Les guérisseurs | regard anthropologique

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Par Olivier Schmitz - 1er août 2013

Encore aujourd’hui, malgré un contexte social dominé par la rationalité technique, de multiples guérisseurs se présentent aujourd’hui sur le marché de la santé et des soins. Qui sont ces guérisseurs? Et que guérissent- ils au juste? L’auteur présente ici une figure centrale de la médecine dite « populaire » ou « traditionnelle ».

 
Les guérisseurs font sans aucun doute partie des personnages les plus énigmatiques que les anthropologues de la santé rencontrent au cours de leurs enquêtes de terrain. Énigmatiques, parce que leurs pratiques ne cessent de se dérober aux explications plus ou moins rationnelles visant à rendre compte des résultats thérapeutiques qu’ils obtiennent. Il suffit parfois de poser quelques questions dans son voisinage pour aussitôt s’entendre raconter des récits typiques de guérisons obtenues par l’un ou l’autre guérisseur local. Envolées, les douleurs au dos de l’oncle Jean-Marie, disparues les migraines de la sœur de Bruno, parties les verrues plantaires du fils de la pharmacienne… Force est donc d’admettre que les témoignages en faveur des pouvoirs thérapeutiques des guérisseurs sont légion, faisant partie des histoires que l’on se raconte en famille ou entre voisins, et sont ainsi parties prenantes du processus de construction perpétuel de ce qu’on appelle la culture. Les guérisseurs, ce sont en effet ces faiseurs de prétendus miracles médicaux, que les gardiens proclamés de l’orthodoxie scientifique ne manquent jamais de tourner en dérision puisqu’en matière de maladie, tout le monde sait bien qu’il vaut mieux aller voir un médecin qu’un guérisseur.
 
Dans certains cas cependant, le savoir et le pouvoir du médecin semblent avoir leurs limites : le mal persiste, voire s’aggrave, et rien n’y fait. C’est dans de telles circonstances qu’il y a parfois, dans l’entourage du souffrant, une personne qui a vécu pareille situation, résolue par un guérisseur connu. Nombreuses sont en effet les personnes qui s’adressent ainsi, en ultime recours ou bien par expérience, à l’un de ces « hommes du don », comme les appelle très joliment Dominique Camus1.
 
Figure centrale de la médecine dite « populaire » ou « traditionnelle », le guérisseur ou la guérisseuse est celui ou celle qui peut, là où le médecin ne peut pas. Ils sont généralement  investis d’un « don », souvent lié au sacré, qu’une partie de la communauté reconnaît comme efficace, à travers les témoignages de ceux qui ont fait l’expérience de leur pouvoir et qui, par la même occasion, alimentent sa reconnaissance. C’est dire si la figure du guérisseur occupe, dans l’imaginaire et dans les représentations, une position dynamiquement définie, en creux de celle qu’occupe aujourd’hui le médecin dans le champ de la guérison. Cette relation antagoniste se répercute notamment au niveau du discours des deux catégories d’acteurs. Alors que, classiquement, le médecin dénie au guérisseur la capacité de guérir quoi que ce soit, les consultants du guérisseur contestent au médecin le monopole de la guérison, en le réduisant parfois à un prescripteur de médicaments chimiques. C’est dire également que le pouvoir de guérison de l’un comme de l’autre, tout comme la conception de la guérison, est en grande partie le produit d’une construction sociale et historique. Chaque époque a en effet ses propres conceptions de la guérison, comme l’a très bien montré Patrice Pinell à travers l’histoire sociale de la cancérologie et de l’évolution de cette notion au gré des avancées médicales2. Cette variabilité des significations que peut prendre la notion de guérison d’un contexte à un autre justifie une interrogation plus générale, tant il est évident qu’elle désigne des choses différentes dans la bouche d’un psychiatre, d’un oncologue, d’un généraliste, d’un homéopathe, d’un radiesthésiste, d’un psychanalyste ou d’un guérisseur. La notion de guérison pose donc les mêmes problèmes d’un point de vue médical que d’un point de vue anthropologique3. Il est difficile de savoir à quoi celle-ci renvoie concrètement : à un état physiologique, à un vécu subjectif, aux deux à la fois?
 

Des guérisons toutes relatives

Comment, dès lors, comprendre et prendre au sérieux la prétention de tous à guérir quelque chose, si ce n’est en reconnaissant la relativité de la guérison. Nous prendrons ici comme premier exemple le cas des homéopathes prenant en charge les personnes atteintes d’un cancer4. Tous considèrent que l’homéopathie ne peut être réduite à une placebo-thérapie, mais qu’elle agit à un autre niveau que la biomédecine, comme l’exprime ici un médecin homéopathe : « Moi et mes collègues, on arrive à de véritables guérisons, pas seulement à la disparition du symptôme, mais parce que le patient se sent mieux, se sent libéré de quelque chose, il n’est plus tout à fait le même… ». Les traitements homéopathiques « guérissent » donc, mais au sens homéopathique du terme, c’est - à- dire en transformant le malade5.
 
Ce sont également des « guérisons » relatives que pensent obtenir les guérisseurs dans le cas du cancer. Aucun de ceux que nous avons observés à l’œuvre pendant plusieurs années en Wallonie à la fin des années 19906 ne prétendait pouvoir délivrer ses clients d’une maladie réputée incurable. Ainsi, à la question (certes, d’une naïveté déconcertante) : « Vous m’avez dit que vous soignez à peu près toutes les maladies, mais aussi les maladies comme le sida, le cancer, la sclérose en plaques, etc.? », Gilberte nous avait aimablement répondu par le récit suivant : ?

Toutes les maladies, même le cancer. Il y a des années vient un monsieur d’une cinquantaine d’années. Il entre et se met à pleurer, et sa dame aussi. Qu’est-ce qui vous arrive? je lui demande. Ben, qu’il dit, on vient de m’annoncer que j’avais un cancer. Et alors? je dis, ils ne vous ont pas dit que vous alliez mourir demain! C’est important de lessiver les personnes secouées, c’est important de leur donner une force, mais pas en pleurant sur leur sort avec eux. Vous allez voir, je dis, je vais m’occuper de vous. Et, avec l’aide de la Vierge, vous allez encore vivre de nombreuses années. Et un beau jour, le mal, bien sûr, s’est avancé beaucoup plus, ça avait repris de plus belle, il voulait m’appeler sans arrêt, et il est parti comme ça. Je n’ai donc pas enlevé le cancer, mais il est resté des années, il était bien, il ne souffrait pas...

 
Au lieu de réagir à la naïveté de notre question par une réponse du genre : « mais enfin, qu’est-ce que vous me posez comme question, vous, tout le monde sait bien qu’on ne guérit pas comme ça d’un cancer, faut-il être complètement idiot pour le croire… », Gilberte explique que la nature de son intervention consiste avant tout à apaiser l’angoisse de son consultant, à l’ai- der à vivre avec son cancer et nullement à vouloir tenter de le « guérir », autrement dit, à lui « enlever le cancer »7.
 

Le « problème » des guérisseurs

Mais revenons aux guérisseurs. Le « don » du guérisseur est le premier élément qui le distingue des autres praticiens des soins et de la santé, qui peuvent être plus ou moins « doués » dans leur art, mais qui n’ont généralement rien reçu du monde de l’invisible. Car même si le don se transmet de guérisseur en guérisseur, l’origine de celui-ci est habituellement située du côté des entités religieuses, saints guérisseurs et autres personnages du Nouveau Testament. Le guérisseur étant une sorte d’intercesseur entre le malade et les forces invisibles, il entretient des relations parti- culières avec celles-ci : il contraint le mal à se détourner « au nom du Sauveur » (prière à sainte Apolline pour le mal de dents), il exorcise le mal en évoquant un passage du Nouveau Testament : « Feu de dieu, perds ta chaleur, comme Judas perdit sa couleur lorsqu’il trahit Notre Seigneur Jésus Christ » (prière à saint Laurent pour soigner les brûlures), met en demeure, menace, somme d’agir, etc8.
 
Les guérisseurs mettent en œuvre diverses techniques thérapeutiques, allant du « secret » au dialogue avec le monde des esprits, en passant par l’imposition des mains et la manipulation des ondes et des vibrations. Leurs techniques se complexifient, témoignant d’un plus grand éclectisme, les faisant de plus en plus ressembler à de « petits entrepreneurs de la santé », écrirait Max Weber, utilisant les nouvelles technologies à leur profit, tant dans leurs activités proprement thérapeutiques qu’à de fins de marketing. Néanmoins, malgré l’évolution de leurs pratiques9, les grandes questions de- meurent. Il n’est toujours pas évident de dire ce que les guérisseurs soignent précisément, ni de mettre à jour les ressorts thérapeutiques qu’ils actionnent pour obtenir leurs effets.
 
Quoi qu’il en soit, les « guérisseurs » non reconnus par les facultés de médecine posent problème. Le « problème des guérisseurs », pour reprendre le titre que de nombreux auteurs ont donné, les uns à la suite des autres, à une série d’ouvrages populaires traitant de la question, réside précisément dans cette situation quelque peu paradoxale de la coexistence, d’une part, d’un discours biomédical dominant toutes les scènes en matière de guérison et, d’autre part, de la multitude de récits et de témoignages vantant de manière incontestable les mérites de guérisseurs, tout cela se passant dans des sociétés occidentales modernes, qui ont idéologiquement parlant, exclu les pouvoirs personnels (magiques) de guérison de l’ordre du plausible. Le problème des guérisseurs est donc peut- être avant tout un problème de nature sociale, nous permettant cependant de cerner ce que les membres d’une société expriment comme croyances et fantasmes en matière de guérison, à un moment historique donné.
 

De quoi les guérisseurs guérissent-ils?

Les sciences sociales, et plus particulièrement l’anthropologie, ont tenté de mettre en évidence les multiples éléments composant le cadre de la pratique de ce type de praticiens des soins, en insistant beaucoup sur certaines notions, particulièrement ambiguës, parce que pouvant toutes revêtir simultanément différentes significations. C’est notamment le cas de la notion centrale de « don », mais également de celles de « secret », de « transmission » et de «  croyance ». Les nombreux guérisseurs présents aujourd’hui sur le marché de la santé et des soins sont en effet présentés à travers ces quatre notions analytiques, qui constituent en quelque sorte la grille conceptuelle de toutes les théories anthropologiques du guérissage. Concernant la dernière notion, celle de « croyance », notre conviction est qu’il n’est pas nécessaire de « croire » en quoi que ce soit pour bénéficier des bienfaits de ce type de cure.
 
Jeanne Favret-Saada a très bien montré à nos yeux, que le système de la sorcellerie tel qu’il existait dans le bocage normand à la fin des années 1960, n’avait pas besoin que des individus concrets occupent la place du sorcier ou de la sorcière pour que celui-ci remplisse sa fonction de dis- positif thérapeutique visant à mettre fin au malheur biologique répétitif. Nous pensons pareillement que le système du « guérissage » joue également très bien son rôle, sans qu’il soit nécessaire que des individus soient « guéris » d’une quelconque maladie. Il est évident que pour la grande majorité des anthropologues, les guérisseurs n’obtiennent pas des guérisons au sens biomédical du terme, c’est-à-dire en provoquant la disparition de maladies par des procédés symboliques10. Cette conception, selon laquelle la maladie viendrait et partirait ensuite, sous l’action d’un remède ou d’un médicament, ne vaut d’ailleurs que pour une série d’affections limitée, puisqu’elle ne s’applique pas aux maladies chroniques, orphelines, ni dans une moindre mesure aux allergies et autres défaillances persistantes du corps. L’action des guérisseurs, sans aucun doute « thérapeutique » dans certaines situations, se situe selon nous ailleurs dans le processus de guérison proprement dit, ou du moins de rémission totale ou momentanée. Si Leriche a pu définir très justement la santé comme « la vie dans le silence des organes », rien ne nous empêche de concevoir la guérison comme le processus permettant d’assurer le retour à cette forme de vie qui ne soit plus perturbée par le bruit des organes, autrement dit, par la douleur lancinante ou le malaise étouffant. Nous aimons penser que les guérisseurs, tout comme les hypnothérapeutes, acupuncteurs et autres magnétiseurs, utilisent pour cela toute une batterie de procédés, qui restent largement à étudier11, permettant de produire des effets de l’ordre de l’apaisement, par des procédés qui pourraient être rapprochés de la suggestion ou d’autres ressorts thérapeutiques bien connus des psychothérapeutes et susceptibles de produire du changement chez le consultant. Nous refusons cependant de considérer les guérisseurs comme des sortes de « psys sauvages ». On peut espérer qu’il   y a bien assez de procédés thérapeutiques disponibles, sans qu’il soit nécessaire de ramener ce que font les uns à ce que font les autres. Nous aimons également penser que si des guérisseurs exercent à peu près partout dans le monde, c’est qu’ils doivent remplir un rôle bien défini, de la même manière que la sorcellerie permet de réguler la violence inhérente aux rapports sociaux. Une telle perspective ne nous empêche pas, heureusement, de tenter de montrer ce que les guérisseurs guérissent réellement, bien qu’il soit difficile ici de parler en leur nom de manière générique, puisque ce même terme est utilisé pour désigner des praticiens faisant des choses souvent très différentes.
 
Comme le souligne encore très justement Jeanne Favret-Saada, « beaucoup se sont appliqués, après Lévi-Strauss, à relever les succès des faiseurs de rituels en tout genre : les maîtres des cultes de possession haïtiens guérissent, les spirites portoricains et mexicains guérissent, les witch-doctors américains et africains aussi, les shamans sibériens et thaïlandais également. Rares sont cependant les chercheurs qui ont essayé de préciser ce que soignent exactement ces guérisseurs et d’expliquer quels ressorts sont actionnés pour obtenir la guérison » (Favret-Saada, 1985). Un vaste chantier reste ainsi ouvert aux chercheurs en sciences sociales, dont nous avons tenté de poser les axes en filigrane de cet article.
 

Notes

1   Camus, Dominique. Voyage au pays du magique. Paris, Flammarion, 1995.

2   Pinell, Patrice. Naissance d’un fléau, Paris, Métailié, 1992.

3   Pour une introduction à ces  problèmes,  voir : Dumet N. et Rousset H. (Dir.), Soigner ou guérir? Toulouse, Erès, 2010; Ugueux, B. Guérir à tout prix, Paris, L’Atelier, 2000.

4   Voir Schmitz, O. « Les points d’articulation entre homéopathie et oncologie conventionnelle », Anthropologie & Santé, 2, 2011, article en ligne.

5   Cette conception de la guérison comme un changement d’état se retrouve sous la plume de Georges Canguilhem : Le normal et le pathologique. Paris, PUF, 1966.

6   Schmitz. O. Soigner par l’invisible. Enquête sur les guérisseurs aujourd’hui, Paris, Imago, 2006.

7   D’un point de vue de santé publique, il s’agit probablement là d’une limite que la plupart des guérisseurs qui ne  se  sont  pas  autoproclamés  tels se refusent de franchir, et qui permet, par la même occasion, de tracer une ligne de partage entre ceux qui ne représentent pas un danger pour la santé de leurs consultants, et les autres.

8   Voir notre article : « Les paroles qui soignent des seigneurs de Wallonie », dans Bordes Rémi (dir.), Dire les maux. Anthropologie de la parole dans les médecines du monde, Paris, L’Harmattan, 2011, pp. 103-121.

9   Voir, à ce sujet, l’ouvrage édité par Laurent Pordié et Emmanuelle Simon (dir.), Les nouveaux guérisseurs. Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2013.

10   Nous ne parlons donc pas ici des guérisseurs herboristes qui utilisent des plantes et autres remèdes aux principes actifs.

11   Dans ce domaine, celui d’une anthropologie des thérapies, dont Jeanne Favret-Saada a posé les bases, tout reste encore à faire. Voir : Favret-Saada, Désorceler, Paris, Éditions de l’Olivier, 2009.
 



Olivier Schmitz est sociologue et anthropologue de la santé, chargé de recherche à l’Institut de recherche Santé et Société de l’Université catholique de Louvain, et professeur invité à l’Université Saint-Louis de Bruxelles. Il y enseigne la sociologie de la santé et l’anthropologie de la sexualité. Ses recherches portent sur les pratiques de soins non conventionnelles, sur l’expérience du cancer et sur l’évaluation des programmes de santé. Il est l’auteur de Soigner par l’invisible (Imago, 2006) et il a dirigé le volume Les médecines en parallèle. Multiplicité des recours au soin en Occident (Karthala, 2006).


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