d’impuissance peut alors les amener, consciemment ou non, à proposer des traitements futiles pour contourner l’annonce de la mauvaise nouvelle. Cette façon de faire, en plus d’alimenter un espoir irréaliste pour le patient et ses proches, peut retarder le processus de préparation à la fin de vie. La population doit savoir que la non-initiation ou la cessation de traitement est une avenue possible lorsque les thérapies proposées imposent un lot de souffrances surpassant les bénéfices. Trop souvent, les traitements avancés offerts à une population de plus en plus affaiblie peuvent prolonger leur espérance de vie, mais aussi les laisser dans un état de dépendance qui fragilise leur intégrité physique autant que psychique. Il serait dommage que l’acharnement thérapeutique soit le terreau sur lequel s’enracinent des états de souffrance tels que l’AMM soit perçue comme la seule alternative possible pour y mettre un terme.
La question du sens est au cœur du changement de paradigme qu’amène l’AMM. À l’échelle individuelle, la perte de sens peut conduire à une demande d’aide à mourir. À l’échelle collective, la crise de sens pourrait avoir contribué à rendre cette option disponible.
Quoi qu’il en soit, il faut demeurer vigilant face aux répercussions de cette nouvelle réalité et souligner l’importance d’investir autant d’énergie dans l’amélioration des soins de santé que dans le déploiement de l’AMM. En poursuivant les efforts de recherche dans le domaine du soin spirituel et de la souffrance existentielle, peut-être réussirons-nous à mieux cerner les enjeux qui la concerne. En promouvant le développement d’une médecine qui intègre les composantes physique, psychique et existentielle des personnes, peut-être arriverons-nous à travailler dans un esprit collaboratif pour que leur bien-être soit véritablement au cœur des préoccupations. Enfin, en poursuivant cette passionnante réflexion sur la maladie, la fin de vie et la mort, peut-être parviendrons-nous comme patient, comme aidant, comme soignant ou comme citoyen, à leur donner un sens, un sens intégré à celui de la vie puisqu’elles en font partie.
1 Plus de 160 Québécois ont reçu l’aide médicale à mourir, Radio-Canada, publié le mercredi 6 juillet 2016. http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/Politique/2016/07/06/001-130-quebecois-aide-medicale-mourir-200-demandes.shtml
2 Article 26 de la Loi concernant les soins de fin de vie, LégisQuébec, source officielle, chapitre S-32.001, mis à jour le 15 mai 2016. http://legisquebec.gouv.qc.ca/fr/ShowDoc/cs/S-32.0001
3 Dees M, Vernooij-Dassen M, Dekkers W, Van Weel C. Unbearable suffering of patients with a request for euthanasia or physician-assisted suicide: an integrative review. Psycho-Oncology (2010) 19: 339–352.
4 Aide médicale à mourir : récit d’une fin de vie en plein vol, Radio-Canada, Émission Médium-Large du mercredi 4 mai 2016 http://ici.radio-canada.ca/emissions/medium_large/2015-2016/chronique.asp?idChronique=405721
5 La crise est avant tout une crise de sens, Entretien avec Emmanuel Desjardins, philosophe, article paru dans la revue Psychologies, juillet 2009, http://www.psychologies.com/Planete/Societe/Articles-et-Dossiers/Une-crise-benefique/La-crise-est-avant-tout-une-crise-de-sens
6 Le concept de « bonne mort » renferme l’idée d’un certain degré de contrôle sur la mort par l’individu en termes de lieu et de temps. Propos rapportés dans le texte : La « bonne mort » dans les sociétés modernes, de Howarth Glennys, dans Encyclopédie sur la mort, consultée le 25 juillet 2016. http://agora.qc.ca/thematiques/mort/documents/la_bonne_mort_dans_les_societes_modernes
7 Flynn JM. Détour inattendu et passage : la loi fédérale sur l’aide médicale à mourir. Site de l’UQAC, texte paru le 18 avril 2016. http://www.uqac.ca/lepassage/detour-inattendu-et-passage-la-loi-federale-sur-laide-medicale-a-mourir/
8 En référence à des propos cités dans l’article Aide médicale à mourir : un premier médecin témoigne de son expérience, Radio-Canada, publié le mercredi 13 avril 2016 http://ici.radio-canada.ca/nouvelles/societe/2016/04/13/002-aide-medicale-a-mourir-medecin-temoignage.shtml
9 Il s’agit d’une inquiétude partagée par le Comité national d’éthique sur le vieillissement dans une lettre ouverte parue le 5 mai 2015. http://agora.qc.ca/thematiques/mort/documents/la_bonne_mort_dans_les_societes_modernes
10 Les soins palliatifs sont entendus comme des soins globaux visant à améliorer la qualité de vie des personnes atteintes d’une maladie engageant le pronostic vital. Ils ne concernent donc pas uniquement les derniers jours ou les dernières semaines de vie. Ils peuvent s’appliquer durant plusieurs années dans le cas de maladies chroniques. http://www.who.int/cancer/palliative/fr/
11 Il faudra donc mettre en place des mécanismes pour s’assurer que les objectifs fixés dans le Plan de développement 2015-2020 sur les Soins palliatifs et de fin de vie se traduisent dans le quotidien des familles de patients gravement malades. http://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2015/15-828-01W.pdf
12 Le Collège des médecins de famille du Canada a d’ailleurs fait paraître un Guide de réflexion sur les enjeux éthiques liés au suicide assisté et à l’euthanasie volontaire dans lequel il insiste sur l’importance de « reconnaître les limites des interventions biomédicales pour répondre aux préoccupations existentielles de l’être humain, qui surgissent inévitablement au cours d’une maladie grave et face à la possibilité d’une mort imminente. » Paru en septembre 2015. zhttp://www.cfpc.ca/uploadedFiles/Health_Policy/_PDFs/Guidefor%20Euthanasia_FRE_final.pdf
Andréanne Côté est médecin diplômée de l’Université de Montréal. Après avoir exercé la médecine familiale pendant deux ans, elle décide de suivre une formation supplémentaire d’un an en médecine palliative. Elle pratique depuis 2011 au Centre hospitalier universitaire de Montréal au sein du service de soins palliatifs. Elle est professeure adjointe de clinique à l’Université de Montréal où elle a également complété une maîtrise en sciences des religions en 2014, dans une concentration en études sur la mort. Elle s’intéresse aux thérapies complémentaires et alternatives, de même qu’à l’expérience spirituelle des personnes en fin de vie.