Par Marc Zaffran - 1er août 2013
De quoi et de qui dépend la guérison d’une personne? Dans quelle mesure les circonstances entourant la maladie influencent-elles la guérison? Quel rôle le médecin, les autres soignants et le patient jouent-ils dans le processus de retour vers la santé? Après avoir énoncé quelques éléments historiques, l’auteur propose sa réflexion sur ces importantes questions.
Je pense, depuis longtemps, que la guérison est un processus spécifique à chaque individu, intimement lié aux mouvements souterrains, secrets, de chaque corps. Le terme de « guérison » n’est-il pas quelque peu trompeur? Il laisse entendre qu’on redevient, une fois l’épreuve passée, la même personne qu’auparavant. C’est vrai quand la maladie est bénigne, certainement. Mais une maladie bénigne est-elle une vraie maladie? Ou bien une maladie n’est-elle « bénigne » qu’en fonction de l’individu et de son contexte?
La guérison : quelques éléments d’histoire
Le fait est que la notion même de maladie est, de plus en plus, incertaine et difficile à préciser. Prenez les maladies infectieuses. Avant l’ère pasteurienne – qui associa les infections à des causes auparavant invisibles et marqua l’avènement de l’hygiène – on pouvait mourir brusquement, après avoir été pris de fièvre, de frisson, de vomissements, sans que quiconque com- prenne pourquoi. L’enfant ou l’adulte qui traversait ces épreuves physiques et en réchappait était considéré comme un miraculé. Aujourd’hui, on sait que la fièvre n’est pas provoquée par le virus ou la bactérie, mais par le malade : c’est la méthode par laquelle le corps ralentit la multiplication des micro-organismes. Pendant la fièvre, d’autres mécanismes entrent en jeu : les cellules de l’immunité (globules blancs, lymphocytes) se mobilisent, attaquent les microbes, les détruisent au moyen de substances bio- chimiques toxiques et les absorbent. Une fois l’infection contrôlée, le corps garde le souvenir de l’événement; si le même micro-organisme tente de nouveau de se développer, le système immunitaire réagit plus vite que la première fois.
Autrement dit, une fois guéri, l’individu est différent, mieux armé contre les agressions ultérieures. C’est d’ailleurs particulièrement visible pour le nourrisson qui passe les deux premières années de sa vie à faire des rhumes et infections respiratoires diverses, avant que celles-ci ne cessent sans crier gare.
La vie est un processus qui mêle des données prédéfinies (notre bagage génétique, la société où nous naissons, le statut socio-économique de nos parents, les conditions environnementales locales) et un nombre incommensurable de hasards et d’accidents. À notre naissance, nous ne contrôlons aucun de ces facteurs, et la plupart d’entre nous n’en contrôleront qu’une infime partie au cours de leur vie. Le corps humain est constamment agressé et sa capacité à s’autoréparer, à résister, à guérir est imprévisible.
Vue de cette manière, la vie est terrifiante. Mais elle peut aussi apparaître comme miraculeuse : chaque seconde, nos cellules tiennent en respect des millions de micro-organismes; chaque jour, notre cerveau traite des milliards d’informations; chaque nuit, notre corps reconstitue des réserves et élimine des déchets; et, pendant de nombreuses années, nos organes remplacent les cellules vieillies par des jeunes, sans que leur fonction semble le moins du monde altérée. Mais le plus résistant des individus peut voir son immunité défaillir à la suite d’événements extérieurs – le décès d’un proche, un divorce, une perte d’emploi, etc.
La vie est un fil et nous sommes tous ses funambules.
À l’époque où les humains ne disposaient pas de traitements efficaces – ou très peu – et où personne ne comprenait les processus immunitaires et d’autoréparation (pensez à la cicatrisation de la peau après un coup de soleil ou une coupure superficielle), on était prompt à attribuer la guérison à ceux qui tenaient le rôle de soignant. Shaman, femme-médecin, sorcier ou guérisseuse se transmettaient parfois d’authentiques remèdes : la décoction de feuille de saule calmait la douleur et la fièvre, car elle contient les substances dont on a extrait l’aspirine; l’écorce de quina- quina était efficace sur les symptômes de la malaria – elle contient de la quinine; et le pavot, bien sûr, était connu comme un puissant antalgique des centaines d’années avant qu’on en tire de la morphine. Ils soulageaient les symptômes et invoquaient les esprits bienfaisants, en attendant que la maladie suive son cours naturel… et que le patient meure ou guérisse. Le plus souvent, la guérison était attribuée à un être surnaturel dont le soignant se disait l’intermédiaire. Pour autant, les médecins appliquaient aussi des traitements dangereux et mortels – à commencer par la saignée, remède hippocratique dont l’humanité se serait bien passée. Hippocrate avait en effet observé que les femmes qui « n’allaient pas bien » juste avant leurs règles « allaient mieux » après avoir perdu du sang. Il en tira la conclusion que retirer du sang faisait du bien. Pendant plus de 2000 ans, la saignée fut infligée à tort, sur la foi de ces prémisses mal informées, à d’innombrables malades en Occident; elle en tua un grand nombre. Avant que l’on comprenne, au XlXe siècle, l’importance du système sanguin dans l’oxygénation du corps, et jusqu’à l’orée du XXe siècle, les (nombreux) soignants qui contestaient la saignée, après avoir observé ses méfaits, étaient rejetés par la communauté médicale. Jusqu’à la fin des années 1940, les sels d’or administrés pour lutter contre la tuberculose provoquaient des catastrophes. Il fallut toute l’énergie de médecins obstinés pour montrer que ce traitement-là également était plus nocif que bénéfique. Être soignant, c’est aussi lutter contre les dogmes et l’obscurantisme parmi les soignants.
Au début du XXe siècle, la compréhension des phénomènes cliniques permit aux médecins de comprendre le mécanisme des maladies et de faire des diagnostics de plus en plus précis. Ces diagnostics n’étaient pas toujours suivis d’un traitement, mais ils permettaient de distinguer entre une maladie mortelle et une affection bénigne – une méningite tuberculeuse était un arrêt de mort; une méningite des oreillons ne l’était pas – et de ne pas infliger des traitements inutiles. Puis vinrent la découverte des antibiotiques et le développement de l’anesthésie, qui permirent de lutter contre les maladies infectieuses et d’opérer des malades sans les tuer.
La guérison : quel rôle pour le médecin?
Aujourd’hui, dans les pays développés, l’intervention surnaturelle ou divine est moins souvent invoquée que les bons soins des praticiens. La guérison doit-elle, pour autant, être attribuée aux médecins? La vérité veut qu’on réponde par la négative. Les médecins d’aujourd’hui sont les dépositaires – et les agents – d’un ensemble de savoirs et de techniques complexes, mis en œuvre collectivement. Ce n’est pas un chirurgien seul qui « sauve » un accidenté de la route, mais une chaîne, une équipe de soignants comprenant ambulanciers, infirmiers, anesthésistes, panseuses, médecins, chirurgiens, etc. Sans compter les concepteurs d’appareillages, les chimistes qui ont synthétisé des médicaments et substances diverses. Et aussi, d’ailleurs, les volontaires (sains ou malades) qui ont participé à leurs risques et périls – mais, en principe, librement – à la mise au point desdites méthodes diagnostiques et thérapeutiques.
Autrement dit, aujourd’hui, le médecin n’est qu’un des nombreux acteurs qui contribuent à la guérison d’un patient. Et la guérison est la résultante d’un ensemble de facteurs parmi lesquels les défenses immunitaires du patient ne sont pas négligeables. Pourquoi, alors qu’elles ont bénéficié du même traitement, certaines personnes survivent-elles à une maladie, et d’autres non? Parce que leurs corps ne sont pas identiques. Sans parler des contributeurs indirects à leur état de santé – bon ou mauvais. Si je vis dans une zone polluée ou radioactive, il n’est pas douteux que mon immunité sera moins bonne qu’ailleurs… Si je souffre de malnutrition ou si je vis dans une zone de combat, ma santé est plus menacée que si je vis dans un pays développé et en paix.
Vue ainsi, la guérison semble dépendre finalement moins des soignants que des circonstances dans lesquelles on est malade ou menacé par les conséquences d’un accident. Mais alors, à quoi servent les soignants en général? Et les médecins, en particulier? Il est difficile de répondre simplement à cette question, mais je vais risquer quelques éléments de réponse.
Par sa formation, un médecin est détenteur d’un savoir et d’un savoir- faire de très grande ampleur. Il n’est pas le seul professionnel de la santé dans ce cas, mais il est celui des professionnels de la santé qui dispose de la formation a priori la plus vaste, et des possibilités les plus larges. Le savoir et le savoir-faire issus de sa formation ne lui appartiennent pas. Ils sont le fruit de l’expérience et des enseignements partagés par tous ceux qui l’ont précédé – et qui l’accompagnent. Les médecins n’ont pas à s’en faire un blason ou un fonds de commerce, mais doivent, par obligation éthique, mettre ce savoir à la disposition de tous ceux qui en ont besoin – autrement dit : les patients, tous les autres professionnels de la santé en formation ou en exercice et l’ensemble des citoyens. De même qu’il est moralement inacceptable qu’un médecin refuse de délivrer un traitement efficace à celui qui en a besoin, il n’est pas plus acceptable qu’il garde par-devers lui des informations susceptibles d’atténuer les souffrances ou l’angoisse d’autrui – ou, au moins, de permettre un choix éclairé à ceux qui désirent exercer leur liberté en toute connaissance de cause.
Symboliquement, ce rôle de « passeur » de formation et d’informations n’est, à mon sens, pas moins important que les rôles antérieurement dévolus aux médecins. Mais il justifie de repenser le rôle du médecin à l’intérieur d’une équipe soignante. Dans les pays où on respecte le plus les différentes professions de santé, la soignante infirmière n’est pas moins considérée que le soignant médecin. Or les deux rôles sont complémentaires, au point de compter un grand nombre de gestes ou des responsabilités identiques, en fonction de la situation. Originellement, la distinction entre les deux fonctions était fondée sur le genre : les hommes/médecins étaient du côté du savoir (et de l’autorité); les femmes/infirmières du côté des soins au quotidien. Aujourd’hui, dans des pays comme le Canada, cette discrimination n’a plus de sens. Au point qu’on ferait bien de se demander sur quoi repose cette distinction. Quand il s’agit d’aider à guérir, médecin et infirmier font parts égales. Les deux métiers sont tous deux fondés sur des gestes tantôt exploratoires, tantôt invasifs, tantôt curatifs. D’un point de vue émotionnel et symbolique, le médecin garde l’aura du shaman ou de la guérisseuse – autrement dit : l’image d’un détenteur de secrets venus d’ailleurs. Lorsqu’on n’adhère plus à cette perception (qui reste cependant familière au plus grand nombre, quel que soit le degré d’éducation, car nous sommes tous passés par ce stade pendant notre enfance) la profession médicale est perçue comme « intellectuelle », la profession infirmière comme « relationnelle ». Mais dans la réalité, l’une et l’autre le sont en parts égales.
Car le rôle des professionnels de la santé dans la guérison du patient est très technique, mais le bon usage de la technologie n’est pas seulement le fait de protocoles ou de gestes soigneusement appris et répétés des centaines de fois. Il fait appel tout à la fois à la réflexion et aux émotions, à l’échange et à l’écoute propres à tout métier de relation. Et aujourd’hui, alors que nous disposons d’un nombre extraordinaire de moyens d’accompagner jusqu’à la guérison, il serait peut-être intéressant de faire la différence entre ce qui, d’une part, relève de la technique et des fantasmes de toute-puissance et ce qui, d’autre part, relève de la réalité quotidienne du soin. Tout le monde, hélas, ne cicatrise pas de la même manière, et tout le monde ne guérit pas. On ne guérit pas d’un diabète, on ne guérit pas d’avoir perdu un membre ou d’être porteur d’une malformation, on ne guérit pas d’un cancer très avancé, on ne guérit pas d’une maladie d’Alzheimer, on ne guérit pas de certaines affections psychiatriques, on ne guérit pas d’être né porteur d’une variante génétique rare, on ne guérit pas de vieillir. Et quand on aide une femme à accoucher, il n’est pas question de la « guérir » de sa grossesse, mais de s’assurer que travail, accouchement, délivrance et naissance se passent sans encombre. La technologie médicale peut presque toujours soulager, remplacer dans certains cas, pallier le plus souvent. Mais dans l’immense majorité des cas, elle ne permet pas de guérir.
En un sens, ceux qui guérissent sont ceux qui ont le moins besoin des soignants. Une fois guéris, en toute bonne logique, ils peuvent se passer d’eux. Les inguérissables, en revanche, ont besoin de soins de longue durée.
Alors, s’ils ne servent pas à guérir, à quoi servent les soignants? Essentiellement, je crois, à accumuler et à diffuser du savoir et à mettre leur savoir-faire au service de toutes les vies qui en ont besoin – autrement dit : à réduire le plus possible les inégalités de santé produites par la naissance, le milieu et le hasard. C’est un rôle plus humble, plus industrieux, moins spectaculaire que celui de « sauver des vies », mais ce n’est pas, et loin de là, un rôle mineur dans la société humaine.
Médecin de famille en France, entre 1983 et 2008, spécialisé dans la santé des femmes, Marc Zaffran a publié, sous le pseudonyme de Martin Winckler, de nombreux romans et essais consacrés au soin (La Maladie de Sachs, Le Chœur des femmes, En souvenir d’André). Installé à Montréal depuis 2009, il est actuellement étudiant à la maîtrise des programmes de bioéthique de l’Université de Montréal. En 2013-2014, il sera écrivain en résidence au Département de langue et littérature françaises à l’Université McGill.
Marc Zaffran a publié la plupart de ses livres sous le pseudonyme de Martin Winckler.