Par Mélissa Roy et Nicolas Moreau - 1er avril 2015
On parle beaucoup, depuis quelques mois, de l’épidémie associée au virus Ebola sévissant dans certains pays d’Afrique de l’Ouest. Mais quels discours médias et organisations s’intéressant à ce phénomène propagent-ils sur ce sujet? Les auteurs nous invitent, notamment à la lumière des travaux de Foucault, à mieux comprendre ce que véhiculent ces discours.
Les épidémies associées aux maladies infectieuses et contagieuses ont depuis longtemps fait l’objet de préoccupations sociosanitaires. En effet, les angoisses entourant la peste et la lèpre ont suscité l’instauration de mesures massives d’isolement, telles que les léproseries au Moyen Âge ou la séparation des malades à partir du XVIe siècle (Foucault, 1972). Plus récemment, le virus du Nil, le syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) et l’influenza sous-type H1N1 ont généré des inquiétudes dans plusieurs pays et particulièrement en Amérique du Nord (Rousseau et coll., 2014). Si l’attention accordée aux épidémies n’est pas récente, son étendue et les formes qu’elle prend varient en fonction des contextes social, culturel et politique.
Ainsi, en Occident contemporain, les épidémies infiltrent plusieurs discours, outre celui du corps médical. Elles se retrouvent dans la scène politique et sont considérées dans des décisions étatiques, notamment dans des politiques de migration – fermetures de frontières – et d’allocation de ressources financières, médicales et humaines dans certaines régions géographiques spécifiques – cf. missions humanitaires – (Lavin et Russill, 2010). Les épidémies sont également présentes dans diverses productions cinématographiques : pensons aux représentations des « zombies », aux films abordant le bioterrorisme, aux péripéties associées à un accident au sein d’un laboratoire traitant des dangers biologiques, etc. (Lavin et Russill, 2010; Vatnsdal, 2014). De fait, plusieurs théories apocalyptiques sont associées aux épidémies, soutenant que la « fin de l’humanité » sera causée par un quelconque virus contagieux. Il existe d’ailleurs une tendance à envisager des phénomènes sociaux, tels que l’obésité, la dépression ou encore le trouble déficitaire de l’attention et d’hyperactivité, en termes d’« épidémies », cette expression étant alors significative de « crise sociale » en ce sens qu’elle représente l’augmentation de la prévalence d’une quelconque maladie. Bref, que cela échappe ou non à la conscience, les épidémies sont présentes dans la doxa1 et elles y sont illustrées très souvent comme une menace importante.
Actuellement, l’épidémie associée au virus Ebola – affectant principalement la Guinée, la Sierra Leone et le Libéria – est l’objet de préoccupations importantes. Quoiqu’elle soit apparue pour la première fois en 1976, au Soudan et en République démocratique du Congo, près de la rivière Ebola, d’où l’appellation du virus, les premiers cas de l’épidémie « Ebola » qui sévit actuellement furent rapportés en mars 2014. Dès lors, de nombreux journalistes se sont mobilisés pour rendre compte des statistiques, faits et croyances erronées entourant cette maladie, dans le but d’informer, d’éduquer et d’avertir le grand public. Or, simultanément, certains dits et écrits portant sur l’Ebola alourdissent la conscience en alimentant la méfiance à l’égard du virus. En effet, des propos dramatiques, tels que la représentation de ce virus comme une menace mondiale, forgent notre perception de l’Ebola : ils créent une peur à l’égard de ce virus en transmettant l’idée que tous sont, ou seront éventuellement, à risque de le contracter, alors qu’il n’est pas très contagieux (Organisation mondiale de la Santé, 2014). De façon similaire, certaines métaphores, comme « L’Ebola a ravagé l’Afrique de l’Ouest » ou « les personnes tombent comme des dominos », propagent des images caricaturales et lugubres.
Les réponses à l’Ebola : des stratégies à la fois globalisées et individualisées
L’épidémie d’Ebola, comme celles antérieures, interpelle l’instauration de plusieurs stratégies sociales, sanitaires et sécuritaires. Plus précisément, les préoccupations à son égard ont mené à la mise sur pied de mesures massives touchant l’ensemble de la population et aussi de stratégies individualisées qui ciblent plutôt les corps malades ou possiblement porteurs du virus. Ces réponses à l’épidémie – des réponses qui sont globalisées et individualisées, en touchant le « corps/espèce » et le « corps/machine » – s’enchevêtrent de façon à gérer la santé, en tentant de prévenir et d’éliminer la maladie associée au virus.
En ce qui concerne l’épidémie d’Ebola, des comportements de protection personnelle sont mis en place par tout un chacun pour gérer leur propre « corps/machine » et le « discipliner » eux-mêmes (Foucault, 1975). En effet, les gens surveillent et analysent leur corps en fonction d’un modèle prédéterminé et entreprennent certaines actions pour prévenir ou guérir la maladie. S’appuyant sur leur raisonnement, les individus adoptent de « bons » comportements en agissant en fonction de calculs rationnels pour favoriser leur propre santé : contrôler le déplacement de leur corps en s’abstenant de voyager dans une certaine région, contrôler les molécules ou bactéries qui pénètrent le corps en se lavant les mains, etc. La responsabilité éthique des citoyens est donc évoquée, ceci se traduisant par un gouvernement de soi relativement libéral, dans le sens que l’implication d’un dispositif formalisé n’est pas requise.
Or, dans certaines circonstances, les corps des individus sont plutôt gérés à travers des mécanismes disciplinaires et institutionnalisés. Par exemple, le corps est inspecté aux aéroports, lorsqu’il provient d’un pays étiqueté comme étant « à risque » d’y contracter le virus. Il est alors soumis à des questions et à des tests médicaux évaluant sa santé jusque dans ses microcomposantes : la température corporelle, la fatigue, la douleur musculaire, etc. Dans la mesure où le corps s’écarte de la santé en présentant des symptômes relatifs à la maladie du virus Ebola, il se voit amené dans un centre médical désigné, où il est enfermé, exclu et placé en quarantaine. Il y est pris en charge et y subit diverses techniques et interventions s’articulant sur ses « micro » composantes jusqu’à ce que les conclusions de l’analyse soient conformes au modèle que l’on souhaite qu’il atteigne, c’est-à-dire l’absence de symptômes. Quant aux gens migrant dans un pays après avoir voyagé dans un espace où le virus de l’Ebola est présent et n’ayant pas de symptômes relatifs à la maladie, ils se voient demander de s’observer pendant 21 jours, en prenant leur température corporelle deux fois quotidiennement. On interpelle donc leur autonomie et leur responsabilité individuelle (Ehrenberg, 1998) quoique cette prise en charge individuelle soit effectuée à travers des discours relevant d’appareillages « disciplinaires » (Foucault, 1975), médicaux et sécuritaires.
Des mécanismes instaurés lors d’épidémies interpellent également le corps en tant qu’« espèce » – la biopolitique (Foucault, 1976) – en s’articulant sur des nations entières. On témoigne premièrement de la mise sur pied de statistiques, permettant une connaissance de l’État sur lui-même et sur les autres États (Foucault, 2004). Ces statistiques ne sont toutefois pas sans signification, puisqu’elles contribuent à la création de catégories et de sous-catégories populationnelles. Ainsi, à l’intérieur d’une même nation, on témoigne de l’émergence de groupes sociaux « à risque » d’être malades ou porteurs du virus, ce qui favorise une surveillance pouvant justifier des interventions précoces – dont par exemple la quarantaine préventive – et qui a pour conséquence possible la marginalisation ou l’exclusion de certains individus. La répartition mondiale des maladies, dont l’épidémie d’Ebola fait partie, s’enchevêtre avec de telles statistiques pour construire ou entériner des catégories dichotomiques internationales : « sale/propre », « pauvre/riche », « malade/sain », « pathologique/normal », « sous-développé/développé ». On possède ainsi une représentation visuelle d’« où » les « problèmes » se retrouvent au sein du monde. Or, en favorisant la comparaison internationale, ces statistiques s’ancrent dans un pouvoir « divisant » (Foucault, 2001), séparant les nations entre elles et réaffirmant leurs frontières. Ces dernières sont non seulement « renforcées » sur le plan géographique, avec une montée du contrôle de la migration et du déplacement entre nations, mais elles sont également affermies à un niveau qui relève davantage de la conscience. En effet, cette division est une sorte de « rappel » que l’Occident est cartographié comme étant propre, riche, sain et développé, ce qui peut se traduire par une montée du nationalisme (Pedersen, 2002) et modifier le rapport à soi et à l’Autre.
Le rapport entre le soi, l’Ebola et l’autre
Les discours et les mécanismes entourant les maladies ont depuis longtemps créé des groupes polarisés : le « soi en santé » et l’ « Autre malade ». En effet, selon Foucault (2001), l’émergence de l’assistance fiscalisée associée à la médecine sociale au XIXe siècle permit de s’assurer que les personnes vivant en situation de pauvreté ne transmettraient pas « leurs » virus, bactéries et maladies aux personnes de classes sociales plus favorisées : cette structure médicale représentait ainsi une stratégie de protection, entérinant la dichotomie « riche/pauvre ». Parallèlement, les discours entourant la maladie du virus Ebola relèvent d’une idéologie dichotomique similaire, séparant l’Autre du soi.
Cet « Autre » peut premièrement être compris en tant que « nation », à savoir celle « sous-développée » et « malade ». Dans le cas de l’Ebola, cette nation semble être l’Afrique de l’Ouest, et elle s’étend parfois à l’Afrique dans son entièreté, puisque les représentations populaires tendent à exagérer le périmètre du virus, dont la présence s’est uniquement imposée dans trois pays du continent africain. Toutefois, la relation entre l’« Amérique du Nord » et l’« Afrique » est une relation de pouvoir et le discours « américain » est une articulation de ce pouvoir, permettant de modeler la représentation que l’on a à son égard. Plus précisément, ces représentations contribuent à réaffirmer une catégorisation ontologique du monde : l’« Afrique » est comprise et perçue comme étant globalement malade, tandis que l’Amérique du Nord est dite en bonne santé. Le tout construit et entérine d’ailleurs la généralisation simpliste associée depuis longtemps à l’Afrique, comme si ce continent ne renfermait qu’une culture, qu’un « type » homogène de conditions de vie. Bref, les discours entourant l’Ebola participent à construire une nation « Autre », un non-moi, dont la représentation est toujours sujette à une interprétation et réinterprétation de sa différence par rapport à « soi », au complexe corps/nation occidental (Said, 1994). Dans ce cas, on transmet que cet « Autre » contrairement à « nous »est incapable de gérer ses propres « corps/espèce » et « corps/machine » puisque sa population est perpétuellement malade, pauvre et en guerre, et nécessite une assistance constante. Le tout maintient des inégalités sociales en renforçant des préjugés subtils et persistants à l’égard de l’Afrique dans sa globalité. Les pays africains sont effectivement représentés comme étant primitifs ou figés dans le temps, inlassablement souffrants et incapables de s’en sortir par leurs propres moyens. Il est d’ailleurs à noter qu’une telle perception peut inviter l’infiltration de forces coloniales. Réciproquement, nos façons de percevoir l’Afrique influencent notre rapport à soi : l’Occident est conséquemment perçu comme un secouriste, ce qui est soutenu par l’idée que sans « nous », « ils » ne pourraient pas « se gérer » et ne seraient pas aussi « bien ».
La modification du rapport à l’Autre générée par les discours sur les épidémies s’articule également à un niveau « micro », en transformant le rapport entre soi-même et l’individu potentiellement malade ou porteur du virus. De façon générale, avec l’avancement de la technologie et le développement de moyens de transport, notre séparation de l’Autre est plus marquée par des frontières temporelles que géographiques. En effet, l’Autre, quoique géographiquement éloigné de soi, est tout de même proche : il peut facilement venir à soi, et, de fait, il est probable que ce ne soit qu’une question de « temps », avant qu’il migre. Cette compréhension de l’Autre comme étant un « corps/voyageur » offre un terrain propice au développement de discours de risque : la personne porteuse du virus, celle qui peut nous rendre malades, est potentiellement présente. Le tout peut alors mener à une peur et une méfiance quant à cet « étranger », et conséquemment, susciter des comportements de surveillance à son égard. Les migrants provenant de certaines nations peuvent ainsi être perçus comme dangereux et constituant une menace sanitaire. Or, une fois l’impression de dangerosité établie, celle-ci peut s’amplifier et s’élargir pour inclure d’autres composantes : l’Autre peut donc facilement passer de « dangereux » en raison de « ses » virus, à une menace économique ou culturelle au sein de la nation dans laquelle il a immigré.
Ainsi, tout comme le virus Ebola pénètre le corps, l’immigrant infiltre la nation. Ces deux agents « étrangers » – le virus et l’immigrant – menacent, à leur façon, le complexe corps/nation : alors que le premier peut influencer la santé individuelle, le second a un pouvoir de menacer l’authenticité de la nation en y apportant ses virus ou ses mœurs et croyances, pouvant ainsi la rendre malade physiquement ou « culturellement ». Les discours sociaux, sanitaires et politiques entourant les épidémies s’ancrent donc dans une appréhension propre à la xénophobie. Ils ne sont conséquemment pas détachés d’autres discours associés au racisme, notamment ceux entourant la guerre contre le terrorisme. L’Autre est toujours potentiellement dangereux, que ce soit sur le plan médical, culturel ou politique.
Références
EHRENBERG, A. (1998).La Fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, Paris.
FOUCAULT, M. (1972). Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, France : Gallimard.
FOUCAULT, M. (1975). Surveiller et punir, Paris, France : Gallimard.
FOUCAULT, M. (1976). Histoire de la sexualité. T.1. La volonté de savoir, Paris, France : Gallimard.
FOUCAULT, M. (2001). Dits et écrits. T.2., Paris, France : Gallimard.
FOUCAULT, M. (2004). Sécurité, territoire, population. Cours au Collège de France. 1977-1978, Paris, France : Hautes Études/Gallimard/Le Seuil.
LAVIN, C. et C. Russill (2010). « The Ideology of the Epidemic », New Political Science, vol. 32, n°1, p. 65-82.
ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ (2014). « Maladie à virus Ebola », Centre des médias, Organisation mondiale de la santé.
ROUSSEAU, C., Moreau, N., Dumas, M.-P., Atlani, L., Lefebvre, S., Bost, I. et Lachance, R., « Public Media Communications about H1N1, Risk Perceptions and Immunization Behaviours: A Quebec - France Comparison », Public Understanding of Science (Sous presse)
SAID, E. (1994). Orientalism, New York, États-Unis : Vintage.
PEDERSEN, D. (2002). « Political violence, ethnic conflict, and contemporary wars : broad implications for health and social well-being », Sociale Science & Medicine, vol. 55, p. 175-190.
VATNSDAL, C. (2014). They Came from Within. A history of Canadian Horror Cinema, Winnipeg: ARP.
Note
1 Doxa : Ensemble d’opinions ou de préjugés sur lesquels s’appuient toutes formes de communication, sauf celles qui tendent par principe à s’en éloigner, telles que les communications scientifiques.
Mélissa Roy est étudiante à la maîtrise en service social à l’Université d’Ottawa. Elle s’intéresse particulièrement aux enjeux sociaux qui sont associés aux stratégies de gouvernement de la santé et de la santé mentale. Titulaire d’un baccalauréat en service social, elle fut également intervenante sociale et socio-artistique auprès de populations marginalisées, notamment dans le domaine de la santé mentale, en toxicomanie et dans des contextes d’itinérance.
Nicolas Moreau est professeur agrégé à l’École de service social de l’Université d’Ottawa. Il s’intéresse aux questions de santé mentale (abordées sous un angle sociologique) ainsi qu’aux pratiques sportives (sur le plan des significations sociales et en tant qu’outil d’intervention psychosociale). Il a, en outre, codirigé au cours des dernières années, La souffrance à l’épreuve de la pensée et Penser les liens entre santé mentale et société. Les voies de la recherche en sciences sociales aux Presses de l’Université du Québec (PUQ) ainsi que Le Canadien de Montréal. Une légende repensée aux Presses de l’Université de Montréal (PUM).