À la recherche d’un paradigme
Par Marine El Hajj - 1er décembre2020
Ô mort, vieux capitaine, il est temps! Levons l'ancre.
Ce pays nous ennuie, ô mort! Appareillons!
Si le ciel et la mer sont noirs comme de l'encre,
Nos cœurs que tu connais sont remplis de rayons!
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal
Comment décrire l’expérience spirituelle et trouver les bons mots pour en parler? Il est bien sûr possible d‘élaborer des théories et d’utiliser des concepts très sophistiqués. Mais on risque alors de rendre cette expérience abstraite et d’obscurcir ce qu’il s’agit d’éclairer. Il est aussi possible d’avoir recours à des images et d’utiliser des métaphores. Je connais un grand homme, nommé Jésus, qui a privilégié cette voie et qui parlait volontiers en paraboles pour communiquer son enseignement. Selon Paul Ricoeur, l’usage des métaphores produit « une innovation sémantique », produisant des effets de sens et permettant un déplacement dans les manières de penser1. Le choix d’une métaphore au détriment d’une autre n’est pas innocent et comporte plusieurs conséquences. Le choix d’une image est lié à la décision de privilégier une certaine manière de penser, c’est-à-dire un certain modèle (ou paradigme), qui aide à réfléchir mais aussi à vivre.
S’agissant d’approcher la spiritualité, il est courant d’avoir recours à l’image de l’enracinement. Ainsi, de même qu’on parlera d’enracinement historique, d’enracinement géographique ou encore d’enracinement culturel, on sera tenté d’évoquer l’importance de l’enracinement spirituel. Il s’agit d’une image très forte et très suggestive, puisqu’elle permet de rattacher l’élément de la spiritualité à la vie elle-même. La spiritualité est ainsi reconnue comme une dimension cachée mais essentielle : comment un arbre pourrait-il vivre sans racines?
S’agissant de parler de l’expérience spirituelle, il arrivera aussi qu’on privilégie une autre image : celle de l’ancre. L’image de l’ancre n’est pas sans parenté avec celle de la racine : un ancrage est bel et bien une forme d’enracinement. Mais en préférant le paradigme de l’ancrage spirituel à celui de l’enracinement, on met en avant un certain nombre de caractéristiques de l’expérience spirituelle contemporaine. C’est pourquoi je privilégie pour ma part ce paradigme. Les prochaines lignes tenteront de justifier ce choix. Mais il convient d’abord de dire un mot de la spiritualité, sur un plan plus général.
La spiritualité
La dimension physique touche au corps, la dimension psychique recouvre les constructions mentales, tandis que la dimension sociale concerne le monde relationnel. La dimension spirituelle, quant à elle, a trait à la construction du sens, impliquant la paix intérieure et l’espérance. La spiritualité est un aspect inhérent à l’être humain à travers lequel il cherche le sens et le but de sa vie, mais aussi une certaine transcendance (accomplissement ultime de son être). La spiritualité se vit et s’exprime notamment à travers des croyances, des pratiques, des valeurs et des engagements. Elle implique un certain rapport à soi et des relations avec les autres, avec la nature ou le sacré2.
Comme toute autre dimension humaine, la dimension spirituelle se développe avec le temps et l’expérience. La spiritualité d’une personne progresse à travers l’élaboration des questions du sens et leur intégration au sein de la vie quotidienne. Traditionnellement, nous observons que, dans un contexte religieux, la spiritualité se développe notamment à travers la lecture de textes sacrés et la pratique de rites et de prières (individuelles et/ou communautaires). Les spiritualités laïques, quant à elles, se développent notamment grâce à des rituels, des exercices de méditation, des lectures ou encore par des relations ou des engagements.
Le paradigme de l’enracinement spirituel
La philosophe Simone Weil s’est beaucoup intéressée à l’enracinement. Il s’agit selon elle du « besoin le plus important et le plus méconnu de l'âme humaine ». C’est aussi une réalité difficile à cerner. Pour Weil, « un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. Participation naturelle, c'est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l'entourage. Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie3. »
Nous avons tous besoin d’être enracinés. L’enracinement est une valeur positive. Cela est évident si l’on évoque le contraire de l’enracinement, soit le déracinement ou encore l’arrachement. Le déracinement d’une plante ou d’un arbre signifie sa fin imminente. Son enracinement est une preuve de vie et de pérennité. Plus les racines sont profondes, plus elles ont accès aux riches sources souterraines et plus longue est l’espérance de vie.
Parler d’enracinement spirituel, c’est évoquer ce qui influence de manière directe et dynamique le développement spirituel d’une personne. Les racines spirituelles peuvent être dans la méditation, dans la prise de conscience ou dans l’éveil, dans la quête de sens, dans les valeurs, dans des idéaux ou encore dans une tradition religieuse particulière.
L’enracinement spirituel permet une certaine harmonie dans le rapport à soi et à son environnement. Il permet une certaine stabilité, une confiance et une cohérence. L’enracinement spirituel détermine également l’identité spirituelle de la personne qui en est la manifestation symbolique. L’identité spirituelle est définie comme étant « une certaine constance dans le rapport à soi en regard des grandes questions concernant la nature, le but et le sens de la vie, engendrant des comportements conformes aux valeurs fondamentales de l'individu […]. Ceci peut être réévalué et transformé sous l’impact d’une expérience déterminante ou d’un changement du contexte sociohistorique4 ».
Le paradigme de l’enracinement spirituel est intéressant. Il permet de rendre compte d’un contact fort à la source, qui détermine la nature et la consistance de la spiritualité. De ce point de vue, la métaphore de l’enracinement spirituel s’avère fructueuse. Ce n’est pas par hasard si elle a été largement exploitée5.
Pourtant, j’ose le dire, le paradigme de l’enracinement spirituel a peut-être fait son temps et il est maintenant temps de passer à autre chose. Puisqu’elle signifie une dépendance organique et fondamentale, la métaphore de l’enracinement reflète une époque où la stabilité était une valeur importante : la vie était conditionnée par une fixation à la terre, au patrimoine ou même à la famille. Avec le phénomène de la migration, avec les changements culturels et le passage vers le numérique où l’évolution rapide implique un changement constant et des aptitudes d’adaptation multiples, le paradigme de l’enracinement ne permet plus de décrire la réalité actuelle des personnes dans leur vie spirituelle. Bref, la métaphore de l’enracinement est moins parlante aujourd’hui. En effet, si l’on change de pays, aurait-on accès à nos ressources spirituelles de la même manière? Aurait-on le même besoin de ces ressources? Si l’on se donne le droit de s’intégrer réellement dans un nouveau milieu de vie, ceci n’implique-t-il pas la découverte des ressources et des valeurs de ce nouvel endroit? Est-il opportun de parler de déracinement dans ce cas par exemple? Ce sera un jugement qui manque de sérieux, car l’une des racines de la personne se trouve en elle-même et, par conséquent, elle n’est jamais complétement ou même partiellement déracinée.
Pour éviter que l’invocation de l’enracinement ne dissimule une forme de rigidité, ne faudrait-il pas avoir recours à une autre image pour parler de la spiritualité? Une image qui puisse honorer l’ouverture au changement et l’esprit d’aventure qui caractérisent nos contemporains… L’image de l’ancre par exemple.
Le paradigme de l’ancre spirituel
Tout le monde sait ce qu’est une ancre. C’est une pièce d’acier qu’on laisse tomber au fond de l’eau par le moyen d’une chaine ou d’une haussière6. L’ancre s’accroche au fond de l’eau de manière à retenir le navire. La force de l’image de l’ancre vient du fait qu’elle renvoie à une solidité et à une fermeté, en dépit des circonstances (une tempête ou quelque situation contrariante). Mouiller l’ancre consiste à jeter un objet dans le fond de l’eau. L’ancre évoque donc une dimension de profondeur, non superficielle. On ne jette pas une ancre à l’eau dans l’espoir qu’elle reste à la surface!
Par ailleurs, s’il arrive que, par besoin, l’on « jette l’ancre », c’est dans le dessein éventuellement de « lever l’ancre ». Un bateau destiné à rester immobile n’est pas un bateau mais une île! L’image de l’ancre n’est donc pas associée uniquement à une immobilité; elle est aussi intimement liée à une mise en mouvement, à un arrachement, au commencement d’une aventure. De ce point de vue, l’image est très forte quand il s’agit de parler de spiritualité. À mon avis, nous avons là les bases d’un véritable paradigme, qui nous amène plus loin (ou ailleurs) que le paradigme de l’enracinement spirituel.
Dans le contexte de la modernité avancée et des changements constants qui affectent les individus, l’image de l’ancre semble plus parlante que celle de l’enracinement : elle maintient le principe d’une fixation profonde, mais introduit aussi le principe du mouvement. L’ancre est jetée pour l’immobilisation et elle est levée pour reprendre un chemin. L’ancre n’est pas mouillée ou levée sans raison, ni n’importe où, ni n’importe comment. Jeter ou lever l’ancre ne sont pas des actions farfelues ou absurdes. Bien au contraire, ces actions requièrent une science expérientielle spécialisée. Ces actions choisies ou réalisées à des moments précis mettent en évidence la liberté et la volonté personnelle, contrairement à l’attachement (éventuellement inconscient) lié à l’enracinement.
Le mouvement n’est pas contraire à l’enracinement quand la personne habite ses déplacements. Comme l’écrit Nathalie Ortar dans une perspective sociologique, « la mobilité n’est pas le contraire de l’ancrage, elle ne peut pas être uniquement analysée sous l’angle du déracinement car elle est fréquemment présentée comme un ré-enracinement possible, réel ou symbolique. La mobilité peut être l’une des formes de l’ancrage7 ». Au lieu de multiplier les attachements et de chercher à tout conserver, dans une synthèse impossible, le transfert de l’ancrage met en évidence et permet une actualisation identitaire et une construction de nouveaux liens8.
L’ancrage spirituel implique une capacité d’adaptation et d’intégration. Il ne s’agit pas de nier son passé mais d’en retenir l’essentiel. Et il ne s’agit pas de craindre l’avenir, car on se priverait alors des enrichissements qu’il peut permettre. L’ancrage spirituel appelle l’intelligence de l’esprit afin de discerner ce qui est bon pour soi et pour les autres, dans l’ici et le maintenant.
Dans les relations personnelles, on est parfois invité à « lever son ancre » afin de comprendre l’autre dans son milieu, loin de ses propres préoccupations. Tout comme on peut mouiller l’ancre là où on juge qu’il serait avantageux de s’y arrêter et de se ressourcer. Le mouvement est une caractéristique de l’esprit, du souffle. L’ancrage spirituel est un signe de santé spirituelle, de dynamisme. Lorsque la personne est en contact permanent avec elle-même, proche de son cœur et de ses sentiments, elle se trouve apte à jeter son ancre, comme elle peut la lever là où il lui semble bon.
Que l’on me comprenne bien : je ne souhaite pas que l’on vive comme des déracinés. Mais l’enracinement réel n’implique pas une fixité : la véritable spiritualité est une spiritualité en mouvement… mais protégée des vents mauvais. L’image de l’ancre permet, en conclusion, de tenir ensemble ces deux éléments essentiels de la spiritualité : la solidité du roc (qui permet de tenir bon dans l’épreuve) et la légèreté du souffle (qui permet d’avancer et d’aller plus loin). Elle est où notre ancre? « Nous avons notre ancre en nous-mêmes » (Victor Hugo, Philosophie prose).
Notes
1 Voir Paul Ricoeur dans Temps et récits I; voir aussi Alain Thomasset, « L'imagination dans la pensée de Paul Ricœur fonction poétique du langage et transformation du sujet », Études théologiques et religieuses 80 (2005/4), p. 525-541.
2 Voir Christina M. Puchalski et al., « Improving the Spiritual Dimension of Whole Person Care: Reaching National and International Consensus», Journal of Palliative Medicine Jun 1, 17/6 (2014), p. 642–656.
3 Simone Weil, L'enracinement. Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Gallimard (Folio essais 141), Paris, 1990 (1949).
4 Chris Kiesling et al., « Identity and spirituality: A psychosocial exploration of the sense of spiritual self », Developmental Psychology 42(2006/6), p. 1269-1277
5 Bernard Debarbieux, « Enracinement – Ancrage – Amarrage?: raviver les métaphores », L’Espace géographique 43 (2014/1), p. 68-80.
6 Voir la définition de l’ancre dans Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition (actuelle), https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9A1692.
7 Nathalie Ortar, « Le paradoxe de l’ancrage et de la mobilité en zone rurale et périurbaine », Acte de la journée d’étude jeunes chercheurs (2005/5).
8 Mathis Stock, « Construire l’identité par la pratique des lieux », dans Alessia de Biase et Cristina Rossi (dir.), Chez Nous : territoires et identités dans les mondes contemporains, Paris, Éditions de la Villette, 2006, p.142-159, 2006.
Vous vous souvenez du personnage Popeye le vieux marin? Vous vous rappelez sûrement qu’il avait une ancre tatouée sur chacun de ses avant-bras surdimensionnés? Cette ancre évoque bien sûr l’appartenance de Popeye au monde de la mer, mais c’est aussi un symbole de la force extraordinaire de cet homme qui n’a l’air de rien (il est borgne et a une démarche ridicule). Il suffit qu’il consomme une boîte d’épinards pour activer cette force. Grâce à cette « ancre », il peut traverser des tempêtes, soulever des montagnes, sauver Olive des griffes du méchant Brutus… tout en conservant une santé de fer!
Marine El Hajj est agente de planification, programmation et recherche au Centre Spiritualitésanté de la Capitale-Nationale | CHU de Québec. Elle est également professeure associée à la faculté de théologie et de science religieuse de l’Université Laval. Marine détient un doctorat en théologie et un diplôme en accompagnement spirituel ignatien du Centre Manrèse-Québec.