Impatients… de guérir et de vivre!
Propos recueillis par Claudette Lambert - 1 avril 2018
Il y a 25 ans, Lorraine Palardy fondait un organisme ayant pour mission de venir en aide aux personnes souffrant de problèmes de santé mentale. Le groupe a choisi de se faire connaître sous l’appellation « Les Impatients » confirmant ainsi qu’ils ne considèrent pas les personnes qui fréquentent les ateliers comme des patients, mais comme des créateurs impatients de guérir et de trouver une place dans la société. L’évolution de l’organisme s’est faite en partenariat avec le milieu des arts. En 2017, le Musée d’art contemporain de Montréal accueillait la 19e édition de l’exposition-encan Parle-moi d’amour, un événement majeur de collecte de fonds pour Les Impatients. En novembre dernier, le Centre canadien des sciences de la santé de Toronto nommait Lorraine Palardy « acteur de changement en santé mentale».
Claudette Lambert : Au fil de votre carrière, votre engagement a maintes fois été souligné. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle reconnaissance de votre travail?
Lorraine Palardy : C’est toujours touchant de recevoir une reconnaissance comme celle-là, d’autant plus que je ne m’y attendais pas du tout, car ma candidature a été proposée par quelqu’un que je ne connaissais pas. Je ne connaissais pas non plus ce centre de sciences de la santé se consacrant à la maladie mentale et à la toxicomanie. Ils ont choisi 150 personnes parmi 600 nominations à travers le Canada. Mais ce qui m’a le plus touchée c’est qu’ils ont précisé dans le texte que Les Impatients avaient non seulement aidé des personnes, mais aussi changé l’image de la santé mentale.
C’est un privilège d’être choisie, mais c’est également très utile pour l’œuvre que vous soutenez.
L.P. : C’est surtout ça qui est important. À l’âge que j’ai, ma carrière est faite, je récolte peut-être ce que j’ai semé, mais ceux qui travaillent sur le terrain avec des personnes atteintes de troubles mentaux méritent d’être reconnus.
Vous aviez une formation en histoire de l’art, vous étiez galeriste, présidente de l’Association des musées d’art contemporain et voilà qu’en 1992 vous vous intéressez à l’art-thérapie! C’est un tout autre univers. Pourquoi ce virage?
L.P. : Les gens croient que j’ai fait ce travail pour sauver le monde. Pas tout à fait! Quand j’ai démarré ma galerie, j’ai ouvert un espace de création pour les artistes, un lieu de rencontre entre le public et des œuvres d’art. J’ai toujours été émerveillée par le travail des artistes. Avec Les Impatients, j’ai suivi le même filon dans une sorte de continuum. Je voyais là des gens qui avaient quelque chose à dire et un talent presque toujours inexploré. Alors que les artistes cherchent à être uniques, à dire quelque chose que les autres n’ont pas dit, Les Impatients portent une angoisse existentielle. Le virage s’est donc fait naturellement et j’ai eu autant de plaisir à travailler dans un sous-sol de Pointe-aux-Trembles, là où étaient d’abord nos locaux, que dans une galerie d’art professionnelle avec des artistes reconnus et des collectionneurs riches et célèbres. Pour moi c’était la même démarche.
Sauf qu’il fallait faire tourner le moulin et trouver continuellement du financement!
L.P. : Dans les années 90 à ma galerie, c’était aussi financièrement très difficile. J’ai parfois pensé fermer ma galerie. Je dois admettre aujourd’hui que je n’ai jamais autant travaillé qu’avec Les Impatients. Nous avons démarré avec presque rien, donc les enjeux financiers ont toujours été le cœur du problème.
Et où l’avez-vous trouvé ce financement?
L.P. : Bizarrement, au début l’argent venait d’un bingo qui était tenu dans le quartier où nous étions et qui redonnait 75 000 $ par année à l’organisme. Avec ce montant il fallait assurer mon salaire, celui d’une secrétaire à demi-temps et d’un art-thérapeute. L’atelier était ouvert quatre jours par semaine. Au fil des ans, nous avons reçu des subventions et nous avons élaboré des projets qui nous ont rapporté des sous, mais 25 ans plus tard, nous avons encore le même souci d’argent.
La boule a grossi considérablement, vous avez maintenant des ateliers en plusieurs endroits à Montréal, Saint-Lambert, Drummondville, Joliette, Sorel-Tracy…
L.P. : Nous avons actuellement des ateliers dans onze lieux, fréquentés par environ 650 personnes chaque semaine. C’est devenu énorme! Depuis trois ans, mon fils Frédéric a pris la relève et c’est lui en grande partie qui a assuré ce développement incroyable. Il faut savoir se retirer à temps pour permettre à un organisme de trouver un second souffle. Pendant 23 ans, j’avais donné le maximum de ce que je pouvais donner, je n’avais plus l’énergie de parcourir des distances et de coordonner toutes ces équipes de travail.
Il y a une sorte d’engouement actuellement pour l’art brut. Pourriez-vous faire quelques distinctions entre l’art-thérapie et l’art brut?
L.P. : L’art brut est le terme par lequel le peintre Jean Dubuffet a désigné les productions de personnes autodidactes, exemptes de culture artistique. C’est un art qu’on ne peut pas cerner. Il compare l’art brut avec le champagne, le nec plus ultra des vins, un produit raffiné. L’art-thérapie est une méthode visant à utiliser le potentiel de créativité et d’expression artistique d’un individu à des fins psychothérapeutiques, pour lui venir en aide de façon clinique avec des objectifs particuliers. Par exemple, dans un cadre d’intervention, on peut travailler sur l’estime de soi à partir de dessins. Malheureusement, dès qu’on parle de soins, on risque de minimiser la valeur de la création.
De la réduire à un art mineur?
L.P. : Dans toutes les formes d’art, il y a des gens qui se distinguent, alors des perles peuvent émerger de façon spectaculaire. La collection des Impatients contient 15 000 œuvres. C’est sûr que ce ne sont pas 15 000 chefs-d’œuvre, mais il y a des productions extraordinaires qui valent la peine d’être dans un musée. Au fil des années, nous avons organisé plusieurs expositions dont une vingtaine ont circulé à travers le Québec. Nous souhaitons que la collection soit vue par le plus grand nombre de personnes possible.
Clémence DesRochers, marraine des Impatients et Lorraine Palardy, présidente-fondatrice des Impatients
La maladie mentale sous toutes ses formes nous fait peur. Avec quel type de clientèle travaillez-vous?
L.P. : Nous recevons des participants ayant toute la gamme de difficultés possibles, de la psychose jusqu’à la dépression. Au début, nous recevions des gens qui avaient vécu en institution et qui portaient tous les stigmates de l’institutionnalisation. Ensuite, nous avons reçu des Impatients qui souffraient de maladies dues à la médication. Depuis 25 ans, nous avons suivi l’évolution, et aujourd’hui notre clientèle est variée, plusieurs souffrent de schizophrénie, d’autres ont des problèmes de santé majeure, mais ils sont mieux encadrés, la médication est mieux adaptée. Pourtant, selon la psychiatre Suzanne Lamarre, l’une des membres de notre conseil d’administration, il semblerait que les chercheurs affirment qu’il n’y a pas d’amélioration significative en santé mentale. Il y a 25 ans, nos participants avaient peur d’avouer qu’ils souffraient de maladie mentale. Maintenant, il y a plus de gens qui avouent avoir eu un épisode dépressif. Cela aide énormément à démystifier leur condition. On a peut-être oublié de faire de la prévention en traitant des symptômes sans chercher les causes profondes de la maladie mentale.
Des artistes de renom collaborent avec vous. Je pense à Clémence Desrochers, marraine de l’organisme depuis le début, l’humoriste François Bellefeuille, le comédien James Hyndman. Pourquoi choisissent-ils de soutenir la cause des Impatients?
L.P. : Clémence disait justement en entrevue que ce qui l’avait touchée au départ dans la cause, c’était sa propre fragilité. Les artistes ont souvent ce sentiment d’être sur un fil, de savoir que ça ne prendrait pas grand-chose pour les faire basculer. Les gens sensibles ont à peu près tous cette angoisse-là. Je pense que c’est pour ça que les artistes adoptent la cause. Une des choses dont je suis le plus fière, c’est d’avoir réussi à amener aux Impatients des artistes qui étaient dans ma galerie, les Marcelle Ferron et autres. Pour eux, c’était une cause naturelle, ils s’identifiaient à ces personnes fragiles. Je me souviens de Charles Daudelin qui regardait une œuvre en disant : « J’aurais tellement aimé avoir fait ça! » Les Impatients ont une capacité de création qui n’a pas de limite, pas de filtre, et une absence totale de mimétisme. Les artistes connus viennent nous aider par affinité, mais chacun a son secret, certains ont un membre de leur famille qui souffre de maladie mentale.
Le travail que vous faites avec eux en atelier a-t-il un impact sur le tissu social?
L.P. : Le fait de présenter leurs œuvres lors d’expositions donne une grande confiance à nos clients. Leurs productions ne sont plus considérées comme de l’art-thérapie, mais comme une œuvre d’art qui mérite d’être présentée au public, à leur famille, leurs amis, leurs enfants. Cela change leur image et la perception qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils trouvent ici un sentiment d’appartenance, une famille, un milieu de vie où ils sont acceptés tels qu’ils sont. L’un d’entre eux disait : « Après avoir eu des épisodes de maladie mentale, j’ai perdu mon travail. Moi, je n’avais pas de place dans la société parce que j’étais marginal. »
Êtes-vous en contact avec leur thérapeute?
L.P. : Nous sommes souvent en lien avec les personnes qui vont les référer ici, mais comme nous ne suivons pas un plan de soins, nous n’avons pas de contact avec leur médecin. L’approche des Impatients poursuit un objectif de rétablissement en santé mentale, une philosophie qui est partagée dans plusieurs hôpitaux comme méthode de travail où l’on donne la place à l’individu. On lui donne son autonomie dans une situation où il peut se prendre en main. Depuis 25 ans, nous donnons aux Impatients la chance d’avoir une place au soleil, un rôle dans la communauté. Il arrive souvent que des médecins prescrivent à leurs patients de venir à nos ateliers pour les aider dans leur rétablissement. Ce qui était beaucoup plus rare avant. Cependant, nous n’avons jamais versé dans l’art-thérapie. Si les personnes qui viennent ici veulent apporter leurs œuvres et les montrer à leur thérapeute, ils peuvent le faire en toute liberté, mais la démarche en atelier n’est pas faite pour être nécessairement visitée par le médecin ou le thérapeute.
C’est purement une démarche de création!
L.P. : De liberté, je dirais. Le psychiatre Alain Lesage me disait justement : « J’espère que vous allez continuer, parce que le travail que vous faites, c’est la liberté thérapeutique. » J’ai toujours aimé cette expression « la liberté thérapeutique »!
Les gens qui vous arrivent portent probablement une grande souffrance intérieure, un mal de vivre, le sentiment d’être exclus.
L.P. : La souffrance est très grande. Nous entendons souvent des histoires pénibles, des histoires familiales lourdes : enfants abusés, maltraités, mal aimés et tout ce qu’on peut imaginer. Vous savez, certaines personnes n’ont aucune chance dans la vie. D’autres par contre ont eu une formation académique et ont très bien vécu jusqu’à un certain âge, jusqu’à ce qu’ils soient atteints de schizophrénie. C’est tout aussi pathétique! Je connais un Impatient qui est hospitalisé depuis plus de vingt ans, ce qui est assez rare maintenant. Ce jeune homme avait fait une maîtrise en cinéma et nous pouvions échanger avec lui de façon très articulée. Du jour au lendemain tout a basculé. Il a tout abandonné et n’a jamais pu travailler. Il porte encore des stigmates énormes de sa maladie. À côté de ces histoires épouvantables, il y a aussi de belles histoires de gens qui vont retourner aux études après avoir participé aux ateliers pendant quelques années et recommencer à vivre normalement. Il y a un « après-maladie ».
L’expression artistique peut-elle contribuer à réduire le risque de suicide ou le nombre d’hospitalisations?
L.P. : Une étude sérieuse menée sur une longue période par deux chercheurs du Centre de recherche Fernand-Seguin de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal a démontré que 87 % des personnes qui ont fréquenté nos ateliers pendant environ cinq ans ont amélioré considérablement leur qualité de vie et leur santé mentale; 66 % ont évité l’hospitalisation. C’est énorme quand on connaît le syndrome de la porte tournante. On dit souvent qu’une fois que tu as fait une dépression, tu vas retomber et devoir retourner à l’hôpital pour des symptômes importants. Cette étude est vraiment précieuse; elle démontre que l’approche que nous avons développée fonctionne pour plusieurs personnes.
Avec de tels résultats, le ministère de la Santé doit s’intéresser à vous?
L.P. : Oui, parce qu’heureusement, il y a au Ministère des gens qui croient en nous, mais le financement n’est jamais acquis. Comme notre démarche est différente et que nous n’avons pas de plan de soins, nous ne recevons pas de financement, sauf pour certains projets. Par exemple, nous venons d’éditer le 10e coffret Mille mots d’amour qui a été financé en partie par une subvention du ministère de la Santé. Mais ce n’est pas récurrent.
Vos activités touchent également le ministère de la Culture. Ont-ils une oreille favorable?
L.P. : Je dirais que la Culture est encore plus ingrate; elle ne s’intéresse absolument pas au travail qui se fait sur le plan artistique dans nos ateliers. Elle le cautionne dans le sens qu’elle va nous donner une tape dans le dos, sans plus. Au Québec, on ne sait pas trop où placer ce genre d’intervention. La marginalité suscite un certain intérêt, mais on considère que si c’est une proposition thérapeutique, cela n’a pas de valeur esthétique. Cette ambiguïté nous empêche d’être éligibles pour recevoir des subventions. J’arrive d’un congrès à Nantes sur le thème Art, soins et citoyenneté. Ce genre d’activité a une place beaucoup plus officielle en Europe.
La beauté et l’harmonie sont-elles importantes pour les personnes qui ont des problèmes de santé mentale?
L.P. : La transition entre ma galerie d’art et les ateliers des Impatients s’est faite presque naturellement, probablement à cause de cette quête de la beauté que j’ai toujours poursuivie. Dans notre sous-sol de Montréal-Est, les tuyaux étaient peints en jaune et orange, c’était harmonieux, il y avait des œuvres d’art partout, les gens qui entraient disaient : « Mon Dieu, on dirait un atelier d’artistes! » Avoir des lieux où la beauté est présente, c’est très important. Sortir la maladie mentale des sous-sols a été mon premier objectif. Je n’ai pas tout le mérite, je l’ai fait avec beaucoup de plaisir et avec une équipe solide. Ensemble, nous avons voulu aider ces personnes à être bien dans leur peau, à être fières de ce qu’elles faisaient. Mon fils Frédéric a récemment déposé un projet pour décorer une salle dans une institution psychiatrique. Il fallait repeindre, enlever les portes en métal grises, encadrer et accrocher des tableaux des Impatients. Il a fait un budget en se disant que ça ne passerait jamais parce qu’il était question de beauté, d’amélioration de l’espace. Et pourtant ça a marché! Voilà que des gens acceptent d’investir dans la beauté pour favoriser la santé. Je me suis battue toute ma vie pour ça!
Quel est le projet le plus fou que vous ayez réalisé dans votre carrière, ou celui dont vous êtes le plus fière?
L.P. : Une année, nous avons illuminé la tour de l’Institut universitaire en santé mentale de Montréal avec 70 000 lumières de Noël. C’est quand même dur à battre! Un jour, une amie m’a parlé d’une exposition qu’elle avait vue en Floride, organisée par des artistes qui s’étaient regroupés pour une cause. Oh! Dans ma tête le projet était né et l’année d’après nous présentions l’exposition Parle-moi d’amour où se côtoyaient des œuvres d’artistes professionnels et des Impatients. Quelques années plus tard, Clémence Desrochers a suggéré que nous ayons aussi un volet littéraire. Le premier coffret Mille mots d’amour est né, et Alain Labonté qui assure nos communications a dit : « On va le publier. » Ce projet a tenu la route puisque nous venons de publier la 10e édition. Chaque coffret contient des lettres d’amour écrites par les participants aux ateliers et par des artistes connus tels que Michel Tremblay, Fred Pellerin, Karine Vanasse. Nous avons produit aussi des bandes dessinées, dix-sept spectacles intitulés Les impatiences musicales, deux CD Les duos improbables, réunissant 45 artistes et la chorale des Impatients. Nous avons également réalisé une
vingtaine de soirées Mille mots d’amour en lecture et en chanson. Les Impatients, c’est vraiment un moteur d’imaginaire extraordinaire!
Comment ce travail a-t-il changé votre vie, comme personne, comme créatrice et comme professionnelle?
L.P. : Je dirais simplement que ce travail a donné un sens à ma vie. J’ai travaillé beaucoup pour réussir, mais je crois que j’ai vraiment été très chanceuse! Quand j’ai fermé ma galerie pour plonger dans cette expérience, je ne savais pas du tout dans quoi je m’embarquais. L’art a toujours été un moteur puissant pour moi, et la santé mentale, une grande inspiration. En associant ces deux passions, j’ai eu le sentiment de faire quelque chose d’utile pendant 23 ans. J’ai été entourée de gens exceptionnels, mais j’ai peut-être eu la meilleure part malgré les devoirs administratifs et l’obligation de trouver des solutions financières. Je pense aux animateurs dans les ateliers qui côtoient Les Impatients jour après jour et qui font avec eux un travail extraordinaire. Ça, c’est du mérite! Quand nous avons déménagé ici au centre-ville, les gens qui œuvraient dans les organismes communautaires disaient : « Vous avez l’air riches, vous n’avez pas besoin d’argent. » Pourtant, tous les meubles qui sont ici, je les ai quêtés. À l’époque, il fallait avoir l’air un peu misérable, l’apparence et la beauté n’étaient pas importantes. Cette culture commence à changer. Pour que les gens soient fiers de venir chez Les Impatients, il faut les entourer de beauté. Une cliente m’a dit un jour, après avoir fait le tour de nos locaux : « Je ne sais pas si je vais revenir, mais j’ai aimé ça parce qu’ici, ça sent la santé!