Par Pierre-René Côté
Le Nouveau Testament évoque de nombreuses guérisons. Mais de quoi et comment les personnes rencontrées par Jésus sont-elles guéries? À travers l’évocation de plusieurs miracles de Jésus présentés dans les évangiles, l’auteur propose une réflexion sur le sens de ces guérisons et la manière dont ils peuvent nous inspirer encore aujourd’hui.
La guérison dans la Bible, même dans le Nouveau Testament, est étroitement liée à l’expérience du mal. Infirmité et maladie, comme malheur et angoisse, situent une personne en dehors d’elle-même en quelque sorte. Cette situation est ressentie comme une désappropriation de la condition normale et naturelle de confort et de bien-être; on parle volontiers de « possession ». La possession n’est pas d’abord imaginée comme une saisie magique par un être étranger qui ferait effraction dans l’être et s’emparerait de la personne. On exprime l’idée toute simple et concrète que le mal ou la souffrance, c’est « NON! » Ces indésirables préoccupent en permanence la personne, envahissent son « être », diminuent son autonomie et limitent sa contribution à la tâche commune de la famille ou du groupe. On ressent une mise à l’écart. Les rapports sociaux sont modifiés et la dépendance accentue le sentiment d’être exclu et à charge. Ce sentiment conduit à la pensée magique de « possession démoniaque ».
Possédé par le mal
Le mal est « tombé » sur quelqu’un. Il doit bien y avoir un « coupable », un responsable étranger de cette invasion. Parfois, c’est clairement le fait d’un ennemi qui a blessé physiquement ou qui a endeuillé. Un proche a été tué ou enlevé. Les biens de la famille ont été pillés. La famille a été réduite en servitude.
Une maladie, une infirmité, une frac- ture asservit à une « force hostile qui s’acharne », un « esprit du mal », en grec on l’appelle un daimôn, l’origine du mot français « démon ». On ne l’a ni mérité ni voulu. On ne sait pas comment c’est arrivé. Le mal perdure et ne passe pas de lui-même. On voudrait s’en délivrer, mais on en est incapable. On ne peut se libérer soi-même… et personne ne peut guérir ou même, parfois, soulager. Le rêve d’une guérison devient obsédant pour le patient et pour son entourage, on veut même croire au rétablissement d’un membre paralysé ou amputé… Ne suffirait-il pas de trouver une force égale ou supérieure au daimôn?
La pensée magique trouve là un terrain fertile. Aux temps bibliques, comme aujourd’hui, ils ne sont pas rares les amis qui suggèrent des remèdes miracles, la consultation de personnes qui ont des « dons ». Ces miracles peuvent être un débordement de puissance que dégagent les héros particulièrement forts. L’ombre de l’Empereur, ou d’un général vainqueur, semblait déjà avoir guéri les malades qui en avaient été touchés. On recommandera les eaux de telle source, l’air de telle montagne, la décoction de telle herbe, le toucher de tel « guérisseur ». Nous pouvons chercher des explications naturelles à certains miracles : auto-guérison, éloignement d’un milieu malsain, pollué; renouement de relations familiales, claniques…
La guérison comme « rédemption »
Le mal perçu comme œuvre d’une puissance maléfique est vécu comme une injustice. Une intuition universelle et in- consciente voudrait que rien ni personne qui touche un être humain (surtout soi- même) ne puisse appartenir au mal; ça ne devrait arriver qu’aux autres! Pourtant, le malade ou l’infirme se sent saisi par le mal, confisqué par lui, dépossédé de son bien-être. La relation d’alliance fournit un modèle relationnel fondamental dans la Bible. Élection-Alliance-Mission c’est le rapport naturel parental, familial, clanique. Il a une valeur juridique incontestable. Ce schéma a été repris par la révélation biblique pour expliquer le rapport entre Dieu et le peuple élu. Dieu choisit pour qu’on lui appartienne et qu’on participe à sa gestion du monde. Le mal est une aliénation : « il n’avait pas le droit de me ¨choisir¨, il ne pouvait pas me posséder et je ne le veux pas ». C’est, en quelque sorte, un kidnapping. « Mon Allié me délivrera et me reprendra avec lui et il me restaurera dans la fécondité, dans la collaboration à l’œuvre commune. » Mon Allié, mon Défenseur, a le devoir de me racheter et moi j’ai le droit de faire appel à lui. La relation d’Alliance avec l’ensemble du Peuple, progresse spirituellement vers une individualisation; chaque membre du Peuple allié devrait jouir des avantages de l’Alliance.
Il est alors normal de rêver à la guérison d’une maladie comme une rédemption. Une puissance supérieure va intervenir, s’engager elle-même (c’est son devoir), pour arracher à l’usurpateur et rétablir dans la relation antérieure; cela vaut aussi pour ce qui aurait dû être « normal », lorsqu’il s’agit d’une infirmité de naissance. L’aveugle-né de Jean 9 illustre bien cette vision spirituelle : « Rabbi, qui a péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle? Jésus répondit : Ni lui ni ses parents n’ont péché, mais c’est afin que soient manifestées en lui les œuvres de Dieu ». L’œuvre de Dieu, c’est de rendre la vue, libérer l’infirme du mépris des bien-pensants et de le réintégrer dans la communauté et dans la société avec tous ses droits!
De nos jours, cette impression de rédemption n’est pas nécessairement liée à la pensée magique. La compétence des soignants, l’efficacité des interventions, le perfectionnement des thérapies et des prothèses exercent souvent ce rapport de « rédemption ». Un patient peut dire en toute vérité : « Vous m’avez délivré; vous m’avez rendu mon autonomie, vous m’avez sauvé la vie ». Le personnel soignant compétent et efficace est souvent inconscient qu’il exerce un ministère profondément « théologique ». Soigner, guérir, relever, redonner de l’autonomie, de la liberté, de la fécondité, de la fierté, c’est inscrire « le bienveillant dessein de Dieu » dans le vécu d’une personne souffrante ou handicapée mentalement ou physiquement.
Jésus guérisseur?
Les récits évangéliques rapportent que Jésus de Nazareth a été reconnu par ses contemporains comme guérisseur : « une grande multitude de gens […] étaient venus pour l’entendre et se faire guérir de leurs maladies »; « toute la foule cherchait à le toucher, parce qu’une force sortait de lui et les guérissait tous » (Luc 6,18 et 19). Le ministère de Jésus est incontestablement accompagné de guérisons. Les sommaires en témoignent : « guérissant toute maladie et toute langueur » (Matthieu 4,23; 9,35;10,1). Dans les sommaires, on ne précise pas de quoi on est guéri ni comment. Remarquons le couple maladie-langueur qui couvre autant le physique que le psychologique.
Jésus lui-même ne prétend pas être venu comme « guérisseur » et on pour- rait dire que sa réputation est plus un embarras qu’un atout. Dès le début de l’évangile selon saint Marc, la guérison d’un lépreux trop bavard qui « se mit à proclamer hautement et à divulguer la nouvelle de sa guérison » fit que « Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais il se tenait dehors, dans des lieux déserts; et l’on venait à lui de toutes parts » (Marc 1,40-45).
Jésus est venu annoncer le Règne de Dieu. Il est venu ramener ses contemporains à l’expérience de l’Alliance filiale avec le Père, ramener les brebis perdues de la maison d’Israël (Matthieu 15,24) et inaugurer le monde réussi selon le plan de Dieu, selon la volonté de Dieu. Les contemporains de Jésus, comme tout auditeur de l’Évangile, sont exhortés à entrer dans ce Règne, c’est-à-dire participer à son instauration dans le monde concret de l’histoire quotidienne par leur pensée, leur parole, leur agir.
Jésus parle de salut, les gens voient des guérisons! Il s’agit de deux expériences; quelques récits décomposent la rencontre en deux temps; l’exemple de la femme hémorragique est très clair: « Ma fille, ta foi t’a sauvée, va en paix et sois guérie de ton infirmité » (Marc 5,34). La femme a foi dans l’Envoyé et c’est la puissance qui lui appartient qui sauve la femme en la replaçant dans le dessein de Dieu d’en faire une femme réussie, malgré les assauts du mal. Cette foi n’est déclarée que lorsque Jésus provoque une relation interpersonnelle. C’est la relation à Jésus, dans le plan de Dieu, qui « sauve ». La guérison, qu’elle s’est accordée elle-même en quelque sorte en s’approchant de Jésus et en le touchant, sans même déranger Jésus pressé par la foule, est « sanctionnée » comme signe du salut qui est arrivé pour la femme.
Jean qui emploie le mot « signe », là où les autres évangélistes disent « miracle », insiste davantage sur le rapport entre le salut (le succès du bienveillant dessein de Dieu élaboré avant la fondation du monde, voir Éphésiens 1) inauguré dans l’histoire et la guérison comme signe qui authentifie Jésus comme l’Envoyé et qui donne de l’autorité à sa Parole révélatrice.
Des guérisons qui n’émerveillent pas tout le monde!
Les évangiles rapportent quelques réactions déroutantes aux « miracles », des témoins banalisent l’émerveillement at- tendu. Ces réactions négatives suffisent à garder une certaine réserve quant à l’enthousiasme de la pensée magique.
La guérison d’un homme à la « main sèche » – probablement paralysée, atrophiée – déclenche les démarches qui conduiront Jésus à la mort (Marc 3, 1-6). Les Pharisiens épiaient Jésus; s’il guérissait le jour du sabbat, ils pourraient l’accuser. Jésus leur demande : « Est-il permis, le jour du sabbat (…) de sauver une vie plutôt que de la tuer? » La question semble bien démesurée; la réponse claire se trouve au dernier verset, après la guérison : « Étant sortis, les Pharisiens tenaient aussitôt conseil avec les Hérodiens contre lui, afin de le perdre. » Jésus ne devrait pas guérir le jour du sabbat, mais les Pharisiens peuvent tenir conseil pour tuer Jésus ce même sabbat! N’est-ce pas violer le sabbat selon la lettre et l’esprit du sabbat?
De même, lorsque Jésus guérit une femme courbée qui ne pouvait pas se redresser depuis dix-huit ans (Luc 13,10-17). « Le chef de synagogue indigné de ce que Jésus eût fait une guérison le sabbat dit : « Il y a six jours pendant lesquels on doit travailler; venez donc ces jours-là vous faire guérir et non le jour du sabbat! »
La résurrection de Lazare, en Jean 11, loin d’émerveiller les grands prêtres et les Pharisiens, signe l’arrêt de mort de Jésus. « Cet homme fait beaucoup de signes. Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains viendront et ils supprimeront notre Lieu Saint et notre nation ». Caïphe, le grand prêtre, a le dernier mot : « Il est de votre intérêt qu’un seul homme meure pour le peuple… » (Jean 11,48-50).
Jésus ne cède pas à la pensée magique ni ne la rectifie
Jésus accueille la détresse et la souffrance de ceux et celles qui viennent à lui. Il ne disserte pas sur la justesse ou non de leur « pensée magique ». La relation personnelle, franche, directe s’établit sur la base d’une aspiration profonde de l’être humain à laquelle répond la bienveillance gratuite de Dieu. De nos jours, le mot salut paraît très chargé, comme un « mot d’église », un « mot de religion », dépouillé de son enracinement dans l’existence, dans les aspirations universelles des humains d’être bien, en santé, intègre, en pleine capacité physique et mentale, en relation féconde au plan familial et social; plus profondément encore, cette aspiration vise, plus ou moins consciemment, une vie éternelle.
La révélation, celle de l’Ancien Testament déjà et particulièrement celle que Jésus apporte au monde, annonce que Dieu, gratuitement, désire que les humains soient avec lui dans l’amour pour toujours, non seulement après la mort, mais dès aujourd’hui dans une relation filiale intime avec lui, pure gratuité, qui fait de chacun un enfant de Dieu (Éphésiens 1,5) un héritier (Romains 8,14-17), un partenaire et un collaborateur dans la gestion et la réparation du monde (Luc 22,19)!
Et aujourd’hui, pour les intervenants en santé?
Tous ceux qui interviennent auprès de malades, d’infirmes et de mourants le font aujourd’hui dans un monde marqué par la technique, par des compétences assistées d’appareils sophistiqués et performants. Les soins incluent une médication de plus en plus présente à chaque étape de la maladie et même du mourir. Les meilleurs soignants savent vivre avec la technique sans perdre la primauté de la relation humaine, vraie, fraternelle, empathique.
Comme Jésus en son temps, nous risquons tous, même les plus professionnels, de traverser des étapes de déni, de « pensée magique », de négociation lorsque nous sommes confrontés au mal, aux inévitables dépouillements devant la faiblesse, la fin.
Nous demeurons des êtres mortels, marqués par une marche inexorable vers la fin. Mais nous intervenons comme des soignants, des « guérisseurs ». La technique et le professionnalisme des soins ajoutent à la qualité de notre présence et de notre com- passion. Même l’expérience de la finitude et du terme de l’intervention soignante, devrait humaniser les soignants, malgré la confusion qu’engendre l’impuissance, la conscience des limites, l’échec professionnel ou technique. Combien de familles ont gardé comme un précieux souvenir d’avoir vu pleurer un médecin ou une infirmière à la mort d’un patient? Souvenir d’autant plus vif, qu’ils étaient témoins non seule- ment de la qualité professionnelle de ces personnes, mais aussi que sitôt la mort constatée, le besoin de soins les appelaient à continuer leur service auprès d’autres patients! (Il faudrait peut-être réentendre la chanson de Jacques Brel : Voir un ami pleurer.)
Bien sûr, il y a nos défaites.
Et puis la mort qui est tout au bout.
Nos corps inclinent déjà la tête.
Étonnés d’être encore debout (…)
Mais, mais voir un ami pleurer!
Jésus a peut-être déclenché chez certains « patients » un pouvoir d’auto- régénération plus ou moins latent en chaque être vivant… on l’observe même dans des plantes. La relation de Jésus avec les malades et les infirmes s’établit au-delà de cette question, dans le désir profond d’être un humain « réussi », ce dont une mauvaise santé fait douter. L’intervention de Jésus, est un « signe » que le désir hu- main est rencontré et dépassé dans le désir de Dieu de réussir l’être humain par-delà le mal et la mort, dans un succès gratuit et inimaginable : « être avec Dieu dans l’amour pour toujours » (Éphésiens 1,4), dont la guérison n’est qu’un pâle avant-goût, mais un signe authentifiant l’enseigne- ment de Jésus et garantissant la réalisation de ses promesses.
Références
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Pierre-René Côté est prêtre du diocèse de Québec depuis 1970. Il a fait ses études de premier et second cycles à l’Université Laval. Il a obtenu une licence en exégèse de l’Institut biblique de Rome. Il a aussi étudié à Berlin et à Jérusalem. Il est retraité de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval où il a enseigné pendant plus de trente ans. Sa carrière a été marquée par un grand souci de communication; il a collaboré à plusieurs revues. Il a fait plusieurs interventions à la radio et à la télévision, dont le Canal Savoir. Il a toujours été préoccupé par le service pastoral.