Un pays tant désiré

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Par Jacqueline Kelen - 1er avril 2018

Se basant entre autres sur des philosophes, des poètes et des mystiques, l’auteure propose une réflexion sur les liens qui unissent amour et beauté et sur ce qu’ils apportent à notre monde.

 
L’Amour et la Beauté nous parlent d’un pays que n’indique nulle carte géographique, mais que chacun a soif de découvrir. Ils réveillent le cœur et les sens, élargissent la conscience, ils invitent à l’émerveillement, à la gratitude, à la louange. Mais de l’Amour, de la Beauté, personne ne peut s’emparer ni se dire possesseur. Ainsi en va-t-il des réalités supérieures que l’on approche en tremblant, ainsi en va-t-il des biens immatériels qui, gratuits, ne peuvent être thésaurisés.
 
Bien avant d’appartenir aux domaines affectif et esthétique, bien avant de devenir sentiment et émotion, l’Amour et la Beauté relèvent du monde métaphysique, de l’univers invisible et éternel. C’est pourquoi ils s’offrent en premier lieu comme sujets de recherche et de réflexion pour la philosophie, le mythe, la religion. Si on les limite au plan terrestre, à la condition humaine imparfaite et fluctuante, ils perdent, avec leur majuscule, leur grandeur inouïe.
 

Amour | source et puissance

Pour les philosophes de l’Antiquité, pour les poètes et les artistes, pour les mystiques, l’Amour est une puissance originelle, une source créatrice infinie, comme Dante le rappellera au dernier vers de sa Divine Comédie : « L’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ». Au VIe siècle avant l’ère chrétienne, les adeptes de l’orphisme le dénommaient « Protogonos », Premier-Né; ainsi l’Amour tient une place primordiale dans toute cosmogonie. Il s’avère puissance indomptable, force invincible, à la fois délicieuse et redoutable, comme le chante le chœur dans la pièce de Sophocle, Antigone, cinq siècles avant Jésus-Christ. Pour les mystiques et visionnaires des diverses traditions, l’Amour est d’ordre divin et, comme tel, se révèle infini, insondable et ineffable dans sa douceur et sa magnificence. Il apparaît aussi comme le mal-aimé, lui que les humains méprisent ou avilissent souvent.
 
Dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet (environ 416 av. J.-C.) entièrement consacré à Éros, c’est une femme, Diotime, une prêtresse, qui instruit Socrate au sujet du mystérieux Amour : celui-ci est richesse et manque tout à la fois, indigence et opulence, intermédiaire entre les mortels et les dieux. Il est aussi « désir de posséder toujours le bien », « amour de l’immortalité », « enfantement dans la beauté ». Éros est donc une puissance d’élévation, d’illumination, de transfiguration. Usant d’un jeu de mots, Socrate qualifiera Éros de pteros, autant dire qu’il donne des ailes.
 
C’est la beauté qui suscite le désir amoureux, beauté des corps, mais surtout des âmes, menant à « l’absolue beauté », à la « divine beauté ». Dans le dialogue intitulé Phèdre, Socrate poursuit son interrogation au sujet de l’amour et de la beauté qui ont partie liée, qui relient l’être humain au Ciel des réalités immuables que sont le Vrai, le Beau, le Bien. Un ternaire inséparable! Il est du reste touchant que ce dialogue se termine par une prière que Socrate lance aux dieux : le philosophe athénien dont les traits sont peu gracieux leur demande de lui accorder « la beauté intérieure ».
 
Ainsi, amour et beauté avancent de concert dans la vie des humains. La beauté, où qu’elle se manifeste, éveille le désir, l’attention, la passion, elle inspire ferveur et contemplation; et l’amour éclaire et ennoblit tout ce qu’il effleure, il révèle la beauté enclose en chaque être, chaque chose.
 
Les soufis adjoignent à Amour et Beauté un troisième compagnon, qu’ils appellent Nostalgie. Nostalgie qui est « mal du retour », poignant et profond désir de remonter vers la source, de regagner le céleste pays qui ne figure sur aucune mappemonde. Ainsi, au cœur de tout amour humain, existe ce désir d’éternité qui dépasse de loin la durée ordinaire.
 

Visages de l’Amour

L’Amour est un et multiple. Plus exactement, l’unique Amour se manifeste sous d’innombrables formes, degrés et nuances : tendresse, sympathie, douceur, amitié, désir, passion, affection filiale, amour maternel et paternel, charité, dévouement, bonté, fraternité, clémence, compassion, miséricorde, adoration, sacrifice… Simone Weil jugeait que l’attention véritable, entière, est une des formes les plus pures – et les plus discrètes – de l’amour. Sur ce point, Krishnamurti rejoint la jeune philosophe, lui qui parle très souvent de « la flamme de l’attention », de la sensibilité à toutes choses qui caractérise l’être spirituel. Ses propos sont nets : « La plupart d’entre nous n’ont pas d’amour dans leur cœur. Jamais nous ne contemplons les étoiles, jamais nous ne savourons le murmure de l’eau, jamais nous ne regardons danser la lumière de la lune sur les eaux vives d’un torrent, jamais nous ne suivons du regard un oiseau en vol. Notre cœur ne sait pas chanter; nous sommes toujours affairés, l’esprit plein de projets et d’idéaux pour sauver l’humanité, nous faisons profession de fraternité, quand notre regard en est la négation même. »
 
Ce que rappelle fermement Krishnamurti, c’est que l’amour est effacement et oubli de soi, ouverture et offrande, contemplation et célébration, et qu’il embrasse le monde entier.
 

Amour qui révèle

L’Amour ne nous appartient pas, il vient nous visiter. Et chacun peut, là où il est, là où il œuvre, en devenir le relais. Le moine qui prie dans le silence de sa cellule, le jardinier qui se penche sur ses roses, l’infirmière qui prodigue soins et mots affectueux aux malades, l’enseignant qui éveille chez ses élèves le goût du savoir, la personne qui, l’hiver, donne à manger aux oiseaux, ceux qui prennent le temps d’aller voir leurs vieux parents ou d’écouter leurs enfants, ceux qui sourient, ceux qui tendent la main, ceux qui honorent les défunts… Le propre de l’amour est de rayonner, de réunir, de répandre harmonie et concorde. Ainsi, la noble tâche proposée à l’être humain consiste à faire passer ici, sur terre, bien au-delà du couple, du cercle familial et amical, l’amour qui nous dépasse, de donner à entendre sa fine et persistante mélodie.
 
L’expérience de l’amour et celle de la beauté sont offertes à chaque être humain. Ce sont des expériences profondes, inexplicables et inoubliables, où n’entrent ni calcul, ni raisonnement, ni volonté. Ici, le moi se dissout. C’est une irruption du monde transcendant : l’être entier se trouve envahi, submergé, retourné, transporté. Il plonge dans « l’abîme d’amour » qu’évoque, au XIIIe siècle, la béguine Hadewijch d’Anvers.
 
Point besoin pour cela de choses ou d’événements extraordinaires. Il suffit d’un reflet irisé, le chant d’un merle le soir, une odeur de jacinthe, un poème, un tableau… Les sens physiques se trouvent subitement métamorphosés en sens spirituels qui touchent, voient, goûtent les merveilles de l’univers invisible. Le prêtre suisse Maurice Zundel a relaté minutieusement l’expérience de la beauté que lui procura une sculpture de Michel-Ange et dans laquelle il ressentit une « présence impossible à nommer » : « Je me souviens avec une parfaite netteté que l’impression que j’ai eue ce matin-là était une impression d’une immense liberté, la liberté d’un homme qui prend des vacances de lui-même, qui ne se souvient plus qu’il est là […] qui est perdu, perdu dans cette présence qui l’aspire, qui l’appelle, qui le remplit, qui le comble et qui devient vraiment pour lui une respiration… »
 

Amour qui transcende

Dans cet état d’amour, dans ce ravissement que provoque la contemplation de la nature ou d’une œuvre d’art, l’être humain échappe à la pesanteur. Non à la loi de gravitation terrestre, mais à tout ce qui pèse et encombre, les inquiétudes et les problèmes, l’inertie et l’ignorance, les regrets et les rancœurs, la tristesse et la souffrance. Il accède à ce qu’on peut nommer un état de grâce que caractérisent la légèreté, la liberté, une joie infinie et sans cause. Il se sent délivré de la condition mortelle, mais surtout, en cet instant hors du temps, illuminé, traversé par l’amour et la beauté, il se sent chez lui, enfin arrivé à demeure. Il est ramené au centre, au sanctuaire intérieur que certains nomment « le lieu de Dieu ». Quelle plénitude et quelle quiétude!

Le Ciel s’est penché jusqu’à lui, et dans cette rencontre vivante avec l’amour, avec la beauté, l’être humain se sait immortel. Non pas détaché du monde, du corps, de l’existence, mais grâce à l’amour, à la beauté, il embrasse tout, il remercie tout, il bénit la vie dans tous ses aspects. Ainsi François d’Assise se met à louanger sœur eau et frère vent, le feu, la lune, la terre et l’herbe, il accueille le loup, la cigale, l’oiseau et aussi « notre sœur la mort corporelle ».

Dans toute histoire d’amour, la beauté surgit et le monde fleurit. Dès qu’on est amoureux, tout chante autour de soi. En dépit de Stendhal qui décrivit le phénomène de la cristallisation, en dépit des psychanalystes qui parlent de la rencontre de deux inconscients, et malgré les biologistes qui dénombrent hormones et phéromones, ce que vivent les amoureux est d’ordre magique et surnaturel, transmutant le quotidien, bousculant les habitudes et les conventions. En soi et autour de soi, tout rajeunit et se renouvelle. Aimer, c’est voir l’autre en beau et certainement le rendre beau. Et meilleur aussi! C’est une des leçons du célèbre conte de La Belle et la Bête. Derrière les apparences frustes et les habits précaires, le cœur aimant découvre un trésor que rien ne peut ternir ni détruire.
 
Ce n’est pas un hasard si la plupart des héros des mythes, des contes et des récits courtois ont belle et fière allure. Dans l’Odyssée, Pénélope est décrite invariablement comme « belle et sage » et de même le sera, au XIIe siècle en pays d’Oc, la dame chantée par les troubadours. Les deux qualificatifs sont indissociables. Quant à Lancelot et Guenièvre, Tristan et Iseult, Floire et Blanchefleur, Roméo et Juliette, quant aux personnages des contes de fées tels que Blanche-Neige, Cendrillon, le Prince, la Belle au bois dormant, ils se montrent tous jeunes, gracieux, désirables et charmants. De fait, leur beauté est inséparable de la clarté de l’âme, de la noblesse du cœur, de la pureté des pensées et des sentiments. Et elle reflète une beauté venue d’ailleurs, de plus haut, une beauté qui dépasse les sens et les apparences, mais transparaît à travers le monde visible.
 
Les beaux contes nous plaisent, et les histoires d’amour heureux. On pourrait se demander pourquoi, à travers siècles et continents, malgré les épreuves de l’existence, malgré le mal qui rôde et la mort inéluctable, les hommes et les femmes ont tant besoin d’amour et de beauté. Il ne s’agit pas d’une consolation éphémère ni d’une tenace illusion. C’est le climat qui convient à leur être profond, à leur dimension impérissable.
Le sacré que recèlent l’amour et la beauté est certes insaisissable et scientifiquement invérifiable, mais à celui qui s’y désaltère, il confère grandeur et liberté.
 



Jacqueline Kelen est diplômée de lettres classiques (Sorbonne) et auteure d’une trentaine d’ouvrages dont certains se sont vendus à plus de 50 000 exemplaires. Productrice à la radio France Culture pendant vingt ans, elle a aussi consacré de nombreuses années à l’étude des mythes et des mystiques chrétiens, juifs, égyptiens et tibétains. Parmi ses derniers ouvrages, notons : Le sens de l’hospitalité, (Guy Trédaniel, 2017), Amour, invincible amour (Points, 2016), Une robe de la couleur du temps (Albin Michel, 2014), La puissance du cœur (Table Ronde, 2009).
 




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