L’impossible guérison

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Vivre avec la maladie chronique 



Par Édith Ellefsen - 1er août 2013

Depuis toujours, les êtres humains et les communautés prennent soin d’eux-mêmes pour continuer à vivre. L’auteure pro- pose de comprendre ce que veut dire vivre avec la maladie chronique sous l’angle de la continuité de la vie. La réflexion1 abordera ici la souffrance, l’un des aspects inexorables de cette expérience de continuité de la vie.

 

Vivre avec la maladie chronique, c’est souffrir

L’avènement d’une maladie chronique représente l’élément déclencheur d’un parcours de vie jonché de multiples pertes, lequel s’accompagne de la souffrance. Mais qu’est-ce que la souffrance? Nous la définirons comme une expérience affective désagréable associée à la perte interminable de son identité (le Soi), cette structure dynamique qui donne cohérence et continuité à l’expérience d’être vivant (Ellefsen, 2013, sous presse).
 
L’affectivité, dans laquelle se révèle la souffrance, ne se réduit pas à la facette psychologique de l’être humain (ses émotions ou ses sentiments) ou à un trait de son identité. Elle est plutôt synonyme de subjectivité, cette capacité ou ce pouvoir de se sentir et de s’éprouver soi-même dans tout son être, et cela, sans aucune distance (Henry, 2000). Par exemple, lorsque j’ai mal, je ne peux caractériser la douleur comme étant une douleur physique ou une douleur morale. C’est tout mon être qui est habité par cette douleur et il m’est impossible de m’y soustraire comme je le ferais pour un vêtement. S’éprouver ici ne signifie pas seulement de « se sentir », mais de « se sentir » toujours selon une tonalité affective. L’affectivité rend donc compte du pouvoir humain d’exister ou d’être dans le monde. Elle est l’assise de toutes ses facultés telles que percevoir, se représenter, imaginer, etc. (Longneaux, 2007; Meyor, 2008).
 
Dans l’optique que la souffrance se déploie dans la vie affective, il est intéressant de constater qu’au plan étymologique, le mot « affectif » se définit comme ce qui est relatif aux affections de l’âme. La souffrance s’envisage donc comme une expérience spirituelle au sens où elle est relative à l’âme, ce principe de vie, de mouvement et de pensée de l’être humain. C’est toute la vie elle-même qui est interpellée par la souffrance. Par conséquent, les soins spirituels devront aller au-delà du soutien au patient2 dans sa recherche de sens, des valeurs qui l’animent et de sa transcendance. Ils devront être fondés sur une vision globale de l’être humain où la souffrance s’exprime au moyen du corps, et ce, même si ce dernier ne peut se manifester avec sa raison (ex. : patient avec un déficit cognitif ou un nouveau-né). Par conséquent, une gestion optimale des symptômes constitue la première forme de soutien à assurer à la personne vivant avec une maladie chronique pour pouvoir continuer à vivre.
 

La souffrance est une expérience intime

Si la souffrance consiste à s’éprouver ou à se manifester à soi-même sans aucune distance, elle est par conséquent une expérience intime au sens où elle est vécue de l’intérieur. Elle demeure dans le monde de la vie invisible ou de « l’être » et explique pourquoi on ne peut « montrer » à l’autre notre souffrance ou que l’on ne peut « voir » la souffrance de l’autre. Elle pourra tout au plus « apparaître » au monde extérieur et être visible au moyen du langage (ex. « je trouve difficile de… ») ou des manifestations corporelles (ex. faciès triste, pleurs). C’est pourquoi le compagnon, celui qui accompagne l’autre sur son chemin de vie, devra devenir un témoin de cette souffrance. Ce n’est que par l’observation minutieuse du patient et le développement d’une relation de confiance qu’il réussira à « voir » et à « entendre » cette souffrance puisqu’il ne peut pas la ressentir lui-même. Par ce que le patient fait « apparaître » au monde (consciemment ou inconsciemment), le compagnon devra également se questionner et valider auprès de lui ou de ses proches (lorsqu’il n’est pas en mesure de le faire lui-même) sur ce que « veulent dire » ces manifestations.
 
Comment cette souffrance apparaît-elle alors au monde extérieur? De prime abord, elle témoigne du mal-être ressenti dans ce corps matériel malade. Ainsi, la vie quotidienne se voit perturbée par l’intrusion des symptômes (Charmaz, 1991).  Que ce soit la douleur ou la fatigue pour les personnes vivant avec le cancer ou encore les hallucinations pour celles vivant avec la schizophrénie ou la maladie d’Alzheimer, les symptômes envahissent leur quotidien et le monde de la vie se rétrécit peu à peu. Ils deviennent alors les prisonniers de ce corps malade, marqué par l’incapacité, comme Ghislain le témoigne :

C’est être pris dans une prison, mais libre quand même. On est limité dans à peu près tout ce que l’on fait, comparé avec ce que l’on faisait avant. Il faut s’adapter exactement avec ce que l’on a. (Ellefsen, 2010: 121)

 
Vivre au quotidien avec un corps malade engendre donc un bouleversement affectif, lequel est très présent au début de la maladie et ne s’estompe pas avec le temps. Tel le ressac de la mer, cette affectivité, souvent révélée par la colère ou le chagrin, remonte à la surface lors des moments difficiles, par exemple lorsque la maladie progresse. Les autres deviennent malgré eux les témoins de cette tempête affective. Par ailleurs, le regard stigmatisant des autres peut contribuer à cette souffrance. En effet, leur ignorance ou leur incompréhension de la maladie obligent les personnes dont la maladie est apparente (ex. maladie de la peau) à dévoiler leur maladie afin de justifier ces « anormalités ». À l’inverse, pour celles dont la maladie est invisible (ex. trouble mental), le choix de ce dévoilement de- meure possible (Charmaz, 1991; Joachim et Acorn, 2000). Plusieurs d’entre elles choisiront de la taire afin de maintenir une image de « normalité », pour ne pas être considérées « malades » ou prises en pitié. Cependant, ce secret peut devenir lourd lorsqu’elles doivent aller au-delà de leurs limites corporelles pour répondre aux attentes des autres, comme le souligne Fabienne :

On dirait qu’ils [les autres] ne se rendent pas compte qu’on est malade. On essaie de dire : je suis fatiguée et je vais arrêter. Non, les autres ne comprennent pas ça. Ils nous poussent toujours au bout de la corde. (Ellefsen, 2010 : 129)

 

La souffrance est une expérience interminable

La souffrance liée à la maladie chronique affecte profondément la corporalité (l’expérience du corps), la relationalité (l’expérience avec les autres) mais aussi   la temporalité (l’expérience du passé, du présent et du futur). Notamment, elle modifie la signification du temps présent, ce référent qui permet à l’être humain de distinguer un avant et un après. En d’autres mots, elle brise la confiance de l’être humain envers la continuité temporelle. Le temps de la souffrance devient alors un temps sans échéance (Porée, 2000). Pour les personnes vivant avec la maladie chronique, il n’est plus possible désormais de continuer leur vie comme avant, une vie synonyme d’un corps en santé. Ils ont également perdu un futur construit sur ce corps en santé. Ils doivent maintenant vivre avec l’incertitude d’un corps malade, laquelle se dévoile par la crainte d’un futur lié à la progression ou à l’imprévisibilité de la maladie, tel qu’Éliane l’explique :

Je me dis que j’ai des choses à vivre, mais je ne sais pas si je vais les vivre. Je ne sais pas si je vais voir, si jamais mon garçon a des enfants, je ne sais pas si je vais me rendre là. (Ellefsen, 2010 : 125)

 
La souffrance crée une rupture dans la relation entre le temps et l’histoire de vie de la personne souffrante, compromettant ainsi son identité (Porée, 2000). Par conséquent, le compagnon privilégiera la réminiscence pour aider le patient à main- tenir une cohérence et une continuité avec lui-même et sa vie (Lévesque, Roux et Lauzon, 1990). Cette approche, qui consiste à faire « revivre » les aspects significatifs de la vie passée du patient, lui permet de faire le lien entre le passé et le présent et offre la possibilité d’imaginer un futur possible. Différentes stratégies peuvent être utilisées comme regarder des photographies, rédiger son histoire ou faire un dessin de sa vie en trois temps : passé, présent et futur (Jeffreys, 2005).
 

La souffrance est une expérience supportable

Le terme « souffrance » dérive du verbe latin sufferre qui signifie « supporter ou endurer quelque chose de pénible ». En ce sens, une souffrance « supportable » signifie que les personnes vivant avec la maladie chronique oscillent constamment entre des affects paradoxaux, comme l’espoir et le désespoir. Vécue dans la temporalité, elle s’exprime dans les « montagnes russes » des mauvaises journées et des bonnes journées (Charmaz, 1991). Dans les « mauvaises journées », les personnes vivent des exacerbations de leurs symptômes, ont un sentiment de mal-être et se sentent immergées dans la maladie. La maladie se place alors à l’avant-plan de leur vie (Paterson, 2001). À d’autres moments, elles font l’expérience de « bonnes jour- nées » où elles ressentent un bien-être et se sentent capables de fonctionner parce que leurs symptômes sont « silencieux ». La maladie laisse ainsi la place à la vie et se met en arrière-plan. C’est cette souffrance « supportable » qui permet aux personnes de continuer leur vie et de garder espoir malgré la maladie chronique.
 
À l’opposé, la souffrance « insupportable » menace la vie. Elle survient lorsque les personnes ne sont plus en mesure de distinguer les grands paradoxes de la vie (Rehnsfeldt et Eriksson, 2004). À l’image de la lune, elles font seulement l’expérience du côté « sombre » de leur vie. Elles deviennent alors prêtes à tout pour que cela cesse et la mort apparaît comme la dernière possibilité. En conséquence, le compagnon vigilant veillera à ce que cette souffrance « supportable » n’arrive pas à un point de non-retour. Il favorisera donc l’expression des pertes en invitant le patient à faire le récit de son expérience de maladie (les impacts de celle-ci sur sa vie). Pour ce faire, il aura recours à des questions réflexives comme : « Comment la maladie a-t-elle changé votre vie et celle de votre famille? » ou « Qu’est-ce qui est le plus difficile dans votre vie avec la maladie? » Aussi, le compagnon légitimera l’expérience de la maladie et les réactions affectives du patient par des phrases comme « Je peux seulement imaginer comment cela peut être difficile pour vous » ou encore « Il est normal de se sentir en colère (ou toute autre émotion) lorsqu’on vit de telles pertes ».
 

La souffrance est une expérience subie

Enfin, la souffrance est une expérience subie au sens où la personne y est exposée contre son gré (Ricoeur, 2004). De plus, elle remet en cause cette toute-puissance que l’être humain croit détenir sur sa vie. Cette toute-puissance ne réfère pas au pouvoir de dominer les autres, mais désigne plutôt la croyance que l’être humain est maître de sa vie grâce à sa conscience, à sa raison et à sa volonté. Au contraire, la souffrance révèle que l’être humain est tout sauf un être tout-puissant. Elle permet de découvrir que la vie ne peut pas être « mise sous contrôle » et que le seul pouvoir qui de- meure est celui de s’éprouver. Les propos de Louise traduisent bien cette perte de contrôle de soi provoquée par la douleur : 

J’ai toujours vécu avec une douleur qui était de 4 ou 5 sur 10. Et lorsque je me mettais à faire quelque chose qui me passionnait, j’étais capable de l’oublier… mais la douleur épuise et j’étais tellement épuisée que je n’étais plus capable de la contrer et elle m’envahissait. J’ai vu qu’à endurer une douleur, tu en perds ton jugement. (Ellefsen, 2010: 117)

 
La restriction du pouvoir d’exister imposée par la souffrance ne signifie pas pour autant une résignation ou une acceptation passive de la part des personnes vivant avec la maladie chronique. En effet, la souffrance se présente comme « ce qui ne doit pas être », mais la vie continue grâce à la révolte qu’elle provoque. La souffrance devient alors le meilleur ennemi contre elle-même (Longneaux, 2007; Porée, 2001). Le verbatim de Vincent évoque de manière éloquente le choix du changement qui s’impose face aux symptômes gastriques liés à la maladie chronique :

Moi, je me dis que j’aurais pu abdiquer, j’aurais pu abandonner… Je continuais à m’obstiner à boire de l’alcool, à manger. J’étais malade, je mangeais ce que je voulais pareil. Mais là, à un moment donné, tu as un choix à faire et moi j’ai choisi d’être heureux là-dedans. (Ellefsen, 2010: 133)

 
Continuer de vivre implique donc de donner une nouvelle vie au Soi. Cela implique de se renouveler, c’est-à-dire de changer continuellement son identité, une identité qui intègre à la fois celle du passé, mais aussi celle d’un futur possible. Dans ce renouvellement de soi, l’espoir se juxtapose à l’incertitude engendrée par la souffrance. Ainsi, le compagnon cultivera l’espoir en soutenant le patient dans la réalisation de projets à court terme et à la mesure de ses capacités, lesquels lui procureront du bonheur malgré la souffrance.

La vie serait insupportable si nous n’étions pas capables, par moments, de nous sentir heureux. (Christophe André, 2012)

 
Vivre avec la maladie chronique signifie pour la plupart une vie où la souffrance est « supportable », mais tout de même inter- minable. Cette expérience intime de l’être humain requiert que le compagnon soit attentif aux manifestations de cette souffrance et qu’il soutienne la personne souffrante à prendre soin de sa vie, comme le fait Béatrice :

Ce serait de trouver des moyens pour continuer à vivre avec la maladie et de ne pas s’écraser et rester inerte… C’est ce que je fais, c’est ce que j’essaie. C’est de trouver des moyens d’être quand même heureux malgré tout ça. (Ellefsen, 2010: 152)

 

Références

Charmaz, K. (1991). Good days, bad days. The self in chronic illness. New Brunswick, New Jersey: Rutgers University Press.

Collière, M. F. (1982). Promouvoir la vie. De la pratique des femmes soignantes aux soins infirmiers. Paris: InterÉditions.

Ellefsen, E. (2013, sous presse). The Health-within-Illness Model (HWIM) to Reconcile Borderlands between Health and Illness for People Living with Chronic Disease. Oxford, United Kingdom : Inter-Disciplinary Press.

Ellefsen, E. (2010). L’expérience de sclérodermie systémique et de santé-dans-la-maladie pour des adultes : une étude phénoménologique existentielle et herméneutique. Thèse de doctorat inédite, Université de Montréal.

Ellefsen, E.; Cara, C. (2011). The Health-within-Illness Experience : An Empowering Dialectic of a New Self for Living in Harmony with Existence and Dealing with Endless Suffering. Dans B. Hogue, & A. Sugiyama, A. (Éds.), Making Sense of Suffering. Theory, Practice, Representation (pp. 93-102). Oxford, United Kingdom : Inter-Disciplinary Press.

Henry, M. (2000). Incarnation. Paris: Éditions du Seuil.

Jeffreys, J. S. (2005). Helping grieving people when tears are not enough : A handbook for care providers. New York: Brunner-Routledge.

Joachim, G., & Acorn, S. (2000). Stigma of visible and invisible chronic conditions.

Journal of Advanced Nursing, 32(1), 243-248.

Lévesque, L.; Roux, C & Lauzon, S. (1990). Alzheimer, Comprendre pour mieux aider.

Ottawa: Éditions du Renouveau pédagogique.

Longneaux, J.-M. (2007). La souffrance comme exemple d’une phénoménologie de la subjectivité. Collection du Cirp, 2, 61-73.

Meyor, C. (2008). Comprendre l’affectivité par la phénoménologie : pour une approche esthétique en éducation. Collection du Cirp, 3, 43-59.

Paterson, B. (2001). The shifting perspectives model of chronic illness. Journal of Nursing Scholarship, 33(1), 21-26.

Porée, J. (2000). Souffrance et temps. Récupéré de: http://www.lycée-chateaubriand. fr/cru-atala/publications/poree.htm

Rehnsfeldt, A., & Eriksson, K. (2004). The progression of suffering implies alleviated suffering. Scandinavian Journal of Caring Sciences, 18(3), 264-272.
Ricoeur, P. (2004). Le mal. Un défi à la philosophie et à la théologie (3e éd.). Genève: Labor et Fides.
 

Notes

1   Issue des travaux de recherche en phénoménologie sur l’expérience de la maladie chronique (Ellefsen 2010; Ellefsen et Cara, 2011; Ellefsen, 2013, sous presse) edith.ellefsen@usherbrooke.ca.

2   Le terme « patient » nous apparaît approprié pour désigner la personne soignée, puisque la patience signifie « action de supporter, d’endurer ».
 



Édith Ellefsen est infirmière depuis 1979. Elle a cumulé une expérience clinique en soins pédiatriques, en soins intensifs, ainsi qu’en soins à domicile. Détentrice d’un baccalauréat, d’une maîtrise et d’un doctorat en sciences infirmières, elle travaille comme professeure agrégée à l’Université de Sherbrooke. Ses principaux intérêts d’enseignement et de recherche s’articulent autour de l’expérience des personnes vivant avec une maladie chronique et des pratiques de soins humanistes destinées à cette clientèle. Elle s’intéresse également à la pédagogie universitaire depuis plusieurs années.


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