Par Julien Simard - 1er août 2013
Particulièrement en Occident, la maladie est traitée comme l’affaire d’un corps unique même si elle reste, par en-dessous, collective. L’auteur soutient qu’il est impossible de dissocier maladie et société, la guérison, conséquemment, devrait-elle aussi prendre en compte l’environnement, la communauté et son histoire.
Dans les sociétés postindustrielles, guérir est la plupart du temps un processus conceptualisé, vécu et organisé entre un individu, catégorisé comme étant « malade », et un ou des thérapeutes professionnels. Bien entendu, on attend de ceux-ci qu’ils possèdent la science de telle ou telle partie du corps biologique, tel que le présuppose le regard médical, qu’on peut qualifier d’« anatomo-clinique » (Foucault, 1963). On dit également de la trajectoire de soin de cette personne au statut de « santé défaillante » qu’elle est unique, adaptée à sa condition, à ses syndromes et à son diagnostic; un bagage médical clair et limpide qu’elle possède comme un travailleur a sa carte d’assurance sociale. À individu donné, maladie donnée. La guérison, bien entendu, fonctionne dans ce paradigme, et s’attarde à guérir, dans les frontières d’un corps unique, l’affection qui par malheur s’est faufilée.
Pour l’expliquer de façon quelque peu schématique, gérer la maladie dans le paradigme biomédical contemporain ressemble parfois à suivre la filature d’une fatalité qui toucherait la personne n’ayant pu, pour des raisons multiples, éviter cette dernière pour cause de mauvaise hérédité, d’habitudes de vie malsaines, de malchance ou de proximité fâcheuse avec la toxicité environnementale. C’est ce que l’anthropologue français François Laplantine (1986) nomme le phénomène de « maladie- malédiction »; il faudra transformer l’ombre au tableau envoyée par le destin en salut. Pour Laplantine, la pierre d’assise de cette pensée – apparemment bien ancrée dans ce qu’il est convenu d’appeler non sans embûches la « civilisation occidentale » – est, bien entendu, une certaine morale judéo-chrétienne : le péché conduit à la maladie, une vie juste à ce désiré salut. D’où la nécessité, lorsqu’émerge la maladie, d’absoudre le péché par l’aveu, par la confession, une performance de parole qui s’exprime aujourd’hui dans le grand champ de la psychologie (Rose, 1998; Foucault, 1976). Et à l’heure actuelle, cette parole du malaise est plus que jamais confinée dans le bureau et dans l’espace clos de la dyade malade-thérapeute ou, au pire, dans le soliloque, dans la voix intérieure de chacun. Il faut reconnaître que nous sommes sans conteste aujourd’hui devant une individualisation des rapports à la santé, à la maladie et à la mort (Baudry, 2006).
La santé, la maladie et la guérison sont toujours des questions collectives
Mais, malgré ce grand effort de notre époque pour canaliser le mal-être (et sa guérison) dans des relations professionnalisées, individualisées et pharmaceuticalisées, offrant à ceux qui s’y dédient la possibilité d’un marché de la thérapeutique, la gestion de la santé et de la maladie n’est-elle pas toujours collective? N’est-ce pas exactement à cela que s’attarde la santé publique, née au XIXe siècle pour faire face aux maladies infectieuses et à leurs foyers de propagation? L’anthropologue français Didier Fassin (1996 : 25), spécialiste de la question, écrit que si :
le pouvoir médical ne relève pas a priori du politique, il peut s’y inscrire de différentes manières : parce que les qualités qu’on attribue au thérapeute lui servent pour acquérir des postes de responsabilité publique, parce que ses compétences lui font jouer un rôle dans la maîtrise d’un problème sanitaire collectif, parce que ses prérogatives font l’objet de mesures étatiques visant à les contrôler, ou encore parce qu’il intervient dans la production de normes individuelles.
Même dans cette ère où la maladie est l’affaire d’un corps unique – masse biologique à laquelle s’ajoute parfois une dimension subjective – elle reste, par en-dessous, collective, et ce, pour une panoplie de raisons. Les maladies pulmonaires, l’asthme et l’emphysème, qu’on peut attribuer en bonne partie aux polluants atmosphériques, ne sont-elles pas des affections profondément communes, même si vécues différemment par chaque personne en étant affectée? Avec un brin de mauvaise foi ou d’esprit critique (c’est selon), on pourrait suivre cette idée et pro- poser qu’en fait le pouvoir politique actuel se nourrit de ce parallélisme étanche des trajectoires médicales individuelles : les chiffres d’affaires des compagnies pharmaceutiques en dépendent.
De nos jours, l’injonction de santé parfaite (Illich, 1976), l’importance déifiée du corps sportif, de ces machines de guerre posthumaines, de ces footballeurs sans faille, est corrélée en opposition symétrique à la relative invisibilité des malades, des marginaux, des exclus, des toxicomanes, des handicapés, des schizophrènes, des personnes âgées, des mourants (Elias, 2001). Bien entendu, cette curieuse dynamique est hautement réverbérée dans les signes publicitaires et médiatiques, dans les représentations qui nous sont servies chaque jour sur l’autoroute, à la télé ou dans les journaux. Il suffit de jeter un coup d’œil aux annonces de cosmétiques pour s’en convaincre : la fontaine de Jouvence à l’eau immortelle tant recherchée par les Anciens s’achète au coin de la rue de- puis au moins soixante ans. La maladie, donc, est un échec, tout comme l’improductivité, le manque d’autonomie ou le chômage (De Gaujelac, 2011).
Ce que soigner veut habituellement dire dans les groupes humains
Avant de penser la guérison per se – et c’est là le but recherché de cet article, mais que je n’atteindrai peut-être pas –, il me semble important de parler de la maladie d’un point de vue anthropologique et transculturel, car qu’est-ce que guérir sinon rapatrier la personne défaillante dans l’orbe du sain(t), de la santé, du sacré, du social, du groupe, de la communauté? Pour le philosophe français Guillaume Le Blanc (2002 : 74), la maladie « est un ébranlement de la subjectivité qui la réorganise de fond en comble et en- gendre des manières inédites de composer avec l’événement de la maladie. Dans ces recompositions, la forme-sujet initiale disparaît, car l’évidence qui la sous-tend cesse d’être ». L’issue de la maladie est donc un nouveau statut, différent de l’initial, un changement ontologique, une nouvelle version de l’ipse, comme dirait Ricoeur (1990). Le soin (qui vise la guérison), est une façon de broder du tissu social autour d’une vulnérabilité, de déterminer collectivement un nouveau statut, une nouvelle subjectivité pour la personne malade, pour qu’elle réintègre alors le monde des vivants de plein droit. Si jamais la trajectoire se gâchait, il faudrait alors l’aider à intégrer le monde des morts, d’où l’importance de la ritualité funéraire (Bacqué, 1997). Mais revenons-en aux soins. Pour Francine Saillant et Éric Gagnon, de l’Université Laval (1999 : 6) :
... les soins constituent au premier abord un ensemble de gestes et de paroles, ré- pondant à des valeurs et visant le soutien, l’aide, l’accompagnement de personnes fragilisées dans leur corps et leur esprit, donc limitées de manière temporaire ou permanente dans leur capacité de vivre de manière « normale » ou « autonome » au sein de la collectivité.
Saillant et Gagnon (ibid. : 8-9) croient également que lesdites « pratiques contemporaines d’accompagnement », centrées sur le patient, cherchent à rétablir de plus en plus une unité perdue dans la fragmentation contemporaine entre l’individu et la société, le corps, la psyché, le cosmos, en débordant parfois dans le surnaturel et l’avènement d’un certain salut, ce qui peut bien entendu faire penser aux buts habituels de toute ritualité. Mais, à mon sens, il reste beaucoup à faire pour dépasser la maladie-individu en ces terres hypermodernes.
Donc, la guérison consiste- rait toujours, quelque part, en une intercession cosmologique avec les non- humains, avec la communauté des êtres qui dépasse celle des vivants (Baudry, 2006). Mais que se passe-t-il quand le tissu social est liquide (Bauman, 1992), le pays des morts quasi absent, et que la vie se déroule au- tour d’importantes poches de mort sociale (Namian, 2012)? Comme le disait plus haut Didier Fassin, la maladie, la santé et la guérison sont toujours des questions poli- tiques. Et qui dit politique dit pouvoir, inégalités.
Guérison et communauté
Penser une guérison débordant et traversant l’individu nécessite de saisir la communauté, la société – si une telle chose existe au plan épistémologique – de la même manière. Une société d’isolats ne peut produire que des expériences isolées. Et l’isolation, comme l’indique son sens usuel, physique, qu’on pourrait définir par l’acte de protéger, de couper, de disjoindre deux masses d’air au différentiel de température trop grand pour éviter qu’elles communiquent et qu’elles se mélangent, est une opération de ségrégation préméditée et organisée, inscrite dans l’espace. D’où son aspect volontariste, sa praxis préméditée.
C’est pourquoi guérir dans et pour les communautés implique des espaces, des lieux et des institutions qui puissent jouer le rôle de réceptacles des rencontres entre les différentes trajectoires thérapeutiques, dans la mise en commun des récits de maladie et des traitements. Ce n’est qu’alors qu’on se rendra compte que les maladies sont éminemment sociales, ne serait-ce que parce qu’elles se déroulent dans des langues communes, ou du moins traduisibles.
Dans les années soixante, le mouvement des soins palliatifs a mis de l’avant le paradigme de médecine holiste, où les dimensions biologiques, psychologiques et sociales de la personne forment un triangle complexe, chaque pôle étant indissociable l’un de l’autre. Enfin, nous n’avions plus affaire qu’à un corps. L’antipsychiatrie telle que pratiquée à La Borde en France (Guattari, 2012) et au Brésil s’est aussi attelée à une telle tâche. L’ethnopsychiatrie transculturelle, telle que pratiquée au Centre Georges-Devereux à Paris (Portelli, 2009), fait de la personne fragilisée – souvent migrante – l’experte, celle qui détermine le langage de l’affection, qu’un groupe formé de la famille, de gens de la communauté, d’anthropologues et de traducteurs tentera de traduire dans une langue commune, porteuse d’un futur, c’est-à-dire d’une guérison. Inversement, quand vient l’été dans le sud de l’Italie, c’est le village qui danse la tarentelle pour tenir les arachnides et leurs morsures loin des gens (Laplantine, 1999). Guérir : dans la plupart des sociétés, cela se produit en amont et en aval de la maladie.
À Barcelone, un organisme coopératif nommé AureaSocial où je fais présen- tement du terrain, propose une vision similaire de la santé et de la guérison, où le sujet de la maladie cesse d’être seulement individuel pour devenir collectif. Dans leur vision, la maladie est avant tout une création sociale, autant symbolique que biologique, car tous les êtres sont inter- reliés. Leur vision d’une nouvelle « santé publique et coopérative » est la suivante :
Ce modèle se base sur la construction et l’action collective comme parties prenantes du développement humain dans toutes ses dimensions. Cela signifie d’effectuer un investissement social dans les capacités humaines, principalement en éducation et en santé, avec l’objectif de permettre aux personnes impliquées de travailler de manière synergique et créative, dans le but de créer une société libre (traduit du catalan).
L’organisme nomme cette vision « médecine holonnique », en suivant le principe de l’hologramme : le tout est contenu dans chaque partie et vice-versa. La société est donc contenue dans ce mal de dos dont je fais la désagréable expérience : je dois travailler sur une chaise, je dois marcher pour aller au travail, le trottoir est dur. Impossible, donc, de dissocier maladie et société, à la fois dans la nosologie et dans les traitements, car l’être humain entre- tient un rapport intégral, rhizomatique avec son environnement. Selon ses parti- sans, ce modèle vise à dépasser la vision holiste, intéressante, mais encore trop partielle.
Je laisse aux lecteurs le soin de juger eux-mêmes des tenants et aboutissants d’une telle vision : je voulais simplement démontrer qu’un changement de paradigme est en train de s’opérer dans les sociétés contemporaines, devant la crise majeure que nous vivons à l’heure actuelle, devant la privatisation croissante de tous les aspects des systèmes de santé. Ultimement (et concrètement, pour les sciences sociales) la question est de savoir si le fait de reléguer l’expérience de maladie aux frontières de l’individu-corps produit, dans un premier temps, une stigmatisation des malades (Illich, 1976), et dans un second temps, une mise à l’écart de la prise en compte collective des déterminants sociaux de la santé.
Car, ultimement, même si l’expérience phénoménologique du stress ou de la dépression change pour tous, il se trouve qu’on a là une masse importante de gens qui vivent une certaine maladie et qui en parlent avec les mêmes mots. C’est à partir de là, depuis les récits partagés, que l’on peut déboucher sur une certaine nappe phréatique du mal-être : pourquoi cette société produit-elle cette « fatigue d’être soi » (Erhenberg, 2010), ces suicides répétés dans les entreprises (De Gaujelac, 2011), ces « ombres portées » (Otero, 2012)? Que peut-on faire pour fermer le robinet du malheur? L’isolation, le temps découpé, le travail doivent être remis au cœur de l’analyse et de l’action.
À mon sens, la maladie doit pouvoir se dire, se partager et se guérir en commun, dans les quartiers, au coin des rues, dans des cliniques populaires. Bien entendu, il est possible que cela nourrisse de profonds changements sociaux : c’est pour cela que cette parole est puissante, qu’elle fait peur à ceux qui la mettent à l’écart, parce qu’elle fonde des communautés, parce que le « diviser pour mieux régner » de l’hypercapitalisme s’écrase alors sur un mur.
Références
Bacqué, M.-F. (1997). Mourir aujourd’hui : les nouveaux rites funéraires, Paris, O. Jacob.
Baudry, P. (2006). La place des morts: enjeux et rites, Paris, Éditions L’Harmattan.
Bauman, Z. (1992). Mortality, immortality and other life strategies. Stanford, Stanford University Press.
De Gaujelac (2011). Travail, les raisons de la colère, Paris, Seuil.
Ehrenberg, A. (2008). La fatigue d’être soi : dépression et société, Paris, Odile Jacob.
Elias, N. (2001). The Loneliness of the Dying, London, Continuum International Publishing Group.
Fassin, D. (1996). L’espace politique de la santé : essai de généalogie, Paris, Presses universitaires de France.
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Laplantine, F. (1986). Anthropologie de la maladie : étude ethnologique des systèmes de représentations étiologiques et thérapeutiques dans la société occidentale contemporaine, Paris, Payot.
Laplantine, F. (2008). « Jouer et danser la tarentelle pour guérir la morsure de la tarentule Réflexions ethnopsychiatriques sur un «culte de la mort» ». Frontières 20(2) : 77-82.
LeBlanc, G. (2002). « Le conflit des médecines », Esprit (Mai) : 71-86.
Namian, D. (2012). Entre itinérance et fin de vie. Sociologie de la vie moindre, Montréal, Presses de l’Université du Québec.
Otero, M. (2012). L’ombre portée, Montréal, Boréal.
Portelli, S. (2009). « Antropologia applicata all’invervento psicoterapeutico », Revista d’antropologia i investigació social (3) : 84-98.
Ricœur, P. (1990). Soi-même comme un autre, Paris, Éditions du Seuil.
Rose, N. (1998). Inventing Our Selves: Psychology, Power, and Personhood. Cambridge, Cambridge University Press.
Saillant, F. et E. Gagnon (1999). « Présentation. Vers une anthropologie des soins? » Anthropologie et sociétés 23(2) : 5-14.
The Lancet (2013). « Living with grief », The Lancet, 379(9816) : 589.
Julien Simard vient de terminer une maîtrise en anthropologie à l’Université de Montréal portant sur les représentations et pratiques de l’accompagnement des mourants en soins palliatifs. Il commencera en 2013 son doctorat à l’INRS en études urbaines, pour documenter la participation des aînés aux mouvements sociaux urbains à Barcelone et à Montréal. Il écrit régulièrement une chronique intitulée « L’ère du médical : santé, maladie, hypocondrie », sur les blogues du journal Voir, et contribue de temps en temps à d’autres publications de gauche telles que À Babord et Alternatives, tout en militant dans les mouvements étudiants et urbains. Il travaille présentement à son premier roman.