Par Claire Marin – 1er décembre 2013
Il est difficile de distinguer l’arrivée de la maladie d’avec la crise qu’elle engendre. Cette crise prend, selon l’ampleur et le type de maladie, des dimensions différentes, mais touche invariablement la vie intérieure de la personne. Elle suscite une redéfinition de soi.
Que l’expérience de la maladie soit vécue comme une crise dans la vie du sujet, cela semble aller de soi. Par tout ce qu’elle remet en cause, ce qu’elle bouleverse dans la présence à soi et au monde, les relations aux autres, les capacités à se projeter, à entrer en contact, à maintenir les liens, la maladie est effectivement puissance de séparation ou tout au moins de déliaison : elle fragilise – quand elle ne les détruit pas – les liens qui unissent le sujet à autrui, elle défait le tissu des relations amicales, professionnelles, sociales. Mais elle est aussi, comme le dit bien l’étymologie du mot « crise », une puissance de division qui opère au sein même du sujet, dans son intimité, faisant de lui un être dédoublé : elle l’éloigne de son corps souffrant dans lequel il ne se reconnaît plus. Éloignement paradoxal puisque ce corps, dont on aimerait pou- voir se défaire, est précisément celui qui, par la force de la douleur, nous convoque sans nous laisser le luxe de la distance.
La maladie : une guerre intérieure
Dans l’imaginaire collectif comme dans la littérature, la crise de la maladie est souvent comparée à la guerre1. Vécue sur le mode de la guerre intérieure, du combat intime, la maladie se décline souvent en termes de combat : une guerre contre soi, contre une partie de soi, contre la maladie en soi. Faire la guerre à la maladie, se représenter en lutte contre un ennemi permet parfois de mobiliser des forces notamment psychiques qui peuvent aider à la guérison. Cette image est souvent sollicitée dans le discours collectif pour encourager le malade « à se battre ». Mais cette partition intime entre « bon » et « mauvais » soi, entre « bonne » et « mauvaise » vie en soi (alors même que la maladie est aussi un phénomène naturel du vivant) est parfois plus clivante qu’unificatrice. En ce sens, la maladie est bien une crise et non pas une guerre. Non pas un combat contre soi, mais l’expérience d’une division qu’on espère surmonter.
Ce sentiment de division intime est également renforcé par certaines désignations, notamment celles opérées par l’approche médicale du corps malade. Il faut dire aussi la crise qu’instaurent le discours médical et certaines postures thérapeutiques chosifiant le corps malade, niant le sujet dans sa singularité, le réduisant au statut d’enfant ou de matière pathologique. La crise du sujet dans la maladie est profondément une crise de son sentiment d’identité, malmené par les qualifications techniques et déshumanisantes que lui impose le corps médical, parfois même nié dans ses identités les plus signifiantes (familiales, professionnelles) ou humilié par le manque de respect avec lequel il est traité. Le malade est alors tiraillé entre plusieurs identités, celles auxquelles il aimerait se raccrocher et qui l’ont jusqu’à présent défini comme père ou mère, comme inséré dans la vie professionnelle et celles que la maladie lui impose, au travers des désignations du corps médical, celles de « patient de la chambre 9 » quand ce n’est pas dans un raccourci plus brutal encore, le « diabétique de la 12 ». Comment concilier ces identités contradictoires d’un sujet engagé, actif, impliqué dans des relations humaines et d’un malade défini par sa pathologie et la pièce où il est assigné à résidence?
La division du sujet malade tient aussi aux injonctions contradictoires dans les- quelles il se trouve pris : il n’est pas rare que les diagnostics se contredisent, que les prescriptions soient incompatibles, qu’un même patient se voit conseiller « du repos » par certains et soit exhorté par d’autres « à se secouer un peu ». De manière plus générale, dans un contexte sociétal où l’on valorise tant l’autonomie du patient, il conviendrait de s’interroger sur la pertinence (voire la violence) de certaines injonctions à l’autonomie2, notamment dans les situations de maladies chroniques. Cette exhortation à se prendre en charge peut certes donner au patient une forme d’indépendance dans la gestion de son traitement, mais peut aussi faire peser sur lui la lourde responsabilité d’un soin. Être malade et être son propre médecin, est-ce si simple?
Ces différentes tensions qui font du malade un sujet clivé renvoient plus fondamentalement à une difficulté cruciale dans l’expérience du patient : comment se faire aider, se faire soigner sans renoncer à une certaine image de soi, sans basculer dans une prise en charge infantilisante ou réifiante, sans renoncer à son statut de sujet?
L’image de soi transformée
Plus profondément, comment réagir à cette expérience qui transforme profondément l’image de soi? La crise de la maladie ne reste jamais à la « surface », sur un plan qui serait uniquement organique, comme si l’homme – pour reprendre une métaphore que conteste Merleau-Ponty – était composé de strates physiologiques et psychologiques que l’on pourrait facilement distinguer. Cette crise s’insinue dans les représentations les plus personnelles, elle atteint l’image intime que l’individu a de lui-même. Il nous semble que la crise que génère la maladie dans l’existence du sujet engendre une crise profonde de l’identité, que celle-ci d’ailleurs soit pleinement consciente ou qu’elle se déroule à l’arrière- plan de la conscience3.
En réalité, la « crise de la maladie » s’entend de plusieurs manières : c’est d’abord le désordre dans notre vie, c’est sa dévastation dans les cas les plus tragiques. Elle est drame lorsque la maladie renverse notre existence, devenue catastrophique. Il y a alors crise au sens où l’on touche parfois à un point paroxystique où l’existence semble à peine tenable. La maladie est une crise lorsqu’elle nous fait atteindre un point de non-retour d’où le sujet sort à ce point ébranlé qu’il est méconnaissable. Le problème n’est pas alors « seulement » – si l’on ose dire – de survivre, mais bien, comme l’a vu avec finesse Patrick Autréaux dans son dernier ouvrage, de se survivre4. Pour certains malades, il ne s’agit pas seulement de guérir ou d’entrer en rémission, il faut aussi reconstruire une identité mise à mal, redevenir sujet, se remettre de son propre fantôme. Comme le dit toujours très finement Autréaux, l’homme malade continue à nous hanter et fragilise l’image de soi. Même guéri ou en rémission, le souvenir de cette extrême faiblesse, de la dépossession dans la maladie, laisse une forte empreinte chez l’ancien malade. Le philosophe et médecin Georges Canguilhem avait déjà souligné la réalité de ces malades, biologiquement guéris, mais définitivement marqués par la maladie, au point de ne plus avoir d’autre identité que celle qu’elle leur avait imposée.
Il faut bien comprendre à quel point cette épreuve de la maladie est pour certains sujets l’expérience d’une altération radicale, la découverte effrayante d’une étrangeté au cœur même de leur intimité et ne permet plus rien d’autre qu’une redéfinition de soi. Comme le dit justement le philosophe Jean-Luc Nancy, dans son récit intitulé L’intrus, l’idée même d’une reconnaissance n’a parfois plus aucun sens5. La vie, le corps du malade, son état d’esprit même ont été à ce point modifiés par la maladie que tenter de retrouver celui qu’on était avant de tomber malade paraît impossible, voire incongru.
La maladie comme puissance critique
Il faut alors, d’une certaine manière, prolonger la crise comprise comme séparation : ne pas tenter de recoudre, mais déchirer les différents morceaux de vie pour libérer l’avenir de l’emprise d’un passé marqué par la maladie. Radicaliser ainsi volontairement un mouvement que l’on a d’abord passivement subi, adopter dans un geste paradoxal la logique de séparation que la maladie nous avait d’abord imposée violemment. Prolonger la violence de la maladie par certaines ruptures radicales dans l’existence. Changer de métier, de compagnon, de fréquentations; ces décisions que l’on interprète souvent comme des réactions positives inscrites dans une dialectique de guérison, dans un élan positif de retour à la vie, sont peut-être autant la marque de la maladie, le signe de sa prégnance dans l’existence, même après la disparition de la pathologie, que le signe d’une véritable éradication de la maladie hors de la vie du sujet. On pourrait dire, si l’on veut à tout prix trouver quelque chose de positif dans la maladie, qu’elle nous apprend la séparation. En ce sens, elle est aussi toujours anticipation de notre propre disparition. Elle nous apprend qu’aucun lien ne suffit absolument face à la douleur, que la solitude du souffrant est radicale, que la douleur nous éloigne et nous isole, esquissant ainsi la séparation définitive de la mort.
La maladie est donc une puissance critique, d’une manière attendue et souvent évoquée, dans la mesure où elle génère souvent une sorte de « grand ménage » dans la vie d’un individu, faisant le tri entre ceux qui ont été présents dans la difficulté et ceux qui se sont éclipsés, instaurant une nouvelle hiérarchie dans les priorités d’une existence. Mais là où l’on nous présente le plus souvent ce regard critique comme un renouveau dans la vie de celui qui a souffert, il faut rappeler aussi que ces bilans sont aussi amers, teintés de déception, évoquant parfois des formes de trahison de la part de ceux qui n’ont pas été à la hauteur de ce que l’on espérait d’eux. Être critique, c’est, selon le sens étymologique, être à même de juger ce qui est décisif, c’est avoir fait l’expérience cruciale qui permet de discriminer parmi les événements, les relations, les réalités, ceux qui sont importants et ceux qui nous importunent inutilement. C’est donc aussi être moins à même peut-être de jouer le jeu social, de prendre au sérieux certains impératifs qui deviennent secondaires, c’est se « distraire », s’écarter des normes et des principes qui régissent la vie banale des bien-portants.
La maladie est une expérience qui confère durablement au sujet une puissance critique sans équivalent, une forme de lucidité toute particulière, en ce qu’elle interdit les illusions habituelles qui soutiennent la vie des bien-portants. Illusions sur notre durée dans le monde, sur la réa- lité de la mort. Elle est critique dans la prise de conscience de la fragilité de nos vies. Elle rend impossible toutes les dissimulations des bien-portants sur la violence vitale et sur la contingence de notre existence. Elle est crise au sens où elle déchire le tissu de nos représentations éthérées de la souffrance et de la mort, représentations qui nous les rendent supportables et qui tombent dès que cette souffrance devient la nôtre ou celle d’un proche.
Il faudrait aussi prendre le temps de montrer que le sens même de ce terme de crise est tout particulier dans le cas d’un certain nombre de pathologies, autrefois mortelles, aujourd’hui chroniques. Il ne s’agit pas d’une crise dont on meurt ou dont on sort guéri, il s’agit, dans une vie, de plusieurs crises, que l’on appréhende, que l’on redoute, dont on guette les signes. Il s’agit de vivre avec une menace latente, avec la « promesse » de la maladie : celle de son retour. Apprendre à « gérer » les crises, tout faire pour en minimiser l’impact et réduire la gravité des séquelles, c’est tout le « travail » au quotidien de l’homme atteint d’une maladie chronique. Si la maladie est expérience de la crise, dans son être et dans son identité, crise finalement existentielle, elle est aussi souvent angoisse de la crise à venir, vigilance discrète ou inquiète face à ses signes. Sans doute la tâche presque impossible du malade est alors d’apprivoiser la crise.
Références
MARIN, Claire. L’épreuve de soi (dir.), Armand Colin, 2003.
MARIN, Claire. Violences de la maladie, violence de la vie, Armand Colin, 2008.
MARIN, Claire. Hors de moi, Allia, 2008.
MARIN, Claire. La maladie, in M. Marzano (dir.),Dictionnaire de la violence, PUF, 2010.
MARIN, Claire. L’homme sans fièvre, Armand Colin, septembre 2013.
MARIN, Claire. La maladie, catastrophe intime, PUF, à paraître début 2014.
Notes
1 Voir notamment l’analyse de Susan Sontag sur la force de cette image guerrière dans La maladie comme métaphore, Paris, éditions Christian Bourgois, 2005.
2 Voir sur ce point notre analyse dans L’homme sans fièvre, Paris, Armand Colin, 2013.
3 Comme nous le développons dans La maladie, catastrophe intime, à paraître en 2014 aux Presses universitaires de France.
4 AUTRÉAUX, Patrick. Se survivre, Lagrasse, Verdier, 2013. Voir aussi de ce même auteur, sur l’expérience de la maladie et de la rémission, ses ouvrages précédents : Dans la vallée des larmes, Paris, Gallimard, 2009 et Soigner, Paris, Gallimard, coll. L’un et l’autre, 2010.
5 NANCY, Jean-Luc. L’intrus, Paris, Galilée, 2009, p. 55 : « On sort égaré de l’aventure. On ne se reconnaît plus : mais reconnaître n’a plus de sens. »
Claire Marin, normalienne agrégée et docteure en philosophie, membre du Centre international d’études sur la philosophie française contemporaine (École normale supérieure d’Ulm) et du Séminaire international d’études sur le soin (Ulm, Université de Paris VII- Paris Diderot, Université de Lausanne, Faculté libre de Bruxelles). Ses recherches, d’abord ciblées sur la question du corps dans la philosophie française contemporaine, l’ont amenée à s’interroger en particulier sur la maladie et l’épreuve du corps souffrant, sous la double forme de l’essai philosophique (Violences de la maladie, violence de la vie, Armand Colin, 2008, récompensé par le Prix éthique Pierre Simon, 2010) et du récit (Hors de moi, Allia, 2008, Prix littéraire de l’Académie de médecine, 2009). Elle poursuit actuellement ses recherches autour de la relation de soin, de ses ambiguïtés et ses tensions, interrogeant sa place dans la société (L’homme sans fièvre) ou dans la reconstruction du sujet malade (La maladie, catastrophe intime)