Une approche nouvelle de la maladie
Par Jean-Jacques Wunenburger
La médecine scientifique est consciente de certaines de ses limites, mais il demeure difficile pour elle d’évaluer la valeur des nombreuses médecines alternatives qui pourraient l’enrichir! L’auteur soutient que la médecine scientifique gagne à s’engager dans un dialogue avec les médecines hétérodoxes pouvant révéler d’autres facettes de la complexité de l’homme et de la vie.
La médecine occidentale a fondé son succès et ses progrès objectifs sur le recours à la rationalité expérimentale des sciences physiques, chimiques et biologiques, qui a permis d’élaborer des représentations anatomiques et physiologiques adéquates, des techniques d’observation et d’intervention capables d’accroître très sensiblement nos pouvoirs naturels (regard, toucher) et de fabriquer des remèdes artificiels et spécialisés dans le traitement d’affections précises. Cette médecine scientifique s’appuie sur l’hypothèse d’une réduction conventionnelle du vivant à un mécanisme, ce qui signifie le droit d’isoler les parties du tout de l’organisme, de limiter le vivant à ce qui est spatialisable et donc la possibilité de mettre entre parenthèses le psychisme pour étudier le corps, comme on le fait chez l’animal. Même si le modèle des mécanismes d’horlogerie, en vigueur au XVIIe siècle, a été depuis longtemps remplacé par celui des automatismes et des processus cybernétiques autorégulateurs, l’analogie entre corps et artefact reste la pierre angulaire de la biomédecine.
Pourtant cette médecine dominante rencontre des limites, connaît des doutes, des échecs, et même des contestations de ses méthodes et de ses principes dans l’ordre du soin. La compréhension de la pathologie et la maîtrise de la thérapie ont cependant toujours conduit à diversifier et complexifier les modèles et pratiques, tantôt en assouplissant la médecine scientifique, tantôt en la transgressant, parfois en l’invalidant, ce qui définit le spectre des médecines dites « alternatives ».
Enrichir une lecture de la maladie
On peut d’abord chercher à compliquer les modèles d’approche de la santé et de la maladie, sans exiger de dissension ou de rupture avec le paradigme scientifique. On peut dégager au moins trois argumentations historiquement et culturellement significatives :
- La maladie n’est pas seulement un accident local et ponctuel, qui nécessiterait une intervention, elle est aussi limitée dans l’espace et le temps de l’organisme. Le pathologique n’est pas qu’une panne qu’il suffirait de réparer. La médecine ne se réduit pas à une technique d’ingénieur du vivant, le corps est plus qu’une machine qui connaît usure et défaillance. L’intelligence de la maladie passe au moins par une méthode d’enquête sur la vie du malade, la prise en compte de l’histoire du patient, de ses symptômes précurseurs, de ses antécédents, de ses fragilités constitutionnelles, de ses dispositions héréditaires, etc. Le malade est donc autant source d’intelligence que la maladie déclarée.
- La maladie, comme tout accident, résulte d’une causalité multifactorielle. Bien des états pathologiques gagnent à être analysés à l’image, par exemple, d’une catastrophe aérienne, qui résulte généralement de la concomitance d’une erreur de pilotage (de comportement), de défaillances mécaniques (de dysfonctionnement d’organes) et de mauvaises conditions climatiques (d’environnement à risques). La compréhension de la maladie passe par une reconstitution de la complexité de ces facteurs, dont aucun ne peut seul produire la dégradation constatée.
- La maladie se rapporte à un malade qui a un vécu, une conscience de soi, est sujet à des émotions, des affects de souffrance, est porteur de souvenirs, de croyances, d’attentes existentielles, etc. L’état organique ne peut vraisemblablement pas être isolé de cet état psychique, qui peut préparer, induire, occasionner, accompagner ou suivre un mal-être physique. Si l’on a pu distinguer des pathologies étroitement psychosomatiques (en dermatologie, médecine interne, etc.), dont les désordres organiques semblent directement l’effet d’un trouble psychique, on gagne lors d’un diagnostic et d’un soin à prendre en compte le tableau intégral de l’individu, pris comme sujet vécu et détenteur de sens et de valeurs. La psychanalyse, depuis S. Freud, a sans doute définitivement fait entrer la sphère des représentations psychiques dans la médecine, en établissant que des symptômes physiques (paralysies) pouvaient disparaître au moyen de modifications psychiques.
Enfin, on peut mettre à part le choix pharmacologique préférentiel en faveur de remèdes naturels, de plantes en particulier, qui veulent se substituer aux médicaments physico-chimiques artificiellement synthétisés par l’industrie pharmaceutique. De telles procédures ne font souvent que confirmer les vertus thérapeutiques de substances produites par la nature, que les laboratoires n’ont fait souvent qu’imiter. Mais le choix de la naturothérapie constitue parfois déjà une rupture intellectuelle qui peut conduire à contester les principes de la médecine scientifique lorsqu’elle soutient que la nature peut mieux guérir que les techniques de la médecine.
Des référentiels pluriels sur l’idée de corps
Cet enrichissement du mode de pensée de la médecine dans l’approche du diagnostic et le choix de la thérapie peut donc être mené sans remettre en question les fondamentaux de la médecine scientifique. Mais on peut, dans certains cas, aller plus loin et convoquer d’autres référentiels qui conduisent à des approches excédant les cadres de la biomédecine; deux voies significatives peuvent être mises en évidence :
- D’abord, la médecine scientifique repose sur une représentation du corps qui limite les systèmes et les flux observables et manipulables. On peut ainsi comparer l’atlas de la biomédecine à une carte géographique qui ferait apparaître les réseaux d’autoroutes et de voies ferrées, sur lesquels se produisent des déplacements et des accidents. Mais on peut aussi rajouter, par exemple, sur la carte, le réseau des voies navigables ou des chemins de grande randonnée. Un certain nombre de médecines, non accréditées scientifiquement en Occident, procèdent ainsi en multipliant les niveaux de réalité et de causalité significatifs et présumés actifs dans la santé et la maladie. Ainsi la médecine chinoise postule qu’il existe des réseaux de méridiens, des points de concentration d’énergie, etc., qui ne font pas disparaître les systèmes sanguins ou nerveux, mais qui les complètent et servent de niveaux d’explication et d’intervention supplémentaires.
- On peut ensuite complexifier l’organisme ou le psychisme eux-mêmes pour y identifier des processus potentiellement pathogènes. On peut attribuer à certains phénomènes mi-physiques, mi-psychiques (des énergies non objectivables selon les procédés scientifiques reconnus), à support magnétique ou autres (mis en œuvre dans le stress ou la relaxation), des puissances malignes ou thérapeutiques.
Par ailleurs, on peut aussi valoriser l’impact des processus psychiques et langagiers sur l’état du corps. Dans la médecine indienne ancienne, il était d’usage déjà de distinguer la médecine du couteau (chirurgie), celle des plantes (naturopathie) et celle de la parole (source de troubles ou de guérison organiques). Les croyances et les mots peuvent, en effet, dans certaines conditions psychoculturelles, avoir des effets néfastes (largement instrumentalisés par la magie, la sorcellerie, le shamanisme), ou conduire à des guérisons sans médiation de remèdes (obtenues par des rites de prière, propres aux milieux religieux). Il est admis dès lors que le corps n’est pas seulement une machine fermée sur elle-même, mais aussi un langage, un texte qui peut symboliser des significations immatérielles par des empreintes propres, et qu’il peut lui-même être réceptif aux effets de sens produit par le langage.
Des réponses pratiques fondées sur des rationalités multiples
Ces deux orientations définissent des pratiques cognitives ou thérapeutiques surnuméraires, qui élargissent la palette de la médecine scientifique. Elles donnent lieu à des dénominations variables et controversées : « parallèles » lorsqu’elles veulent se faire passer pour une autre culture non validée par la médecine dominante; « alternatives » lorsqu’elles se présentent comme un recours de substitution aux médecines scientifiques défaillantes; « douces » lorsqu’elles mettent en avant des traitements moins agressifs (mais elles peuvent mettre en place de nouvelles contraintes, dans les régimes alimentaires); « complémentaires », le plus souvent en réalité, les patients étant incités à ajouter ces pratiques à celles déjà proposées par la médecine scientifique.
La question se pose de savoir quel crédit accorder à ces processus thérapeutiques. Leurs effets positifs pour le patient peuvent rester inexpliqués, réduisant ainsi leur intervention à un effet « placebo », qui produit un effet désiré en l’absence de toute substance connue, et dont il est pourtant bien attesté qu’il peut avoir une efficacité parfois très élevée. Mais l’effet « placebo » ne permet pas de conférer à une médecine des vertus spécifiques, puisque le remède est réputé inoffensif. D’autres thérapies ne sont sans doute pas réductibles à un tel effet. Mais, dans ce cas, la ligne de démarcation entre une procédure thérapeutique réellement efficace, mais non identifiée, non validée ou non utilisée par la médecine scientifique, et une mystification n’est pas toujours aisée à établir.
Quelle que soit la dénomination adoptée, on considère d’abord que ces médecines doivent être évaluées selon leur rationalité, même si elles s’éloignent de la rationalité en vigueur dans la biomédecine et la pharmacologie allopathique. Peuvent-elles toujours rendre raison du modèle explicatif adopté et des vertus thérapeutiques de leur pharmacopée? Peut-on établir la véracité de l’amélioration de l’état ressenti du patient? Peut-on s’assurer que la médecine alternative a traité la même affection que celle identifiée par le diagnostic scientifique? Il reste qu’un éventuel conflit avec la méthodologie scientifique en vigueur ne saurait condamner a priori une autre médecine. L’homéopathie, par exemple, n’est pas généralement tenue pour conforme aux lois scientifiques, car fondée sur le principe de microdilution, mais pour des raisons difficilement explicables, elle peut mettre à son actif des améliorations de certains tableaux cliniques.
Toute alternative médicale ne saurait être tenue pour crédible. Si l’on ajoutait à une carte géographique les pistes d’atterrissage d’OVNI, on serait en droit de tenir le cartographe pour fantaisiste. Un certain nombre d’alternatives médicales relèvent sans doute de telles inventions d’organes, de substances, d’entités imaginaires et constituent donc des impostures. Car il existe bien des charlatans, tant dans leurs reconstructions étiologiques que dans leurs promesses thérapeutiques. Mais le critère de ce qui permettrait de récuser la pratique n’est pas aisé à formuler : si l’on accepte que le psychisme soit impliqué dans une pathologie et une guérison, peut-on convoquer, par exemple, les rêves d’un patient comme appoint d’un diagnostic, voire comme alliés d’une conduite thérapeutique? Bien des médecines traditionnelles, et de nos jours surtout extra-européennes, ont validé de telles hypothèses, qui ne sont pas exclues par l’Organisation mondiale de la santé dans ses recommandations pour assurer une assistance à la santé de populations.
On peut donc émettre l’hypothèse que les pratiques thérapeutiques se présentent comme autant de cercles concentriques définissant une géométrie variable des médecines :
- Au centre, la médecine scientifique traite bien, par des techniques sophistiquées de laboratoire, un corps objectivement connu auquel elle impose des traitements (chirurgicaux ou pharmaceutiques) selon des procédures à haute probabilité d’efficience et largement universalisables à travers l’espace et le temps.
- Un second cercle regrouperait toutes les pratiques – plus vastes que les psychothérapies officiellement reconnues – qui agissent sur le psychisme par des influences, des médiations symboliques, voire des rites, et qui, dans beaucoup de cultures, réussissent parfois lorsque les affections organiques constituent des somatisations de troubles psychiques et affectifs (angoisse, obsession, stress, possession, etc.). Ces pratiques peuvent être renforcées par l’environnement culturel et la place qu’y occupent les techniques spirituelles (shamanisme, magie, superstitions, etc.).
- Enfin un troisième cercle correspondrait à des pratiques davantage liées à des savoirs historiques, culturels, voire ethniques (cosmologiques, phytothérapeutiques, psychologiques, etc.) sur un corps non objectivable, invisible, symbolique, sacralisé. Ces médecines reposent, à des degrés variables, sur des croyances partagées entre thérapeutes et patients et accèdent difficilement, en dehors des cas de diffusion interculturelle, à une universalisation (médecines populaire, ethnique, sectaire, etc.).
Les deux derniers cercles sont inévitablement exposés à des savoirs et des méthodes qui échappent à la validation scientifique et recèlent le plus de risques d’impostures, sans qu’on puisse a priori exclure leur efficacité dans certains cas.
Du dialogue et de la précaution en regard des approches alternatives
Le développement de ces médecines hétérodoxes tient sans doute au fait que la science du vivant ne dispose pas de toutes les données nécessaires et suffisantes pour rendre compte d’une souffrance, d’un mal-être, d’un mal organique et d’y remédier. Il devient donc tentant de chercher à élargir le volant d’hypothèses pour comprendre et agir. L’amélioration d’un état pathologique et l’éventuelle guérison ne résultent sans doute pas non plus toujours d’une pharmacopée issue des sciences
physico-chimiques. Bien des guérisons restent énigmatiques et laissent donc la porte ouverte à des procédures extra scientifiques.
Celles-ci doivent cependant leur réputation favorable et sans doute leur efficience attendue à des contextes culturels extra-médicaux qui en favorisent la perception. Les médecines traditionnelles ne se limitent pas généralement à une simple information sur leurs vertus propres, mais s’entourent de valorisations secondaires qui contribuent à leur puissance sur les esprits et à leur retentissement sur les corps. Elles recourent facilement à la confiance dans la Nature, présentée comme seule source de guérison, à des connotations sacrées et religieuses de leurs pratiques, qui facilitent l’adhésion à leur puissance thérapeutique, à l’exotisme des remèdes et procédures, qui séduit les esprits devenus sceptiques à l’égard de leur propre médecine, à des énergies non reconnues et pleines de mystères, qui flattent l’irrationnel, à l’ascendant de médecins guérisseurs, qui jouent d’effets charismatiques (gourous), etc. Autant de facteurs qui suscitent la confiance, l’adhésion et peut-être l’efficience, bien plus que l’image de la science, abstraite, quantitative, impersonnelle et souvent discréditée de nos jours du fait d’un ensemble d’effets négatifs, contre-productifs, voire pervers, parmi lesquels on met en avant généralement la violence des effets secondaires des traitements, l’inhospitalité des services des hôpitaux, les maladies nosocomiales, les inégalités d’accès aux soins, le déficit relationnel entre patient et médecin, etc.
Les états de santé et de maladie d’un être vivant ne sont pas intégralement maîtrisés par le savoir et le savoir-faire issus des sciences et techniques biomédicales. Mais faut-il pour autant accepter toutes les propositions des médecines alternatives? Il convient d’abord de mesurer objectivement la part de bénéfices réels d’une médecine, certaines étant réellement inefficientes (médicament miracle contre le cancer) voire nuisibles et nocives. Il importe aussi de se méfier de toute pratique médicale qui excède la finalité thérapeutique : aliéner la liberté d’un patient dans une communauté sectaire en lui faisant miroiter une santé parfaite et un bonheur idéal, promettre un salut spirituel en plus de la guérison organique, faire partager une philosophie incluant cosmologie et morale en lieu et place d’une maîtrise du vivant, constituent des excès qui se servent de la pratique médicale pour poursuivre d’autres fins, injustifiables raisonnablement. Enfin, propager une médecine alternative en discréditant de manière irrationnelle la science médicale, par amalgame et rumeurs malveillantes, constitue un mensonge et une imposture, car nier l’apport de la médecine scientifique à la santé de l’humanité est une contrevérité indiscutable. Autant le dogmatisme et le scientisme de certains partisans de la seule médecine scientifique, qui veulent invalider toute autre approche, constituent une arrogance irrespectueuse de l’angoisse et de la curiosité des patients qui souffrent, autant la position inverse, qui veut promouvoir une médecine miraculeuse contre la médecine scientifique est une erreur factuelle et une faute morale, parce qu’elle est un déni de la raison.
La médecine scientifique, qui est loin d’être omnisciente ni omnipotente, gagne pourtant à dialoguer avec des voies médicales alternatives, qui peuvent nous révéler d’autres facettes de la complexité de l’homme et de la vie. Mais on ne saurait oublier qu’il s’agit souvent moins de contrer la médecine scientifique que d’en limiter les prétentions ou certains usages. La médecine conventionnelle de nos sociétés est moins à contourner qu’à domestiquer. Elle doit par elle-même apprendre ses limites, encourager aussi une certaine démédicalisation, en évitant de tout attendre de ses pouvoirs technologiques – fort onéreux en plus – et surtout accompagner une certaine automédication, qui passe par l’autocontrôle et l’autorégulation par chacun de sa vie, ceci afin de limiter le recours à la médecine scientifique pour une pathologie sévère, qui nécessite le recours à un tiers savant.
Jean-Jacques Wunenburger est professeur émérite de philosophie générale (épistémologie, esthétique, éthique) à l’Université Jean Moulin Lyon III. Il a développé des recherches sur les rapports entre rationalité et imaginaire dans les domaines de la philosophie, la politique, les sciences, les arts, les médias et la médecine. Il a également publié de nombreux ouvrages, dont Imaginaire et rationalité des médecines alternatives, Paris, Belles Lettres, 2e éd., 2008.