Sens de la maladie et capacité d’agir

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Par Christian Bergeron - 1er décembre 2014

Chaque individu doit persévérer dans le désir d’être et l’effort pour exister. À partir de plusieurs extraits de verbatims, l’auteur présente les différents chemins par lesquels les individus, justement, s’adaptent à l’épreuve de la maladie.

 
Depuis des millénaires, l’individu doit « savoir endurer, c’est-à-dire persévérer dans le désir d’être et l’effort pour exister »1, en dépit de la souffrance causée par les épreuves de la vie, telles que le décès d’un proche, la maladie, les revers de fortune, les guerres, les conflits, etc. L’individu doit donc apprendre à « vivre avec » l’épreuve afin de persévérer dans sa lutte (bien des fois!) pour « continuer à » exister, pour paraphraser le philosophe Paul Ricœur. Cela dit, qu’en est-il aujourd’hui du sens de l’épreuve de la vie avec l’importance de l’individualisme, du caractère fondateur de l’identité construite à partir du présent, et moins héritée par la tradition et les us et coutumes? De fait, depuis le recul de la religion, à tout le moins en Occident, les individus sont souvent confrontés à vivre seuls ces moments d’épreuves. Dans ce contexte sociohistorique qui est le nôtre, il ne faut pas s’étonner du succès de certaines notions, telles que la résilience, les stratégies d’adaptation (Coping Stategies), l’importance du self, le capital humain, pour témoigner des capacités individuelles à « survivre » ou encore, à « rebondir » suite à une épreuve.
 
Dans le cadre de ma thèse doctorale – volet canadien de l’étude internationale Changements et événements au cours de la vie (CEVI) – j’ai étudié la séparation (divorce) et le deuil chez 504 adultes âgés de 20 à 84 ans de la ville de Québec. J’ai expliqué l’importance du processus d’individualisation, pour les individus, lorsqu’ils traversent l’une de ces deux épreuves2. Or, j’aimerais à présent vérifier si les capacités d’agir (processus d’individualisation et de résilience) se retrouvent dans l’analyse de l’épreuve de la maladie (268 cas étudiés).
 
Pour plusieurs des participants, l’épreuve de la maladie a bouleversé leur vie émotionnelle, physique, professionnelle, économique, familiale et spatiale. Parfois, l’épreuve a amené d’importantes bifurcations individuelles et familiales : perte d’autonomie, vente de la maison, perte d’emploi, changement de profession, impossibilité d’avoir des enfants, perte de qualité de vie, etc. Prenons deux cas pour illustrer ces impacts :
 

À 21  ans, une bactérie (staphylococcus aureus) est entrée dans mon système, dans mon sang et a détruit une partie de mon cœur, et cela de façon foudroyante : en deux semaines, d’en forme que j’étais, j’étais considérée irrécupérable par les médecins. […] Il y a un « avant » la chirurgie et un « après ». Je ne pouvais plus avoir d’enfant. Je devais prendre de la médication et ça me rendait en porcelaine. Très sportive que j’étais, je ne pouvais plus rien faire (pas de contact, risque d’hémorragie, d’ecchymose, etc.) (femme de 41 ans, âgée de 21 ans lors des événements).

 

Dépression majeure de mon conjoint à mon 9e mois de grossesse. Perte d’emploi de mon conjoint, réorientation de carrière pour lui. Obligation de retourner rapidement au travail pour moi, décision de ne plus avoir d’enfant (femme de 64 ans, âgée de 29 ans lors de ces événements).

 
Les impacts de la maladie sont visibles. Puis, dans mes analyses, j’ai repéré trois manières différentes de forger la capacité d’agir chez l’individu : 1) l’épreuve de santé engage l’individu à réfléchir sur le sens de la vie; 2) l’individu puise dans ses ressources identitaires ou accepte une aide externe pour la traverser et 3) l’individu fait des choix de priorités de vie.
 

L’engagement réflexif sur la vie

L’épreuve de santé force, d’une certaine manière, l’individu à réfléchir sur la vie et sur son devenir. J’ai sélectionné quatre cas qui expliquent l’engagement réflexif :
 

À 19 ans, j’ai eu un accident de voiture. Suite à mon accident, j’ai vu un médecin. Celui-ci pensait que je serais paralysé pour le reste de mes jours. Cet événement m’a fait prendre conscience que je devais réaliser le plus de choses possible avant de mourir, car la vie est fragile (homme de 23 ans, âgé de 19 ans lors des événements).

 

L’annonce de la maladie de ma femme. L’annonce de sa maladie m’a fait perdre l’illusion de mon immortalité. Cela a provoqué chez moi des émotions qui me dépassent toujours (homme de 36 ans, âgé de 36 ans lors des événements).

 

Deux cancers. Dur. Questionnement sur le temps écoulé et combien il m’en reste (homme de 86 ans, âgé de 72 ans lors des événements).

 

Hospitalisation du grand-père de mes filles. La famille du côté paternel est très liée. Beaucoup de peine, d’amour et de support partagés. Mes filles doivent apprivoiser la peine, la résignation, les hôpitaux et fort probablement la mort (femme de 54 ans, âgée de 54 ans lors des événements).

 
Lors de l’analyse des réponses, j’ai répertorié, à plusieurs reprises, certains dictons populaires, tels que « la vie est fragile », « la vie ne tient qu’à un fil » ou encore, « nous ne sommes pas immortels ». Et pourtant, « à chaque instant de la vie nous "sommes" des êtres qui allons mourir et cet instant serait tout autre si telle n’était pas notre destination, innée et, de quelque manière, agissante »3. Nous avons tendance à oublier ce caractère inné de notre condition. L’expérience de la maladie intensifie la conscience individuelle que le corps est « périssable ».
 

Des ressources en soi ou autour de soi

Les participants puisent différemment dans leurs ressources identitaires pour traverser une épreuve de santé, soit en s’appuyant sur leurs « forces » personnelles (résilience), sur une spiritualité ou une philosophie de vie (référence métaphysique), soit par un accompagnement thérapeutique :
 

Ma fille cadette a subi un accident de la route. [Elle] a subi des fractures ouvertes aux deux jambes, bassin, blessures au visage, etc. Tu vis un autre cauchemar et tu te demandes si tu vas survivre après autant d’épreuves; la vie continue et tu avances (femme de 69 ans, âgée de 45 ans lors des événements).

 

Maladie de ma belle-mère dialysée pendant seulement cinq mois, et guérison. C’est une miraculée! Avec la pensée positive, on peut arriver à de grandes choses (femme de 36 ans, âgée de 34 ans lors des événements).

 

Mon fils aîné est devenu maniaco-dépressif à la suite de ces événements — il s’est endormi avec des médicaments. Ces épreuves ont renforci ma foi — et j’ai survécu dans la sérénité (femme de 82 ans, âgée de 64 ans lors des événements).

 

Ne plus savoir où on en est dans sa vie n’est pas de tout repos. Ce fut une période difficile qui a duré près de quatre ans [dépression]. Je m’en suis sortie avec de l’aide. Aujourd’hui, ça va très bien (femme de 54 ans, âgée de 40 ans lors des événements).

 
Il y a une forme de mystère dans la souffrance, la maladie et l’angoisse de la mort. Quel que soit le visage de l’épreuve de la maladie, elle peut nous frapper de façon inattendue. Isabelle Marcoux, professeure à la Faculté des sciences de la santé de l’Université d’Ottawa, résume, en peu de mots, les stratégies identitaires que l’individu peut utiliser :
 

Recourir à certaines stratégies d’adaptation est associé à une amélioration du « moral », dont le fait de trouver du réconfort dans sa religion ou dans des croyances spirituelles, celui de rester actif et de se distraire, mais également dans le fait de demander de l’aide aux plans instrumental et émotionnel4.

 
Il n’y a pas de réponse unique aux types de réactions identitaires vis-à-vis l’épreuve de santé. Ce qui nous place au cœur du processus d’individualisation des épreuves de la vie. D’une certaine façon, les individus doivent (ont-ils le choix?) rebondir et « utiliser les adversités rencontrées pour bâtir [leur] identité »5. Ces explications peuvent se comprendre à l’aide du concept de la résilience. Selon Cyrulnik, la résilience est « la capacité à réussir, à vivre et à se développer positivement, de manière socialement acceptable, en dépit du stress ou d’une adversité qui comporte normalement le risque grave d’une issue négative6 ».
 

Des choix à refaire

Le dernier aspect de la capacité d’agir des individus s’articule autour d’une prise de conscience individuelle à (re)choisir des priorités de vie. Je présente trois récits :
 

Ablation d’un sein de ma marraine en raison du cancer du sein. Une importance beaucoup plus élevée de l’amour que je porte à ma famille et de l’importance d’une vie (femme de 20 ans, âgée de 19 ans lors des événements).

 

Dépression suite à une série d’événements. Remise en question et redéfinition des priorités de la vie (femme de 51 ans, âgée de 42 ans lors des événements).

 

J’ai fait un épuisement professionnel. Ce fut l’occasion de réfléchir et de remettre en perspective la place du travail dans ma vie (femme de 35 ans, âgée de 34 ans lors des événements).

 
L’individu peut faire une prise de conscience de la finitude de la vie humaine, puiser en lui la force pour vivre l’épreuve et donner un nouveau sens à sa vie. Lorsqu’un individu se voit menacé par une maladie, en conséquence, il renforce son sentiment identitaire en développant une « échelle de valeurs ». Bref, il prend conscience de la valeur qu’il accorde à la vie et développe de nouvelles priorités et orientations afin de vivre en synchronie avec ses (nouveaux) choix de vie. Comme on peut voir, l’épreuve de la maladie est toujours enchevêtrée au sens de la vie, et ce, malgré l’importance contemporaine de l’individualisation.
 

Références

1   RICŒUR, P., 1992, « La souffrance n’est pas la douleur », Psychiatrie française, numéro spécial (juin), 58-69, p. 69.

2   BERGERON, C., 2014, L’épreuve de la séparation et du divorce au Québec. Une analyse selon la perspective du parcours de vie, Paris : L’Harmattan; Bergeron, C., 2013, L’individualisation d’épreuves de la vie dans la modernité avancée. Une analyse selon la perspective du parcours de vie. Thèse de doctorat inédite, Université Laval.

3   SIMMEL, G., 1988, La tragédie de la culture et autres essais, Paris, Éditions Rivages, p. 169.

4   MARCOUX, I., 2012, « Avoir le moral après l’annonce d’un cancer : une étude auprès des personnes atteintes d’une tumeur cérébrale de haut grade », Psycho-Oncologie, 6, 209-216, p. 215.

5   LEMAY, M., 2005, Déterminismes et résilience, Empan, 1, 57, 77-86, p. 83.

6   Cité dans Ribes, G., 2006, « Résilience et vieillissement », Reliance, 3, 21, 12-18, p. 12.
 



Christian Bergeron, Ph. D. est sociologue de la santé, professeur auxiliaire à l’École interdisciplinaire des sciences de la santé et professeur à temps partiel au Département de sociologie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa. Il a terminé son doctorat en sociologie à l’Université Laval en 2013 et il vient de publier chez L’Harmattan (Paris) : L’épreuve de la séparation et du divorce au Québec. Une analyse selon la perspective du parcours de vie.
 



 

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