Impacts multidimensionnels de la transition du milieu de soins au milieu de vie
Par Mamane Abdoulaye Samri et Daphney St-Germain - 1er août 2019
La sécurité des patients constitue une dimension incontournable de l’ensemble des soins. À la sortie du milieu de soins, la période de transition peut potentiellement placer le patient et ses proches en situation de handicap. L’auteur met en lumière les conséquences de l’échec d’une transition ainsi que certains éléments essentiels pour sa réussite.
Du biomédical strict au bio-psychosocial, s’il est indéniable que la sécurité des patients a connu des progrès depuis l’élaboration de la Classification internationale de la sécurité des patients (Runciman et al., 2009), il n’en demeure pas moins que celle-ci semble davantage réduite aux incidents occasionnés à l’intérieur du système de santé. Or, d’une part, les conséquences des incidents ou l’effet de la qualité des prestations ne se limitent pas uniquement aux milieux de soins; ils peuvent aussi s’étendre jusqu’au milieu de vie où les usagers peuvent être aux prises avec différentes problématiques de sécurité. D’autre part, la nécessité de la continuité des services au-delà des murs du système de santé, en raison de l’accroissement des maladies chroniques, exige une attention spécifique à la notion du risque et de la sécurité en communauté. Et ce, d’autant plus que, la diversité des facteurs de risques pouvant entraîner des chutes, des erreurs de médicaments, des perturbations psychologiques, des réadmissions précoces avec des coûts importants (Doran et al., 2013) requiert une démarche d’accompagnement humaniste adaptée aux usagers et à leurs proches. Cela se manifeste clairement en période de transition du milieu de soins au milieu de vie où la nature de l’interaction de l’usager et son environnement (physique, social) définit sa sécurité. Ce texte s’attache à mettre en évidence quelques enjeux liés à la sécurité auxquels les usagers et leur famille, en réadaptation physique, peuvent être exposés en communauté, dès la sortie du milieu de soins, de même que la nécessité d’élargir les prismes d’intervention.
Transition vers la communauté en réadaptation physique
Du point de vue étymologique, la transition désigne des situations intermédiaires de passage entre deux périodes distinctes durant un laps de temps. À la base de toute transition se trouvent un ou plusieurs éléments déclencheurs (Meleis et al., 2010). Il peut s’agir d’un changement de situation ou de statut qui survient et qui bouleverse ou rompt les habitudes de vie. Face à cette perturbation, les personnes mobilisent automatiquement les ressources nécessaires pour s’adapter. Lorsqu’il s’agit d’une atteinte subite ou brutale de l’image du corps suite à un accident ou une maladie, comme cela peut arriver aux usagers en réadaptation, le processus s’avère complexe. Les perturbations et les bouleversements engendrés ne se limitent pas à la détérioration des composantes organiques, mais s’étendent jusqu’aux composantes psychiques et sociales (St-Germain, 2007). Une amputation, une paralysie ou encore une brûlure sévère peuvent provoquer temporairement ou définitivement une rupture avec la vie antérieure, autant aux plans émotionnel, familial que socioprofessionnel, « perturbation biographique » au sens de Bury (1982). Celle-ci s’accompagne souvent d’anxiété, de rage, de dépression, d’isolement et de comportements autodestructeurs pouvant apparaître durant le processus de réadaptation (Rattray, 2014) qui, en milieu de soins, vise principalement à optimiser la récupération des fonctions motrices, cognitives et sensorielles. Ensuite viennent les défis liés à l’autonomie résidentielle, l’accomplissement des rôles parentaux et familiaux ainsi que l’insertion socioprofessionnelle. La fin de cette étape marque le début de la transition vers la communauté, commençant dès l’apparition des premiers signes d’instabilité jusqu’à une période de stabilité (Meleis et al., 2010). Tout au long de cette période, les usagers et leur famille peuvent être confrontés à des difficultés pouvant affecter leur sécurité physique, psychologique, psychosociale et spirituelle.
Sécurité des usagers en période de transition vers la communauté
En dépit de la collaboration interdisciplinaire, dès son retour en communauté, l’usager doit déployer toutes ses ressources afin de réaliser ses habitudes de vie (St-Germain, 2016). Cela implique des efforts substantiels d’adaptation, de réappropriation des auto-soins et de réorganisation de la vie quotidienne. L’interaction entre ses capacités, ses activités et son environnement peut l’exposer, entre autres, à des chutes et des erreurs de médicaments (Doran et al., 2013). À cela peuvent s’ajouter des perturbations psychologiques affectant les dimensions psychologique, spirituelle et sociale de sa sécurité. Celles-ci sont dues, en partie, aux changements de rôles et aux conflits conjugaux qui conduiraient à une consommation abusive des substances illicites.
Le retour en communauté confronte la personne à une réalité pouvant être douloureuse. Alors que l’énergie de cette dernière se concentrait intensivement à son processus de réadaptation en milieu de soins, maintenant en communauté, la reprise du potentiel physique étant plus stable, cela laisse plus aisément place à une prise de conscience plus aiguë face aux pertes encourues. Une place plus prépondérante au désespoir, à la frustration et à la rage de ce joueur de foot qui perd subitement l’usage de ses membres suite à un accident cardio-vasculaire, de même que la quête du sens de ce qui lui arrive accompagnent trop souvent cette période de valse entre le deuil et l’espoir. Autre exemple, l’impuissance et la tristesse d’un homme qui voit sa conjointe s’éloigner à cause de l’impossibilité de le soutenir à la hauteur de ses attentes, rappelle les risques psychosociaux et spirituels imminents et réels dont nul ne peut se dire à l’abri. De ce fait, Bolduc (1981) déclarait que nous sommes tous en situation de « handicap » potentiel ou avéré.
Il importe ici de préciser le contenu du terme « handicap », de convenir de ce qu’il est, et ce qu’il n’est point, ce qu’il recouvre et ce qu’il exclut. En ce sens, on ne saurait s’abstenir de recourir à Hesbeen (2012). Cet auteur invite à ne pas confondre une incapacité à un handicap, de peur de réduire la personne strictement à sa caractéristique individuelle. « Le malade n’est pas la maladie ». Le sidéen n’est pas le sida, comme le diabétique n’est pas le diabète. Le handicap n’est pas une constante, ni un état, et encore moins un statut. Plus précisément, le modèle du Processus de production de handicap (Fougeyrollas, 2010) envisage le handicap comme les limitations des possibilités d’interactions d’un individu avec son environnement compte tenu de ses habitudes de vie. Il réfère à une situation donnée, à un moment donné cristallisé par la non-réalisation de ses habitudes de vie. Dans cette perspective, le handicap ne constitue pas nécessairement un état visible universel. Sa réalité ne se limite pas à un archétype physique standard, mais concerne une qualité d’interaction relative entre la personne et son environnement. Et c’est cette qualité d’interaction relative avec l’environnement humain et physique qui peut placer la personne à risque dans une situation d’insécurité et donc, de handicap.
En effet, cette période de transition ne mettrait pas en situation potentielle de handicap uniquement l’usager, mais la famille et les proches n’en seraient pas à l’abri. Il arrive, généralement que la famille et les proches assurent une prise en charge, bien qu’ils n’aient pas les compétences des professionnels pour le faire. Ils peuvent jouer également un rôle de soutien psychologique en dépit du deuil qu’ils doivent eux-mêmes traverser. Il n’est alors pas rare d’être témoin du désarroi d’une mère à trouver les mots justes et les gestes appropriés face à la colère de sa fille adolescente, grande brûlée, rongée par la honte face à son image corporelle. Par ailleurs, la multiplicité des responsabilités assumées par la famille et les proches peut les exposer à une surcharge de travail, à l’épuisement, au manque de temps et aux conflits de rôle (Kratz et al., 2017).
De plus, au-delà des impacts multidimensionnels sur la sécurité de l’usager, de sa famille et de ses proches, l’échec d’une transition peut manifestement avoir des répercussions importantes au niveau du système, entre autres, suite aux coûts exorbitants liés aux réadmissions précoces des usagers (Doran et al., 2013). Il est reconnu qu’une grande proportion de ces réadmissions précoces pourrait être évitée grâce à des interventions efficaces en amont, effectuées de façon préventive, où la sécurité serait envisagée à long terme.
Transcender les interventions isolées | vers la durabilité de la sécurité et le partenariat
Force est de constater que la sécurité de l’usager en communauté est le fruit de l’interaction entre ses capacités individuelles, ses habitudes de vie et son environnement. La complexité de ces facteurs échappe à une vision réduite, limitée de la sécurité dans le système de santé. Elle exige une évaluation globale et incite à la prise en compte de toutes les variables de risques susceptibles d’apporter des réponses concrètes, multifactorielles et contextualisées de façon durable. Le milieu de soins – spécifiquement la réadaptation de physique – doit alors être considéré comme un socle à partir duquel l’usager doit envisager un nouvel élan. De fait, dès l’entrée de l’usager en milieu de réadaptation jusqu’à sa sortie, une attention particulière devrait lui être accordée afin de le préparer et le soutenir davantage dans une perspective sans équivoque de continuité des soins, de promotion de la sécurité en communauté, d’une ferme volonté de transition efficace et efficiente.
Le concept de durabilité remet en question la manière d’apporter des réponses à un problème actuel et d’anticiper les limites de ces réponses en se projetant dans le temps et dans l’espace. Appliquée à la sécurité, la durabilité peut être définie comme l’ensemble des interventions visant à maîtriser ou à atténuer la survenue de tout incident susceptible de porter préjudice à la dimension physique, psychologique, psychosociale et spirituelle de l’usager non seulement dans le système de soins, mais aussi au-delà de ses murs (Abdoulaye Samri et St-Germain, 2018). La sécurité durable s’efforce alors d’articuler et de prolonger les préoccupations de la sécurité de l’usager, du milieu de soins au milieu de vie (St-Germain, 2016) telles que la gestion de comportements auto-destructeurs ou la façon d’affronter les émotions liées à la fois au deuil et à l’espoir. Dès lors, son opérationnalité passerait notamment par la nécessité de considérer l’usager en tant que partenaire dans les trajectoires de soins. Cette perspective de patient-partenaire, particulièrement associée à la prise en charge de conditions chroniques de santé, trouverait une essence et une utilité notoires face à des personnes ayant des déficiences et incapacités qui sollicitent une actualisation souvent complète de leurs projets de vie. L’approche du patient-partenaire peut être d’autant plus bénéfique que plusieurs indicateurs en lien à la sécurité, dépendent des usagers quant à leurs capacités d’autodétermination (empowerment), de faire valoir leurs besoins, d’anticiper et détecter leurs propres risques et les signaler aux professionnels de la santé (St-Germain et Abdoulaye Samri, 2017), d’avoir droit au chapitre quant à leur destinée. La reconnaissance de ce droit fondamental en tant qu’usager-citoyen ne peut alors que mener vers une plus grande inclusion dans une société contemporaine pluraliste.
Références
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Guichard, Anne et Roy, Bernard. « La santé communautaire en 4 actes : repères, acteurs, démarches et défis » Québec, PUL. p. 305-310.
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Mamane Abdoulaye Samri est doctorant en santé communautaire à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval et auxiliaire de recherche à l’Unité de soutien-SRAP (Stratégie de recherche axée sur le patient). Il s’intéresse à la qualité des soins, la sécurité des patients et la collaboration interprofessionnelle dans les milieux de soins. Ses recherches doctorales portent sur l’approche patient-partenaire en milieu de réadaptation physique par rapport à une sécurité durable des usagers en communauté.
Daphney St-Germain est professeure titulaire à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval et chercheure en réadaptation physique. Elle mène différentes recherches qui lient les milieux de soins de courte durée et ceux de longue durée. Elle s’intéresse principalement au développement d’outils novateurs permettant aux infirmiers et infirmières de renforcer leur identité professionnelle afin de contribuer pleinement à un environnement de travail humaniste axé sur l’amélioration continue de la qualité des soins.