Le suicide comme crise fatale

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Par Audrey Simard – 1er décembre 2013

Le Québec connaît des taux de suicide parmi les plus élevés au monde. Pourquoi? Quel regard porter sur ces crises? L’article propose un tour d’horizon situant les principales causes du suicide ainsi que ses nombreuses répercussions sur les proches et la société. L’auteure situe sa réflexion à partir de sa pratique quotidienne dans un Centre de prévention du suicide.

 
En travaillant dans un Centre de prévention du suicide, il est possible de mesurer l’importance pour la population de comprendre ce qui mène au suicide. Ce n’est pas une préoccupation réservée aux intervenants ou aux personnes endeuillées par suicide. Pendant les heures de bureau comme durant les week-ends, faisant figure de « spécialiste » du suicide, les gens nous questionnent, assurés d’avoir enfin la réponse à ces deux importantes questions : Pourquoi des gens se suicident- ils? Pourquoi plus au Québec qu’ailleurs?
 
Il est délicat d’expliquer le suicide. Quand on se demande pourquoi un individu se suicide, on ne peut nier le caractère émotif du sujet, et ce, malgré nos efforts d’appuis scientifiques. L’objectivité des résultats de recherche rencontre la force des croyances issues d’un vécu personnel. La théorie qui découle des études confronte l’unicité d’une expérience de vie. Les courants de pensée s’entrechoquent et la valse des pourquoi se poursuit.
 
Tenter d’expliquer le suicide, c’est plus que de répondre à une simple question rhétorique. C’est plus qu’essayer de comprendre un phénomène pour l’enrayer. C’est tenter de diminuer le désarroi des endeuillés face à la violence de la perte par suicide d’une personne aimée. C’est arriver à saisir l’ampleur de la colère vécue dans le cœur de ceux qui ne l’ont pas fait, bien qu’ils y aient pensé. C’est vouloir aider les proches de gens en détresse à comprendre ce qui leur semble contre nature. C’est trouver les mots pour convaincre une per- sonne de ne pas passer à l’acte alors que sa détresse est palpable, à vif. C’est mettre un baume sur l’impuissance des intervenants qui perdent un client. C’est tout ça et plus. Bien plus, donc, que l’acquisition de connaissances nouvelles.
 

Expliquer le suicide

Pourquoi des gens se suicident-ils? Pourquoi plus au Québec qu’ailleurs? Lorsqu’on fait l’exercice de chercher la signification du mot « pourquoi », on trouve la définition suivante : adverbe interrogatif qui signifie « Pour quelle raison; dans quelle intention; pour quelle cause; pour quelle chose1 ».
 
De par cette définition, nous pouvons comprendre que nous tentons de savoir pour quelles raisons une personne se suicide, dans quelle intention elle passe à l’acte et quelle est la cause sous-jacente au suicide.
 
Si nous référons en premier lieu aux raisons qui mènent une personne au suicide, nous tombons dans le piège d’essayer d’expliquer le suicide comme un acte rai- sonné. Dans les faits on dit, dans notre domaine, que « la raison devient au service de la souffrance » ou encore, que la personne n’est pas en état de prendre une décision éclairée sur sa vie. On peut comparer cet épisode de vie à un état d’ébriété mentale, tellement les décisions sont altérées par la souffrance.
 
Dans la majorité des cas, il y a présence d’un trouble de santé mentale. Les troubles les plus fréquents sont la dépression, la schizophrénie et le trouble de personnalité limite. Dans plusieurs cas de décès par suicide, plus d’un de ces troubles de santé mentale étaient présents. À noter que la présence de troubles affectifs, soit la dépression, est observée « chez près de 70 % des personnes au moment de leur décès2. »
 
En fonction de ce résultat de recherche, il serait alors légitime de penser que les troubles affectifs mènent au suicide, et nous aurions alors une cause expliquant le suicide. Ce serait, d’un point de vue pratique d’intervenant, fort satisfaisant comme réalité. Il s’agirait alors de placer sous surveillance tout client qui présente des symptômes de dépression et attendre que la « maladie rendant suicidaire » passe. Malheureusement, c’est un peu plus complexe. Pour valider à l’aide de chiffres, moins de 4 % des personnes qui souffrent d’une dépression majeure décèderont éventuellement par suicide3.
 
Il est primordial de mettre de l’avant le caractère multifactoriel et multidimensionnel du suicide. L’explication d’une trajectoire de vie menant au suicide est unique, puisque le poids de chaque facteur dépend de l’interrelation avec d’autres et se place dans un contexte à plusieurs dimensions qui inclut l’individu, l’environnement et la société.
 
Quant à l’intention, le troisième point soulevé dans l’interrogation relative à la définition du « pourquoi », M. Edwin S. Shneidman, considéré comme le père de la suicidologie moderne, répond bien à cette question. Il explique que le suicide est une recherche d’une solution à une souffrance psychologique intolérable par un individu vivant du désespoir. Dans ce processus vers le suicide, l’individu est ambivalent face à l’issue de la crise. Une partie de lui voit la mort comme la fin ultime de ses souffrances alors qu’une autre partie tente par tous les moyens, conscients ou non, d’éviter la mort4.
 

Souffrance et suicide

Certaines périodes de vie ainsi que certains événements sont plus enclins à créer de la souffrance, à différentes échelles.  Il se peut qu’au moment où cela se pro- duit, l’humain soit alors plus vulnérable à l’impact de cette difficulté. Que ce soit de l’ordre d’une préoccupation quotidienne ou d’une perte soudaine importante, cela devient le terreau propice à l’émergence d’un déséquilibre émotif, d’un inconfort psychologique. Son expression peut prendre différentes formes.
 
Tel que mentionné précédemment, il est fort difficile de décrire la trajectoire qui mène l’individu au suicide. Pour ce faire, il faut considérer tout un enchevêtrement de dispositions psychologiques, sociales et environnementales. Cependant, en dépit de ce constat, nous en savons assez pour mettre de l’avant des facteurs de protection contre le suicide. Entres autres, il faudrait sérieusement réfléchir à l’importance de s’éduquer sur ce processus duquel naît une détresse qui se solutionne par soi- même ou avec de l’aide. Le suicide n’arrive pas du jour au lendemain, telle une maladie soudaine et incurable.
 
Dans tous les cas, on peut en reconnaître les symptômes. Il est alors primordial d’utiliser les moyens à notre disposition pour retrouver notre équilibre. Dans le cas contraire, au même titre qu’un mal physique négligé ou mal soigné, le risque, c’est l’aggravation.
 
L’important, c’est d’accepter que ça ne va pas quand c’est effectivement le cas, de s’arrêter, d’agir et, dans l’éventualité où le mal-être perdure malgré nos actions, de demander de l’aide! Aussi, il faudrait sérieusement penser à s’éduquer sur les conséquences inhérentes au fait de ne pas prendre soin de sa détresse psychologique et sur les risques de tomber dans une impasse, dont il est toujours possible de se sortir, mais avec plus d’efforts que si l’on avait traité le problème en amont.
 

Impact des décès par suicide

Bien que, dans un effort de compréhension, nous venions de comparer le suicide à la maladie physique, il faut cependant distinguer le deuil vécu lors d’un décès par suicide du deuil qui suit une mort dite de cause naturelle. Le suicide est une mort traumatique qui perturbe le sens commun de l’individu. C’est probablement ce qui sous-tend la grande place que prend la quête de réponses évoquée en début d’article, ce besoin de trouver un sens, d’expliquer l’inexplicable. Pascale Brillon, psychologue clinicienne spécialisée en stress et en deuil post-traumatique, décrit la mort traumatique ainsi : […] C’est vivre une mort « qui n’aurait pas dû avoir lieu », qui « aurait pu être évitée », qui « n’a aucun sens », qui « arrive beaucoup trop tôt ». Une mort qui est révoltante, injuste, et même qui peut être horrifiante. C’est la mort par suicide, par accident, par acte criminel; c’est la mort d’un enfant ou d’un adulte en santé […]5

Madame Brillon exprime bien le désarroi vécu par les endeuillés suite à un suicide. Elle met en lumière l’impact de la violence de la perte ainsi que les obstacles à surmonter pour traverser le processus de deuil, qui durera plusieurs années.
 
Parmi ces obstacles, il y a la notion de double deuil. La personne doit, en parallèle du deuil au quotidien d’une personne chère, faire le deuil de la façon dont elle est morte. Le processus de deuil est empreint d’une remise en question d’elle-même, de ses valeurs, de ses croyances et de ses certitudes. À la douleur de la perte s’ajoute la douleur de se demander quelle part de responsabilité elle peut avoir dans cette mort.
 
Un autre aspect spécifique au deuil traumatique, c’est la différence dans l’apport de soutien. En effet, lorsque les endeuillés par suicide se permettent de parler de la façon dont leur proche est mort, il n’est pas rare que le besoin de compréhension de l’entourage prend, du moins l’espace d’un instant, le dessus sur l’empathie normalement ressentie d’emblée. Certains endeuillés manifestent s’être alors sentis pris en pitié. Il faut aussi comprendre l’impuissance de l’entourage qui, souvent, ne voit pas ce qu’il peut faire face à l’impact d’une mort aussi violente. Le réflexe est souvent de retourner à sa routine et de penser que si l’endeuillé n’en parle pas, c’est qu’il ne se sent pas prêt, ou qu’il est passé à autre chose.
 
D’un point de vue individuel, celui de l’endeuillé, ce n’est qu’un fragment de l’impact des décès par suicide. Il est d’autant plus important d’en parler, considérant que les endeuillés demandent peu d’aide, de peur de déranger ou même, par honte. En effet, s’ils se questionnent face à leur part de responsabilité dans la mort de leur proche, ils s’attendent à retrouver le même questionnement dans leur entourage. Dans le deuil vient aussi le besoin de protéger l’image de la personne décédée. En fonction des préjugés véhiculés dans la société face au suicide, c’est un combat de plus à mener en même temps qu’on vit son deuil. Le suicide dans une famille introduit un malaise individuel et relationnel qui peut perturber un équilibre émotif durant plusieurs années.
 
D’un point de vue sociétal, la position que l’on prend face au suicide est aussi importante, puisque nous connaissons les impacts possibles de contagion à la suite d’un décès public ou médiatisé. Afin d’éviter cette contagion, certaines règles de diffusion médiatique sont à respecter. Il est entre autres important d’éviter de faire mention de l’événement à la une, de traiter l’événement de manière sensationnelle, de donner une explication simplifiée du suicide, de décrire les méthodes employées et de véhiculer des mythes entourant le suicide. En contrepartie, il est recommandé de parler des services disponibles, donner les coordonnées des ressources, choisir des termes descriptifs neutres et insister sur l’importance de demander de l’aide6. Ces recommandations sont aussi valables dans l’utilisation des médias sociaux. Nous n’avons pas encore étudié l’impact de la portée des messages qui y sont véhiculés. Cependant, plusieurs rai- sons nous poussent à croire en l’existence d’un même effet pervers de contagion. Le danger, c’est que ces messages ne respectent pas les recommandations. Il va de soi que l’on comprend le besoin et surtout, qu’on perçoit l’aspect positif qui peut surgir en termes de soutien. Le danger, c’est l’accessibilité à tous, particulièrement à des gens vulnérables pouvant s’identifier à la personne décédée par suicide. L’enjeu est grand et il sera important de continuer à garder un œil attentif à l’évolution de cette réalité.
 
Considérant le caractère évitable de la mort par suicide ainsi que les impacts tant individuels que collectifs, il est important de chercher à comprendre le suicide en vue d’en prévenir le plus grand nombre possible. À première vue, l’angle qui prévaut de normaliser la souffrance, d’y trouver un sens ou du moins, de l’accepter et d’être à l’aise d’en parler et de recevoir de l’aide au besoin, semble une piste prometteuse.
 

Notes

1   Wiktionnaire, le dictionnaire libre. http://fr.wiktionary. org/wiki/pourquoi Dernière modification 5 août 2013.

2   Séguin, M., Lesage, A., Turecki, G., Daigle, F. et Guy, A. (2005). Projet de recherche sur les décès par suicide au Nouveau-Brunswick entre avril 2002 et mai 2003, Centre de recherche hôpital Douglas : Frédéricton.

3   Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie, « Application des connaissances scientifiques en prévention du suicide » http://www. criseapplication.uqam.ca/theme3.asp?partie=plan Dernière modification le 2 août 2008.

4   Shneidman, E. (1999). Le tempérament suicidaire. Risques, souffrances et thérapies. Traduction de l’anglais par Michel Gottschalk. Éditions Paris, Bruxelle. p. 123-130.

5   Brillon, P. (2012). Quand la mort est traumatique. Les éditions Québecor. p. 11.

6   Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie, « Application des connaissances scientifiques en prévention du suicide » http://www. criseapplication.uqam.ca/theme7.asp?partie=plan Dernière modification le 2 août 2008.
 



Audrey Simard est coordonnatrice des services de formation au Centre de prévention du suicide de Québec (CPS) et formatrice accréditée par l’Association québécoise de prévention du suicide. Le secteur de formation du CPS de Québec dispense des services de formation à quiconque se préoccupe de la prévention du suicide, que ce soit en relation avec un intérêt personnel ou une responsabilité professionnelle. Le rôle de la coordination est de veiller au développement du secteur, au maintien de l’expertise ainsi qu’à l’encadrement et la supervision de l’équipe de formateurs. Madame Simard est à l’emploi du CPS de Québec depuis six ans. Avant d’être coordonnatrice, elle a occupé un poste d’intervenante de première ligne puis d’agente de formation.


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