Entretien avec Steven Guilbeault, écologiste

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Des inégalités sociales inacceptables!



Propos recueillis par Claudette Lambert - 1er août 2017

Cofondateur et directeur principal d’Équiterre, un organisme ayant pour mission de contribuer à bâtir un mouvement citoyen en prônant un mode de vie écologique et socialement équitable, Steven Guilbeault est devenu une figure marquante au Québec. Très présent dans les médias, autant à titre d’expert invité que de chroniqueur, il a participé à la majorité des rencontres internationales des Nations unies sur les changements climatiques. Il a été reconnu comme l’un des 50 acteurs mondiaux du développement durable par le magazine français Le Monde en 2009.

 
Claudette Lambert : Vous avez déjà raconté qu’à l’âge de cinq ou six ans, avec la complicité de votre mère, vous avez grimpé dans un  arbre pour empêcher des promoteurs immobiliers de raser le boisé derrière chez vous. Ce geste a-t-il été le déclencheur de votre vocation future en écologie?
Steven Guilbeault : Je pense que ce geste a été un déclic oui, mais cest des années plus tard que jai pris conscience de limportance de ce moment-là pour moi. Jai toujours milité. À l’école secondaire, j’étais sur le conseil scolaire et à la radio étudiante, je m’impliquais dans les sports; à l’université, j’étais dans le mouvement étudiant. Le militantisme et les questions de justice sociale m’ont toujours intéressé; cette quête est fondamentale chez moi. J’aurais pu m’engager dans d’autres combats. Avant de militer en environnement, j’ai travaillé pendant deux ans pour la Fondation canadienne des droits de la personne, mais le hasard m’a fait rencontrer les gens avec qui j’ai fondé Équiterre il y a maintenant 25 ans. L’environnement correspondait aussi à mes valeurs et à mes préoccupations personnelles.

Avez-vous eu des mentors qui vous ont mis sur la voie de ce que vous êtes devenu?
S.G. : J’en ai eu quelques-uns. Lorsque nous avons créé Equiterre, David Suzuki était l’une des figures de proue du mouvement écologiste. À l’époque, il nous a beaucoup influencés. La première fois que je l’ai vu en conférence en 1996, j’ai été vraiment subjugué par la force de son propos; c’est un des plus grands orateurs que j’ai entendus. Il y a eu également François Tanguay, alors directeur de Greenpeace pour le Québec. Cofondateur des Amis de la terre, François a été un militant écologiste de la première heure au Québec. Il m’a beaucoup aidé à comprendre le métier qui est devenu le mien. Nous avons fait un livre ensemble – Le grand virage, publié aux Éditions Druide – et nous préparons le deuxième. Il est devenu un ami très proche, c’est même le parrain de mon fils. Mais plus près de moi, il y avait un oncle qui a été missionnaire en Haïti pendant des années. Il m’a ouvert les yeux sur l’humanité et m’a accompagné dans ma quête. Il a vraiment été un mentor personnel.
 
Nos grands-parents étaient pour la plupart des agriculteurs, et pour que la terre rende bien, ils devaient la respecter, s’ajuster à son rythme. Après la guerre, nous avons perdu ce contact avec la terre. Y a-t-il un retour possible?
S.G. : Vous avez tout à fait raison, il y a eu une cassure entre la nature et nous. En tant qu’espèce humaine, nous ne pouvons pas espérer prospérer si cette prospérité se fait au détriment des conditions de vie sur terre et sur le dos d’une partie de l’humanité. Il y a quelque chose de fondamentalement inéquitable dans ce modèle, ça ne peut pas continuer comme ça. Nous assistons tout de même à un mouvement de personnes qui cherchent à refaire la connexion avec la nature, à adopter un mode de fonctionnement qui nimpose pas aux autres des conditions de vie tout à fait inhumaines.
 
Le modèle social actuel nous pousse dans le dos : performance au travail, bungalow, chalet, voiture de luxe, aliments déjà préparés pour gagner du temps et surtout, des enfants qu’on n’a pas toujours le temps de voir grandir! Tous ces choix ont un effet direct sur la répartition des richesses, la famine dans le monde et l’épuisement des ressources au profit d’un petit nombre. Sommes-nous socialement enchaînés à ce modèle?
S.G. : Ce modèle a longtemps été le seul socialement acceptable, mais de plus en plus de gens réclament une alternative à ce mode de vie. Ici à Équiterre, la plupart des employés ont un horaire de quatre jours par semaine. Dans bien des cas, ils sont en couple, avec deux salaires à la maison. Tout le monde a-t-il besoin de travailler cinq jours par semaine? Pour la majorité des gens, la réponse c’est non. Ils sont très heureux d’avoir cette journée libre pour prendre du temps avec la famille, pour garder un équilibre. Les jeunes couples veulent avoir un bon emploi, un bon salaire, mais ils veulent aussi une qualité de vie. La tendance vers la surconsommation est encore très forte, mais à mon avis, les valeurs des jeunes générations changent, de nouvelles voies s’ouvrent, un rééquilibrage est en train de se faire. L’adhésion à des organisations comme la nôtre, les demandes du public pour de meilleurs transports en commun, l’augmentation des pistes cyclables sont des signes de changement, et ici, nous tentons d’incarner ce changement en prêchant par l’exemple. En alimentation, notre programme de fermiers de famille est de plus en plus populaire. Il nous permet de rétablir le contact avec la nature.

La Maison du développement durable où nous logeons est un bâtiment bien différent de ce qui se fait présentement au Québec. Nous recyclons l’eau de pluie pour les toilettes, tous les postes de travail offrent une vue sur l’extérieur et un accès à la lumière naturelle. Non seulement cela augmente le niveau de confort et le plaisir de travailler dans un tel environnement, mais nous n’avons pas l’impression d’être enfermés dans une boîte pendant huit ou neuf heures. La géothermie nous permet de réaliser de grandes économies sur la facture d’électricité, et l’isolation de l’édifice étant très efficace, le système de chauffage d’appoint ne fonctionne que quelques semaines pendant l’hiver. Il n’y a pas de stationnement pour les voitures, sauf pour les parents qui viennent déposer leurs enfants à la garderie, mais beaucoup de stationnements de vélos. Au cours des prochaines années, plusieurs entreprises vont aller vers ce genre de choses; elles ont compris que le monde change.
 
Vous êtes très respecté de la population et des médias. Ce respect est-il partagé par les politiciens et les décideurs?
S.G. : Je vous dirais qu’en général oui. Il y a deux ans, l’Actualité a fait un numéro sur les 25 personnes les plus influentes au Québec et à ma plus grande surprise, j’étais dans ce palmarès. Ils avaient effectué un classement en fonction de différents facteurs : la richesse, le pouvoir politique, le pouvoir des idées. Ma cote n’était pas très haute du côté de l’argent ni du pouvoir politique, mais beaucoup plus haute du côté des idées. Je pense qu’avec les années, ce que j’ai réussi à faire ici avec mes collègues c’est de démontrer aux décideurs qu’avec nous ils ont toujours l’heure juste. S’ils font un bon coup, peu importe de quel parti politique ils sont, nous allons le dire. En tant qu’organisation nous n’avons pas de couleur politique. Et inversement, s’ils prennent des décisions qui nous semblent être nuisibles, nous allons le dire aussi. Certains hommes politiques nous aiment, d’autres pas du tout, mais nous parlons à tout le monde.
 
Nous sommes de plus en plus conscients de l’urgence d’agir au plan écologique, alors où sont les poches de résistance?
S.G. : L’humain est une créature d’habitude. Il adopte des comportements quand il est jeune et a tendance à les répéter jusqu’à ce qu’il décède. Changer sa façon de faire est un exercice difficile. La résistance au changement est une réalité à la fois individuelle, mais aussi systémique. Nos systèmes politique et économique ne sont pas très prompts à permettre des changements. Le Québec n’est pas une société pire qu’une autre. Pour une partie de la population, changer de comportement est synonyme de sacrifice, de manque de confort, de retour en arrière. Le voisin va-t-il en faire autant? Sinon, à quoi bon ? Cette perception freine le changement. Il reste encore beaucoup de travail à faire pour démontrer que la surconsommation ne nous rend pas plus heureux, qu’il faut revoir tout notre système de valeurs.
 
L’impératif du profit à tout prix est-il un frein majeur au changement de mentalité?
S.G. : Oui absolument. Il y a quelques semaines la PDG de Gaz Métro, Sophie Brochu, disait : « Moi, je pense que les chefs d’entreprises ont un examen de conscience à faire. Est-ce que c’est correct que l’on soit payé autant? » De toute évidence, la logique du profit à tout prix, peu importe les impacts sociaux, économiques ou environnementaux, crée des disparités qui mènent à des aberrations comme lélection de Donald Trump! Des leaders économiques commencent à remettre en question ce modèle d’économie.
 
Lorsque vous participez à une rencontre internationale sur l’environnement, percevez-vous une évolution des plans d’action à l’échelle planétaire?
S.G. : Le fait d’avoir réussi à rassembler 120 ou 130 chefs d’État à la Conférence de Paris à la fin de 2015 est un signe évident de progrès. Que des maires de milliers de villes viennent, l’espace d’une journée, s’entendre sur un protocole de lutte aux changements climatiques est assez impressionnant. Quand nous avons commencé à parler de changements climatiques au Québec en 1993, nous passions pour des extra-terrestres. Dans les médias, certains intervenants disaient : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de réchauffement climatique, il y a toujours eu des variations climatiques! » Maintenant, les journalistes des émissions scientifiques comme Découvertes et Les années lumières affirment qu’ils ne peuvent plus faire comme il se doit dans les médias, c’est-à-dire présenter les deux côtés de la médaille, puisqu’il n’y a qu’un seul côté à cette médaille : la planète se réchauffe! Et d’un point de vue journalistique, ils ne peuvent pas donner voix à des climato-sceptiques dont les opinions ne reposent sur aucune base scientifique.
 
The Guardian, un quotidien d’information britannique, l’un des plus influents de la planète, milite actuellement pour la fin des investissements dans les énergies fossiles. Aujourd’hui aux États-Unis, il y a plus d’emplois dans le domaine de l’énergie solaire que dans l’industrie du charbon. Et Donald Trump ne changera rien à cela, même s’il enlève toutes les règles environnementales. La poussée est plus forte que lui, plus forte que celle du charbon et plus forte maintenant que les pétrolières qui ont été une force dominante à l’échelle de la planète.
 
Votre engagement social est une passion, mais comment s’articule-t-elle avec les données de la science? Comment interagissent ces deux champs d’intérêt dans votre action?
S.G. : Je ne suis pas scientifique, mais je lis beaucoup sur la science et je connais plusieurs spécialistes des questions qui nous préoccupent. Quand je ne comprends pas quelque chose, je prends le téléphone et je parle à quelqu’un qui pourra m’expliquer. Chez Équiterre, nous travaillons avec des gens qui ont une formation scientifique en biologie, en génie, en agriculture, en chimie, en physique… Notre travail doit reposer sur des bases solides, car si nous proposons une action, nous devons auparavant avoir fait nos devoirs pour nous assurer que ce que nous demandons est réaliste. Nous avons des collaborations régulières avec des scientifiques comme Catherine Potvin, l’une des plus grandes chercheuses au Canada sur les changements climatiques. Nous ne sommes pas à proprement parler une organisation scientifique, mais la science joue un rôle très important dans notre travail. Nous ne pouvons pas tout simplement crier au loup, nous devons aussi être pragmatiques. Dans les groupes écologistes, parmi les militants, il y a des gens qui sont plutôt rêveurs et parfois absolutistes, mais nous avons besoin d’eux. Autant la diversité est nécessaire en biologie, autant elle est nécessaire au plan social. C’est en confrontant nos idées que nous arrivons à faire émerger les meilleures choses.
 
La société idéale, comment la voyez-vous?
S.G. : Nous faisons des progrès technologiques très importants; nous assistons en ce moment au début de la fin de la voiture à essence. L’Allemagne étudie un projet de loi qui bannirait la vente des voitures à essence et au diesel d’ici 2030. L’Allemagne, qui a quand même été le berceau du moteur à combustion, donc l’ancêtre de la voiture, sera probablement le premier pays à en bannir l’utilisation. Et 2030, ce n’est pas si loin. Dans quelques années, la Maison du développement durable, l’un des bâtiments les plus efficaces au Canada d’un point de vue énergétique, sera complètement dépassée. Mais les progrès techniques, scientifiques et technologiques ne règleront pas tout. Nous devrons renoncer à accumuler toujours plus de possessions, toujours plus d’argent, et ce n’est pas nécessairement la technologie qui va nous aider à faire ce changement de valeurs, ce changement de paradigmes. Environ 25 % de la population accapare une grande partie des ressources alors que tant d’autres n’ont rien. Pourtant, certains chiffres révèlent que nous avons fait des progrès importants concernant la faim dans le monde ou l’alphabétisation. À certains endroits, il y a un recul, en Syrie par exemple, mais quand on regarde le portrait global, on constate que les choses s’améliorent. Nous pensons souvent à l’Afrique ou à l’Asie, mais ici, à Montréal, combien d’enfants ne mangent pas à leur faim! Le jour où nous serons une majorité à ne plus tolérer ces situations, il va y avoir du changement.
 
Pour réaliser ce virage, nous devons revoir nos choix alimentaires, la gestion des déchets, les transports, l’agriculture, etc. Est-il déjà trop tard pour la planète ou avons-nous encore un temps de réaction avant que le pire arrive?
S.G. : Je suis optimiste, sans toutefois porter des lunettes roses! Chez les scientifiques, le consensus est assez généralisé. Il n’est pas trop tard, mais ça presse et il faut être bien conscient que nous avons créé des dommages très importants sur la planète : réduction de la biodiversité, perte d’espèces animales, végétales, désertification. Même si nous arrêtions aujourd’hui toutes les émissions de gaz à effet de serre, nous savons qu’avant d’aller mieux, les choses vont aller encore plus mal, car les changements climatiques que nous subissons actuellement sont le résultat des émissions gazeuses d’il y a trente ou quarante ans. Le C02 reste très longtemps dans l’atmosphère. Il semble que d’ici 2020, l’ensemble de la planète sera sur une pente descendante en termes d’émission de gaz à effet de serre, pas à la même vitesse partout, mais le problème va commencer à se résorber. Même si nous en avons pour quelques décennies avec les bouleversements climatiques, nous trouverons beaucoup de bénéfices à éliminer notre dépendance aux combustibles fossiles. Au Québec, quatre millions de véhicules polluent tous les jours! À Copenhague, il y a plus de déplacements annuels en vélo qu’en voiture. On y fait plus d’infrastructures de vélos que d’infrastructures routières. Pourtant il fait froid l’hiver, il y a de la neige, mais les pistes cyclables sont déneigées, il y en a partout. Imaginez la diminution du bruit, de la pollution et des accidents mortels sur les routes. Ce sont des problèmes de santé publique importants! Même si les difficultés climatiques mettent plus de temps à se résorber, ces bénéfices à court terme sont appréciables.
 
David Suzuki disait en conférence que nous sommes bien trop nombreux sur terre. La planète peut-elle affronter une augmentation de la population?
S.G. : Nous produisons suffisamment de nourriture pour nourrir toute la population de la planète. L’enjeu n’est pas un problème de production, c’est un problème de distribution. Si tout le monde cherche à adopter notre mode vie très consommateur et très destructeur, la terre ne pourra pas suffire à la tâche. Si nous changeons nos façons de faire à l’échelle planétaire et que progressivement nous nous dirigeons vers un mode de vie plus respectueux de l’environnement et des autres, oui, la planète peut nourrir plus de monde. Cela va vraiment dépendre des choix que nous allons faire en tant que société planétaire.
 
Vous avez fait un détour par des études en théologie. Or, dans notre entretien, vous avez souvent utilisé le mot « quête ». Y a-t-il un lien entre vos réflexions théologiques et votre engagement actuel?
S.G. : J’ai effectivement fait des études en théologie, j’ai suivi des cours de morale internationale et étudié la théologie du tiers-monde, qu’on appelle aussi théologie de la libération. On y parle essentiellement d’éthique, de justice sociale. J’ai aussi étudié les prophètes. C’étaient des militants pour les droits de la personne; ils luttaient contre les inégalités sociales. Il y a 2800 ans, ces prophètes ne parlaient pas d’environnement, mais ils invitaient l’homme à protéger la création qui nous avait été donnée par Dieu. Pour moi, c’est une façon différente d’exprimer la même réalité. Protection de l’environnement ou protection de la création, du point de vue des valeurs c’est la même chose. Je me retrouve tout à fait dans le discours du pape François dans son encyclique Laudato Si sur l’environnement et les inégalités sociales. Son propos rejoint ce que je fais depuis 25 ans. Pour moi, c’est très lié.
 
Dans votre lutte constante pour trouver des solutions aux multiples problèmes liés à l’environnement, votre énergie est-elle « renouvelable »?
S.G. : Je pense que oui! Plus jeune, j’étais très révolté devant ce que je percevais comme la dégradation de l’environnement, les injustices sociales, les iniquités nord-sud, mais je pense que mon militantisme m’a aidé à canaliser cette énergie. Il y a encore au-dedans de moi un petit volcan qui gronde toujours. Ça aurait pu être destructeur! Je pense avoir réussi, avec l’aide des gens autour de moi, à trouver une voie à cette révolte. Alors oui, j’ai beaucoup d’énergie encore et je crois qu’elle est renouvelable!
 
Comment voyez-vous le rôle de l’humain dans ce grand puzzle de la vie?
S.G. : C’est facile d’être happé par un mode de vie rapide, consumériste, sans se poser trop de questions, mais ce n’est pas inévitable. D’autres voies sont possibles et de plus en plus de gens les empruntent. Si nous sommes nombreux à changer notre mode de vie, cela va devenir contagieux. La norme va changer. Je me sens privilégié d’avoir une belle qualité de vie. Je n’ai pas une heure de voiture à faire pour venir travailler, je suis à la maison vers 18 h, j’ai le temps de voir mes enfants. Et je vois difficilement combien on pourrait me payer pour dire non à ça! Ça n’a pas de prix! Nous sommes de plus en plus nombreux à aspirer à ce mode de vie, je suis assez confiant pour l’avenir!
 




 


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