Un phénomène aux conséquences négatives sur la santé et le bien-être
Par Safiétou Tokozani Sakala – 1er avril 2022
Le mot grossophobie cherche encore sa place dans le vocabulaire populaire. Pourtant, le phénomène qu’il décrit est une réalité bien présente au Québec. Au quotidien, les personnes ayant un poids qui ne correspond pas à la norme sociale de la minceur sont souvent rejetées et dévalorisées dans plusieurs sphères de leurs vies. De surcroît, la grossophobie s’exprime de différentes manières. Ainsi, les préjugés, les stéréotypes négatifs et les comportements discriminatoires à l’encontre des personnes grosses1 sont plus fréquents qu’on ne pourrait le croire.
À titre d’exemple, les préjugés qui reviennent le plus souvent concernent les habitudes de vie. Selon un sondage Léger réalisé en 2021 pour le compte de l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ), plus de la moitié des Québécois pensent que les personnes grosses ne sont pas en bonne forme physique, sont inactives, mangent trop et mal (Léger, 2021). Or, en réalité, la majorité des Québécois, tout poids confondu, ne pratique pas assez d’activité physique, consomme trop d’aliments de faible valeur nutritive, et pas assez de fruits et de légumes (Institut national de santé publique du Québec [INSPQ], 2021). Cependant, les croyances dépréciatives à l’égard des personnes grosses ne s’arrêtent pas là. En effet, 37% des Québécois jugent qu’elles ont un mauvais contrôle d’elles-mêmes, et 18% estiment qu’elles sont paresseuses (Léger, 2021). Ces préjugés mènent à des attitudes grossophobes qui nuisent à la santé physique et mentale des personnes qui en sont victimes. Cela est d’autant plus préjudiciable que cette vision préconçue des corps gros existe aussi dans le milieu de la santé et que des comportements grossophobes peuvent ainsi émaner de la part de certains professionnels. Cette situation affecte la qualité de vie de nombreux citoyens et favorise l’accroissement des inégalités sociales de santé au sein de la population (Agence de santé publique du Canada [ASPC], 2019).
Face à ce constat, il importe que les professionnels de la santé, tout comme la population, soient sensibilisés à la grossophobie, à ses différentes manifestations ainsi qu’à ses conséquences sur la santé et le bien-être afin de pouvoir agir sur cette problématique.
Les différentes manifestations de la grossophobie
La grossophobie intrapersonnelle ou l’autostigmatisation
La grossophobie intrapersonnelle se définit comme étant l’internalisation des préjugés négatifs liés au poids et aux personnes grosses (Levy, 2020). Ce phénomène, qui influence l’image corporelle et l’estime de soi, peut être expérimenté par tout le monde indépendamment de sa corpulence (Tovar, 2017). En fait, l’acceptabilité sociale de la stigmatisation des corps gros favorise cette internalisation de la grossophobie (Tovar, 2017). Certaines personnes en viennent même à croire qu’elles méritent d’être discriminées et traitées négativement en raison de leur poids réel ou perçu (Puhl, 2021).
La grossophobie intrapersonnelle se traduit notamment par une peur (parfois irrationnelle) de prendre des kilos ou une tendance à blâmer son poids pour les évènements négatifs qui surgissent au quotidien (Tovar, 2017). Cette attitude peut aussi mener à une préoccupation excessive à l’égard du poids. De là découle souvent une volonté de contrôler son poids à tout prix, même si cela signifie s’adonner à des produits, services et moyens amaigrissants (p. ex. : laxatifs, diurétiques, coupe-faims, brûleurs de graisse, diètes restrictives, exercice abusif, etc.) qui comportent des risques pour la santé physique et mentale (Levy, 2020).
La grossophobie interpersonnelle ou le rejet de l’autre
La grossophobie interpersonnelle décrit la même réalité que l’expression stigmatisation à l’égard du poids: moqueries, insultes, traitements discriminatoires et autres attitudes et comportements dénigrant l’intégrité des personnes grosses (Rubino et al., 2020). Selon un sondage réalisé en 2021, un Québécois sur quatre a déjà été victime de discrimination à l’égard de son poids, que ce soit dans des relations personnelles, dans des magasins, au travail, dans la recherche de logement ou dans le système de santé (Léger, 2021). Les personnes ayant un indice de masse corporelle (IMC) supérieur à 30 kg/m2, qui correspond à la catégorie « obésité », sont les plus touchées à 44% (Léger, 2021). De plus, 37% des Québécois rapportent avoir déjà été personnellement victimes de remarques ou de commentaires déplacés à l’égard de leur poids (Léger, 2021). Dans la plupart des cas, ces propos sont énoncés par des personnes côtoyées au quotidien, c’est-à-dire des membres de la famille ou des collègues (Léger, 2021). Cependant, une fois sur six, ces remarques déplacées proviennent de professionnels de la santé (Léger, 2021). Ce constat fait écho aux nombreux témoignages des personnes grosses qui rapportent l’attitude stigmatisante de certains professionnels de la santé à leur égard. Plutôt que d’étudier la raison précise pour laquelle la personne souhaite consulter à ce moment, ces derniers abordent uniquement leur poids. De là, s’ensuivent souvent des traitements qui visent la perte de poids plutôt que le mal profond du patient. Cette situation peut mener à un évitement des services et des soins de santé.
Ces comportements stigmatisants sont en réalité symptomatiques d’une vision péjorative des corps gros qui est présente à tous les niveaux de notre société.
La grossophobie institutionnelle ou l’opprobre de la société
La grossophobie institutionnelle révèle la manière, parfois injuste, dont la société traite les personnes grosses (Tovar, 2017). Effectivement, les normes culturelles et sociales, parfois flagrantes, souvent tacites, dictent le traitement particulier qui est réservé aux personnes dont la corpulence dépasse ce qui est considéré comme étant acceptable par rapport aux standards de beauté. Les exemples de ce traitement différentiel sont légion: difficulté à obtenir des vêtements dépassant une certaine grandeur, absence de sièges adaptés à toutes les corpulences dans les espaces publics comme privés, manque d’équipements sportifs pour les grandes tailles, etc. Dans ces conditions, l’accessibilité aux services et aux loisirs est limitée pour les personnes grosses.
La grossophobie médicale est un aspect dévastateur de ce phénomène sociétal. Elle est notamment liée à l’utilisation excessive de l’IMC pour juger de l’état de santé d’un individu. Pourtant, cette mesure est de plus en plus controversée dans le milieu de la santé, car elle ne renseigne pas précisément sur l’accumulation de graisse dans le corps ni ne donne une indication infaillible de la présence de problèmes de santé. Ainsi, dès qu’une personne possède un IMC dépassant un certain seuil, elle est encore trop souvent considérée comme étant malade, sans considération pour l’expérience réelle qu’elle vit (Rubino et al., 2020). La grossophobie médicale se constate aussi à travers le manque d’équipements médicaux convenables à tous les poids. D’ailleurs, par rapport aux personnes ayant un IMC situé entre 18,5 et 25 kg/m2, les personnes ayant un IMC supérieur à 30 kg/m2 sont trois fois plus nombreuses à rapporter avoir été victimes de discrimination à l’égard de leur poids dans le système de santé (Léger, 2021). Dans ce contexte, certaines personnes grosses sont réticentes à utiliser les soins de santé, retardant ainsi le diagnostic et le traitement de certaines conditions médicales.
Enfin, le dernier aspect de la grossophobie institutionnelle abordé ici concerne les représentations médiatiques des personnes grosses. En effet, au sein de la sphère médiatique (télévision, presse écrite, radio, médiaux sociaux) les individus ayant une forte corpulence sont souvent dépeints de manière dépréciative, voire déshumanisante. Or, l’exposition à ce contenu stigmatisant influence grandement la perception qu’a le grand public des personnes grosses, en plus d’avoir un impact sur la manière dont les individus se perçoivent eux-mêmes (Savoy et Boxer, 2020). Dans ce contexte, des comportements et des attitudes grossophobes peuvent non seulement émerger, mais aussi être nourris par le flot constant d’informations dévalorisantes qui circulent sur les différentes plateformes médiatiques à propos du poids et des personnes grosses. De plus, cela peut induire une pression sociale pour se conformer à la norme de la minceur.
Conséquences de la grossophobie sur la santé et le bien-être
Les différentes manifestations de la grossophobie induisent d’importantes conséquences sur la santé et le bien-être, indépendamment de la corpulence des individus.
Tout d’abord, le fait de vivre régulièrement de la stigmatisation peut induire un stress (Rubino et al., 2020). Lorsqu’il devient chronique, ce stress contribue au dérèglement de plusieurs systèmes tels que le métabolisme du glucose ou la fonction cardiovasculaire (Vadiveloo et Mattei, 2017). Face à une situation stressante, les individus adoptent des stratégies d’adaptation différentes. Ainsi, chez certains, on peut constater une augmentation de la consommation des aliments, dans le but de gérer ces émotions envahissantes (Pearl et Puhl, 2018). D’autres troubles de l’alimentation peuvent aussi apparaitre. Dans ces conditions, il n’est pas rare d’observer un gain pondéral, une difficulté à perdre du poids ou une forte fluctuation du poids chez les personnes qui vivent de la grossophobie (Pearl et Puhl, 2018).
De manière générale, la grossophobie influence très négativement la santé mentale des personnes qui en sont victimes. Tout d’abord, cela augmente le risque de vivre de la détresse psychologique (p. ex.: symptômes dépressifs ou anxieux, etc.) (Rubino et al., 2020) Ensuite, le sentiment d’efficacité personnelle peut diminuer, de même que l’estime de soi, ce qui peut conduire à avoir une insatisfaction corporelle (Rubino et al., 2020).
D’autres conséquences peuvent aussi apparaitre au niveau de la santé sociale et des habitudes de vie des personnes grosses. Ainsi, certains expriment des difficultés au niveau de l’intégration sociale, ainsi que des réticences à pratiquer du sport en public (Pearl et Puhl, 2018).
Implication nécessaire de tous
La grossophobie est une réalité aux multiples facettes toutes plus nocives les unes que les autres. Cependant, il est possible d’y faire face, et ce à plusieurs niveaux.
D’abord, en tant qu’individus, nos croyances et nos perceptions sont grandement influencées par notre société et ses normes culturelles. C’est pourquoi, il est non seulement important de prendre conscience des préjugés et des stéréotypes négatifs qui existent envers les personnes grosses, mais aussi de réaliser comment cela nous influence, car nous pouvons tous en posséder et les diffuser. Heureusement, de nombreuses ressources existent pour s’informer et s’éduquer sur la grossophobie. De plus, depuis quelques années, de plus en plus de militants prennent la parole pour expliquer et dénoncer cette stigmatisation, suscitant ainsi un débat public. Ces actions offrent aussi l’occasion d’amorcer la discussion avec nos proches et de les sensibiliser.
Ensuite, les professionnels en santé ont aussi leur part à jouer dans cette réflexion sur la manière de concevoir et d’aborder les corps gros. Plusieurs experts se sont justement réunis au sein du Groupe de travail provincial sur les problématiques du poids afin de définir ensemble une vision partagée des manières d’aborder les enjeux liés au poids, dont la grossophobie. Le Manifeste pour des communications saines sur les problématiques liées au poids est le premier produit de ces travaux initiés par la Coalition québécoise sur la problématique du poids (Coalition Poids). Aussi, la science évolue, de nouveaux savoirs et de nouvelles réflexions interrogent notre conception du poids. Il importe de rester ouvert à cette évolution pour mieux promouvoir la santé et le bien-être dans toutes leurs nuances.
Pour conclure, la grossophobie est certes présente dans la société québécoise, mais il n’est pas impossible de la combattre. Individuellement et collectivement, nous pouvons prendre part au changement des normes sociales et participer à la création d’une société plus inclusive et plus respectueuse de nos particularités en tant qu’individus.
Références
Agence de la santé publique du Canada, 2019. Lutte contre la stigmatisation : vers un système de santé plus inclusif. Rapport de l’administratrice en chef de la santé publique sur l’état de la santé publique au Canada 2019. Repéré au https://www.canada.ca/fr/sante-publique/organisation/publications/rapports-etat-sante-publique-canada-administrateurchef-sante-publique/lutte-contre-stigmatisation-verssysteme-sante-plus-inclusif.html
Institut national de santé publique du Québec, 2021. Rapport rapide d’analyse : Habitudes de vie, qualité du sommeil et préoccupation à l’égard du poids en contexte de COVID-19 : portrait de la situation et pistes d’action.
Léger, 2021. Rapport : Perception du problème de poids au Québec : Sondage auprès des Québécois et Québécoises.
Léger, 2021. Rapport : Produits, services ou moyens amaigrissants : Sondage auprès des Québécois et Québécoises.
Levy, M., 2020. The Relationship between Weight Bias Internalization and Healthy and Unhealthy Weight Control Behaviours. [Mémoire en ligne]. Montréal (QC) : Concordia University; 2020 [cité le 19 Jan 2022]. Disponible :https://spectrum.library.concordia.ca/987307/
Pearl R.L., Puhl R.M., 2018. Weight bias internalization and health: a systematic review.
Obesity Reviews. 2018;19(8):1141-63.
Puhl, R., 2021. Grossophobie : un phénomène mondial aux conséquences néfastes pour tous. The Conversation. Repéré au https://theconversation.com/grossophobieun-phenomene-mondial-aux-consequences-nefastespour-tous-162155
Savoy, S., Boxer, P., 2020. The impact of weight-biased media on weight attitudes, self-attitudes, and weight-biased behavior. Psychology of Popular Media, 9(1), 31–44.
https://doi.org/10.1037/ppm0000232
Tovar, V., 2017. Take The Cake: The 3 Levels Of Fatphobia. Ravishly. 2017. Disponible: https://ravishly.com/3-levels-of-fatphobia
Vadiveloo M., Mattei J., 2017. Perceived Weight Discrimination and 10-Year Risk of Allostatic
Load Among US Adults. Ann Behav Med. février 2017;51(1):94-104.
Note
1 L’expression « personnes grosses » est utilisée pour désigner les personnes considérées comme étant en surpoids. L’adjectif « gros » ou « grosse »est préféré pour sa neutralité dans la description de la corpulence des individus.
Safiétou Tokozani Sakala, M.Sc, possède une formation en psychologie et en santé publique. Elle débute sa carrière comme conseillère dans un programme d’aide aux employés. Suivant un stage professionnel de maîtrise au sein de la Coalition québécoise sur la problématique du poids, elle joint l’équipe en avril 2021 à titre d’analyste-recherchiste. Promue au poste de conseillère aux politiques publiques, elle est désormais en charge de divers projets en lien avec la mise en place d’environnements favorables à la santé physique et mentale.