Crise sociale, crise intérieure

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Par Jean Bédard – 1er décembre 2013

L’auteur situe la crise spirituelle dans la crise de l’acte créateur… Il nous propose une réflexion sur l’origine de l’acte créateur et invite le lecteur à retrouver l’instant zéro qui précède une création où il n’y a « pas n’importe quoi mais plutôt, une préorganisation et un goût de beauté, une vérité… »

 
Mon père disait que j’allais traverser une « crise de civilisation ». Je ne l’ai pas traversée. Nous sommes dedans et c’est de l’intérieur de cette crise de civilisation que nous traversons, chacun d’entre nous, nos crises spirituelles.
 
Les souffrances et le scandale des guerres mondiales (1914, 1945 et la guerre froide) ont ruiné l’autorité morale des institutions (la famille et la religion entre autres). L’âme humaine s’est retrouvée soudain nue, jetée dehors dans un monde absurde que la science et la littérature décrivent comme une grosse mécanique du hasard et de la mort.
 
La structure de l’économie, toujours orientée non pas vers le profit, mais vers le plus de profit que les autres, a favorisé la séparation du monde en deux : les très riches et les très pauvres1. Cette même structure de l’économie entraîne l’emballement industriel qui met en péril l’équilibre de l’environnement.
 
Très tôt dans ma jeunesse, j’ai été envahi par deux urgences : recouvrer le sens de la vie (comme on recouvre la santé) et toucher aux fondements de l’espérance (comme un noyé touche le fond pour remonter à l’air libre).
 
Je me suis attaqué principalement à la tâche de fouiller les bases du christianisme et du bouddhisme dans l’espoir de trouver une issue. L’essentiel de mon œuvre romanesque, Marguerite Porète, Professeurs d’espérance (Maître Eckhart, Nicolas de Cues, Comenius), La femme aux trois déserts et La valse des immortels, ainsi que mon essai Le pouvoir ou la vie visent à recueillir le bon grain caché dans les grandes traditions. Car on doit se l’avouer, les traditions ont joué contre l’être humain et son environnement aussi bien qu’elles ont joué pour son épanouissement et son bien-être. Faire la différence entre les deux, c’est passer de la passivité à la sagesse, c’est par le fait même affronter des crises spirituelles. Cinq fois dans ma vie, je me suis retrouvé infiniment seul sous un ciel plombé d’étoiles, immense, démesuré, toujours également transparent et serein malgré toutes les souffrances de ce monde. À chaque fois, cet acte de conscience a augmenté en acuité, en intensité et en effroi. À chacun de ces moments critiques, j’ai littéralement crié pour qu’une souffrance physique vienne couper mon état de conscience. J’ai même prié pour que la mort soit un véritable anéantissement.
 
Dans mon expérience, ce n’était pas la mort qui m’effrayait, je ne pouvais la voir qu’à la manière d’une transition vers un état de conscience encore plus lucide. Mais justement, l’effrayant, c’était cet état de conscience lui-même, et pour l’éternité.

Ciel et Terre ignorent la bienveillance Traitant les Dix mille êtres comme chiens-de-paille, dit le Tao Te King.2

 
Ce n’était pas la finitude qui me terrifiait, mais l’infini, ce n’était pas le néant qui me terrorisait, mais la présence insupportable de ma conscience béante dans le divin serein. Et c’était insupportable parce qu’il n’y avait pas une main surhumaine et humaine sur mon épaule. Une main simplement humaine n’aurait pas suffi, car cet homme, cette femme auraient été aussi perdus que moi. Une main simplement surhumaine n’aurait rien donné non plus, car elle aurait été à l’image du « Ciel et Terre ». Il me fallait une main surhumaine et humaine. Et il n’y en avait pas.

Je partage cette expérience parce qu’elle fait partie du patrimoine mondial de la vie spirituelle.
 

Victor Hugo, dans William Shakespeare3 écrit :

Vous vous prenez la tête dans les mains, vous tâchez de voir et de savoir. Vous êtes à la fenêtre de l’inconnu. De toutes parts, les épaisseurs des effets et des causes, amoncelées les unes derrière les autres, vous enveloppent de brume. L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir.

 
Baudelaire, dans Le Gouffre4 écrit :

J’ai peur du sommeil comme on a peur d’un grand trou
Tout plein de vagues horreurs, menant on ne sait où;
Je ne vois qu’infini par toutes les fenêtres.

 
Caroline de Günderode dans Un fragment apocalyptique5 écrit :

Je vis un vaste océan devant moi, que ne bordait aucun rivage : ni au septentrion, ni au midi, ni à l’Orient ou à l’Occident. Pas la moindre brise qui remuât les ondes, et pourtant cette mer immense était agitée dans ses profondeurs, émue comme par une fermentation intérieure.

 
Henri Michaux dans Hermès6 écrit :

Jusqu’ici, je n’avais pas vu, pas vraiment vu le ciel. Je lui avais résisté, le regardant de l’autre bord, du bord terrestre... Cette fois, la rive effondrée, je m’enfonçais dedans. Vertigineusement. Le ciel, j’y étais. Nous avions des rapports.

 
Rilke dans Vergers7 écrit :

Comment encore reconnaître ce que fut la douce vie? En contemplant peut-être dans ma paume l’imagerie de ces lignes et de ces rides que l’on entretient en fermant sur le vide cette main de rien.

 
L’être humain cherche l’enveloppement d’une personne mieux placée que lui-même pour le guider dans les espaces sidéraux, et il referme ses poings dans le vide.
 
Comme nous le dit si bien Hubert Reeves et tous les astrophysiciens : premier jour de la création, premier jour de toute création : une explosion, une inflation, une expansion. Plus précisément le passage d’un vide contracté à un vide dilaté. Dans le vide dilaté scintillent des étoiles, des milliards de milliards d’étoiles.
 
Allons aux limites ultimes de ce sentiment de solitude infinie.
 
Que ce soit dans le Tao Te King, dans la Genèse, ou dans une autre grande tradition, il y a toujours une réflexion sur l’acte créateur, car il semble que c’est toujours là que, finalement, nous trouvons un fondement. L’effort vaut la peine, car si nous y arrivons, nous toucherons le plancher d’où on rejaillit d’une crise spirituelle.
 
Imaginons pour un instant que nous ne soyons pas des créatures avec des cheveux de telle ou telle couleur, un visage reconnaissable, parce que bien défini, une personnalité structurée avec des talents et des défauts, oublions un instant tout cela, imaginons que nous soyons uniquement des créateurs et pas du tout des créatures, comme si Jean-Sébastien Bach n’était plus qu’une source de création, une musique en acte. Une créature, c’est une forme précise, un visage défini. C’est visible, repérable, palpable. Cet homme-ci, cette femme-là. Mais un créateur, c’est quoi? Si on ôte à un créateur son côté créé, son côté créature avec son visage, ses mains, ses cheveux, qu’est-ce qui reste? Il reste l’invisible.
 
Un créateur pur qui ne serait d’aucune façon une créature serait un drôle d’être. Il ne serait pas quelque chose, mais une sorte d’explosion possible de toute sorte de choses. Un vide complètement contraire au néant, car un vide plein de tous les possibles.

Imaginons encore…
 
Si nous étions simplement des créateurs et que nous nous regardions dans un miroir, nous ne verrions rien, et pourtant nous serions bel et bien de l’être, pas juste de l’être possible, mais surtout une énergie, une intelligence, une conscience, une sensibilité créatrice, et tout cela parfaitement invisible. Dans le miroir, il y aurait un créateur pur et pourtant il n’y aurait rien de visible.
 
Maintenant, qu’est-ce qu’il y aurait autour du créateur, qu’est-ce qu’il y aurait autour de nous?

Il nous faudrait un très grand volume de vide pour accueillir notre œuvre. Car si tout était plein, il n’y aurait pas de place pour notre création. Bref, pour être un acte pur de création :

  • Il nous faut, en nous, un vide contracté et explosif.
  • Il nous faut aussi, autour de nous, un espace vide et dilaté.

 
La condition première à l’existence d’un créateur, c’est un vide intérieur relatif dans un vide extérieur relatif, un abîme dans l’abîme.
 
Prenons l’exemple de la musique.
 
Le créateur musical doit connaître le moment zéro de la création. S’il est habité par une chanson qui remplit sa tête, il ne peut pas créer, il reproduit, il interprète. Pour un moment court ou long, il doit connaître le vide de musique, l’absence de musique. Mais ce n’est pas une absence absolue. Il connaît la vérité de « La » musique. La vérité de « La » musique, c’est la totalité des possibilités et des impossibilités de la musique, et c’est aussi son esthétique.

Dans le zéro du vide intérieur, « La » musique est une préstructure et un appel à la beauté qui permettent une infinité de créations. Donc, dans l’instant zéro et parfaitement silencieux qui précède une création, il n’y a pas n’importe quoi mais plutôt, une préorganisation et un goût de beauté, une vérité.
 
Obéira à cette vérité toute création musicale qui nous révélera un peu de ce monde possible.

Autour du créateur musical, il doit y avoir un silence, une absence de bruit, mais aussi un espace capable de vibrer. Cet espace est silencieux, mais il y a en lui la capacité de vibrer. C’est donc un vide capable de réagir.
 
L’insonore intérieur est dans l’insonore extérieur, c’est le moment zéro. C’est totalement insonore et pourtant on ressent déjà la présence de « La » musique. Chaque musique qui apparaîtra sera une révélation particulière de « La » musique (l’ensemble des possibilités musicales). Et une musique sera à la fois humaine et surhumaine dans la mesure où elle participera à la vérité de « La » musique.
 
Au moment zéro, nous sommes tous Mozart. Mais tout cela est encore insonore. Le vertige est énorme. Dans ce moment zéro, le vertige est presque insupportable, parce que rien ne garantit l’acte créateur. Cette sortie, cette percée, cette œuvre musicale pourrait ne pas se produire. Le silence pourrait se refermer à jamais. L’effroi de l’abîme.
 
Cette angoisse est pire que la peur de la mort. Parce que si la mort absolue existait et que j’étais anéanti, il ne resterait pas de conscience en moi pour souffrir ce vide. Mais dans l’état du créateur, si l’instant zéro reste figé dans son vide, la conscience est à jamais dans le vide éternel.
 
Nous voilà entrés dans l’essence de la conscience. Il faut maintenant que l’acte créateur accouche. Mais supposons le pire, supposons qu’il n’accouche pas. Pourquoi n’accoucherait-il pas? Imaginez un musicien qui se dirait : « Je veux en avoir le cœur net : est-ce que « La » musique existe? »
 
Alors il attend. Dans le silence, il attend.
 
Soudain, la radio se met à chanter. Il se dit : « Non, cela n’est pas « La » musique, mais simplement la création d’un homme, le produit de son imagination. » Alors il ferme la radio. Une heure plus tard, il entend la voisine chanter. Il lui crie de se taire. Et c’est le silence total. C’est plus fort que lui, il se met à turluter. Alors il se dit : « Ce n’est pas « La » musique, c’est une simple projection de mon imagination. Ma propre création. »
 
S’il étouffe en lui toute création, s’il étouffe autour de lui tout ce qui jaillit sous prétexte que ce n’est l’œuvre que d’un être humain, s’il attend disons vingt ans dans ce silence total, à la fin, il dira : «  Je le savais, « La » musique n’existe pas. Ce n’est qu’une invention humaine. »

C’est cela la crise de l’ère moderne. Et la crise spirituelle de chacun ressemble au moment zéro de la création. Nous sommes donc au plus beau moment de l’histoire de l’humanité, le moment où chaque être humain peut dire « oui » à ses propres forces créatrices et en même temps dire « oui » à la vie. Alors, chaque « oui » introduira sa propre création dans la création de la vie et le monde entrera dans une phase nouvelle.
 
L’ère écologique commencera lorsque plusieurs d’entre nous auront décidé d’apporter leurs forces créatrices à l’émergence d’un monde viable et vibrant.
 

Notes

1   En l’an 2000, il y avait 470 milliardaires qui possédaient ensemble 898 milliards USD. En 2013, ils sont 1426 et possèdent 5400 milliards USD. Un milliard de personnes sont en état de grave sous-alimentation.

2   Texte traduit et présenté par Claude Larre, Les Carnets DDB, Desclée De Brouwer, Paris, 2010.

3   Œuvre complète, tome 29, Lausanne, Éditions Rencontre, p. 121.

4   Nouvelles Fleurs du mal, Œuvres, p. 244.

5   Les Romantiques allemands, Paris, Desclée De Brouwer, 1956, p. 607.

6   « Le dépouillement par l’espace », no 2, hiver-printemps, 1964, p. 86-89.

7   Vergers, Paris, NRF, Poésie/Gallimard, 1985.
 



Diplômé en éthique et chargé de cours en travail social à l’Université du Québec à Rimouski, Jean Bédard a reçu un prix du Cercle d’excellence du réseau de l’Université du Québec en 2005. Auteur d’une douzaine d’ouvrages, dont Maître Eckhart, Nicolas de Cues et, Comenius, il vient d’obtenir le prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec pour son roman Marguerite Porète [ :] L’inspiration de Maître Eckhart publié en 2012 chez VLB éditeur.


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