Par Mario Bard, animateur à Radio Ville-Marie et Radio-Galilée – 1er décembre 2013
Après avoir obtenu un baccalauréat et une maîtrise en psychologie à l’Université Laval, Christian Dufour a travaillé comme agent de recherche à l’Office des personnes handicapées à Drummondville et par la suite au ministère des Transports, notamment sur l’élaboration d’une politique d’accessibilité universelle de tous les systèmes réguliers de transport en commun. Il s’impliqua activement dans plusieurs organismes de promotion en services adaptés. Aujourd’hui à la retraite, il compte poursuivre ses études vers l’obtention d’un doctorat. Mario Bard l’a rencontré pour nous et retrace avec lui son incroyable parcours.
Christian Dufour, en plus d’avoir été voyageur sur la terre, s’est fait voyageur des mers avec deux amis en 1984. Son récit, Cap sur l’Atlantique (Bertrand Dumont éditeur) permet d’aller plus loin dans la découverte d’un homme qui a choisi de vivre coûte que coûte, sans ménagement, peu importe le moyen de transporter son âme et ses idées dans la grande aventure de la vie.
Christian Dufour avait tout pour s’asseoir et le rester pour la vie. À 19 ans, il est victime d’un accident d’automobile qui le cloue à une chaise roulante, quadriplégique. En 1972, alors que le Québec connaît cette florissante époque d’un nationalisme tranquille, l’aspirant médecin doit faire le deuil de son rêve. Une première crise.
« Les mentalités étaient fermées » indique le psychologue de formation. « Je me souviens : si j’ai été en mesure de me réadapter, c’est que j’avais une très bonne famille, un excellent réseau social, des amis en médecine, des amis dans d’autres sphères d’activité. C’est pour ça que ça quand même été assez bien. »
Fils de voyageur de commerce, Christian Dufour naît à la limite de la Gaspésie et du Bas Saint-Laurent, à Saint-Alexis. Il y demeure jusqu’à l’âge de 10 ans, moment où ses parents déménagent à Amqui, puis à Victoriaville et ensuite à Montréal. Il a 15 ans. « Ça allait bien dans mon cheminement puisque de ville en ville, c’était toujours plus gros! », lance-t-il à la blague.
Une première crise à traverser
Son esprit curieux est d’autant plus comblé que nous sommes en 1967 : l’année de l’Expo! « Le métro, j’étais en pleine adolescence, j’avais 15 ans, ça allait bien en termes de cheminement. » Pour lui, l’avenir est clair. Il entrera en médecine. Au cégep, il choisit les sciences de la santé, puis entre à l’Université de Montréal. Après deux ans d’études, le rêve est fracassé par un terrible accident de voiture.
« Suite à cet accident-là, j’ai fait un an de réadaptation. Et suite à cette réadaptation active, je suis retourné en médecine pour faire une autre année. À l’époque, le cours de médecine, c’était trois ans de théorie, on voyait les différents systèmes, puis ensuite il y avait ce qu’on appelle l’externat. »
« Je savais ce qui m’arrivait [physiquement], parce qu’à la session auparavant, j’avais eu mon cours de neurologie à l’Hôpital Saint-Luc. On commençait à faire des histoires de cas et j’avais rencontré des personnes qui étaient dans l’état où je me trouvais ».
C’est ici que l’envolée estudiantine pour devenir médecin s’arrête. Malgré ses efforts en ergothérapie qui lui permettent de tourner les pages, même si ses copains ont pris les notes de cours pour lui et qu’il peut continuer à étudier, les autorités en décident autrement. Elles considèrent que le jeune homme devrait changer de carrière. Elles ne disaient pas non officiellement, mais elles mentionnaient que j’aurais pu aller en psychiatrie ou en recherche. On ne dit jamais ouvertement et franchement non. On dit : « Oui, c’est possible, il faut vous préparer un bon programme, il faut que ce soit adapté à vos besoins; c’est sûr qu’il y a beaucoup d’obstacles, il y a des escaliers, il y a ceci et cela… ».
Partir…
Impulsif, Christian Dufour balance tout et décide alors… de partir en voyage!
« J’ai tout foutu en l’air. Je ne voulais plus jamais revenir dans ce pays-ci. L’accident est arrivé le 16 avril 1972. La session venait de se terminer. Je n’avais pas encore passé mes examens de 2e année. Mais, j’étais tellement dans l’esprit, dans le mood, dans le vibe… Être étudiant en médecine, ça signifie performer; il y a les cours, il faut produire, passer les examens…
« On adopte un rythme, des comportements. De telle sorte que quand j’ai eu mon accident, je n’ai pas eu de réactions dépressives ou agressives. Je me disais : il faut que je passe mes examens. L’objectif, c’était de faire ma réadaptation, c’était de passer ».
L’arrêt de ses études en médecine a constitué alors son véritable deuil et c’est à ce moment qu’il se pose la question même de son existence. Pourquoi continuer?
« À l’époque, je me posais la question : est-ce que ça vaut la peine de vivre, comment peut-on faire pour vivre dans une condition comme celle-là? », raconte-t-il.
« Et là, je me retrouvais dans cette situation. Sauf que je n’ai pas eu de choc en termes de diagnostic, je savais ce qui m’arrivait : je savais que j’allais rester paralysé. »
Avec son frère et deux amis, il part dans le camion qu’il vient de s’acheter, Christian Dufour veut découvrir le monde. « On s’est arrêtés au Pérou », précise-t-il en riant. « Au Chili, Pinochet était au pouvoir depuis un an. Les régimes d’Amérique du Sud à ce moment-là étaient beaucoup plus militarisés qu’actuellement. »
L’aventure lui permet de se familiariser davantage avec ses limites, de les « accepter véritablement », et de commencer à « penser à autre chose, à faire le deuil » de ce qu’il voulait faire depuis l’âge de 10 ans. Pour l’homme qui est premier de classe depuis des années, c’est aussi l’occasion de réaliser que la vie de patient, c’est autre chose. « Parce que là, on passe d’un côté de la clôture à l’autre, on est rendu patient, on est malade. On aura beau dire ce qu’on voudra sur la relation patient-médecin, mais ce sont deux mondes différents. »
… Pour aller où?
Malgré une conscience très aiguisée au sujet de sa nouvelle condition et la décision de partir en voyage, Christian Dufour pense tout de même aux différents moyens d’en finir avec sa vie. « Ce que je voulais avoir, c’était une solution pour que ça passe comme un accident; comme ça, l’entourage n’est pas impliqué, ça ne culpabilise personne. »
Il y a d’abord les solutions à peu près certaines : « On va passer devant le métro! »… mais une solution plutôt compliquée, puisque « à l’époque, le métro n’était pas accessible [en fauteuil roulant]! », lance- t-il en riant. « Finalement, juste avant de partir en voyage au printemps 1974, je restais sur la rue Ridgewood à Montréal. J’y avais pensé longtemps d’avance : c’était un poêle au gaz dans la cuisine, le scénario était tout pensé à l’avance… J’avais tout mis en place, j’étais prêt à partir. »
À différentes occasions durant le voyage, il aurait également pu tout arrêter. « J’étais au pied du Grand Canyon en chaise roulante : on a juste à se donner un élan et puis hop! dans le Grand Canyon!
Je tombais en bas, c’était une chute – 1000, 2000 pieds – je n’en revenais pas. » Ou encore le train : les roues demeurent prises dans les rails… « À plusieurs occasions, j’aurais pu le faire ».
Il ne passera pas à l’action.
Alors, pourquoi le choix de vivre?
« La source, la source », répète-t-il, avant d’ajouter : « c’est tellement court la vie… Les personnes qui nous aiment, les objectifs qu’on se donne. » Aujourd’hui, l’homme a 61 ans, mais se sent comme s’il en avait 15! « Je pense qu’il y a des forces supérieures à nous. Comme là, le dernier accident, quand j’ai demandé à faire venir un prêtre… »
Précision : oui, vous avez bien lu. Un autre accident est survenu le 2 janvier 2013. Toujours sur la route!
Mais au lieu de se trouver dans une voiture, endormi sur la banquette arrière et de se réveiller quatre jours plus tard dans un lit d’hôpital, il est tout à fait conscient de l’horreur qui survient. Il voit la voiture foncer droit sur lui. « Je dois traverser la rue : je regarde à gauche, je regarde à droite, j’entame ma traversée. Comme je regarde une 2e fois, je vois l’auto qui arrive sur moi puis Paf! Dès l’impact, la lumière s’éteint et je suis éjecté 25 pieds plus loin. J’atterris sur l’asphalte. » Il perd conscience une dizaine de minutes puis se souvient de tout : l’ambulancier, le médecin qui lui dit qu’il l’opère, etc.
Toutes les tentatives pour le sauver semblent d’abord vaines. « Quand le médecin me demande, “Quelles sont tes dernières volontés? Est-ce que tu veux être branché sur un respirateur, est-ce que tu veux qu’on t’intube?” Je n’étais pas en mesure de choisir parmi ce qu’on me proposait. Alors, j’ai fait venir le prêtre pour me permettre de réfléchir, mais c’était l’intervenant en soins spirituels.
Il m’a dit : « Je ne peux pas te donner les derniers sacrements, je ne suis pas un prêtre, mais on va lire ensemble. » Il lisait des textes… c’était tellement apaisant… je trouvais ça tellement beau… je me laissais aller là-dedans. C’est sûr que je ne crains pas la mort… quand ça arrivera, ça arrivera, je n’ai pas de peurs face à la mort et à la vie, avec mon cheminement, mes expériences personnelles ».
Côté travail, il a dû devancer la retraite. Paradoxalement, l’homme qui a si peu de chance sur les routes est au service du ministère des Transports depuis 1992, à l’élaboration de plans de transport qui prennent en compte les personnes handicapées et à mobilité réduite. « On devait avoir les meilleurs services de transport adapté au Québec [Ville de Québec, 1992]. Mais les services de transport adapté, c’est ségrégationniste : c’est uniquement pour les personnes handicapées. Il n’y a pas d’hétérogénéité, ce n’est pas un système de transport normal, c’est un système de transport parallèle. Je ne dis pas que ce n’est pas nécessaire, mais…
« Pour les personnes âgées, c’est la même chose. Les CHSLD, les centres d’accueil, les résidences pour personnes âgées, on les regarde dans une perspective macro ou dans une perspective globale; si on recule 30 ou 40 ans en arrière, les personnes âgées restaient dans les familles, elles étaient considérées comme des sages ».
Une crise, une solution
Christian Dufour inspire : son dynamisme, sa volonté de vivre malgré les embûches et les crises qui sont nécessairement passées en son âme au fil des ans témoignent de sa force intérieure.
« Essentiellement, la crise, c’est toujours un état de déséquilibre qui se produit suite à une confrontation avec des choses qui ne marchent pas », m’explique-t-il. « Par exemple dans la crise d’adolescence : on grandit, on a une poussée d’hormones incroyable; le corps se métamorphose; on se pose des questions à propos de l’orientation [sexuelle]. Puis à ce moment-là, on ne sait pas où on s’en va; on ne sait pas ce qu’on va faire dans la vie; on ne sait pas s’orienter; on sort du giron familial; à ce moment-là, on a une première crise…
« J’ai eu une première crise à l’adolescence », m’explique-t-il.
« Au niveau professionnel, je savais exactement quel chemin prendre. Par contre, j’ai eu une première crise, concernant mon orientation sexuelle. Comme je suis gai, ça n’a pas été facile à ce moment- là, dans les années 1960; on connaît la position du clergé à ce sujet. Pour mes parents, c’était comme dans le film Crazy [de Jean-Marc Vallée] : c’était ça tout craché! Dans la famille de mon père, c’était la même chose. Alors, on ne dit rien. Mes frères avaient leurs blondes. Moi, je sortais avec une fille, puis avec une autre, pour sauver les apparences; j’étais déchiré par cette situation. Parce que, qui dit crise, dit également déchirement. On cherche un moyen pour maintenir un équilibre.
« Finalement, le moyen que j’ai trouvé, c’était mon journal personnel; c’est de cette façon que j’ai commencé à écrire. Étant donné que je faisais partie des scouts, je devais tenir un journal de bord. Puis, j’avais aussi mon journal personnel. Toutes les émotions que je vivais, je les confiais à mon journal. »
Le Choix
Être en crise demande qu’on s’y arrête.
« La crise, ça prend du temps, on a besoin de s’investir, de s’impliquer pour s’aider soi-même. » La 2e crise est récente : elle concerne justement ce départ à la retraite anticipée.
Des crises majeures comme celles-là apportent toujours leurs lots de questions. La principale demeure celle du choix.
« Toute l’équipe médicale est autour de nous, on nous prend en charge, les amis viennent nous voir. Tout ça, on ne choisit pas de le faire. On n’a pas le choix : on nous ramène à la vie, on n’a pas le choix de décider si on veut continuer ou non. Tout le monde est autour de nous. Puis, peu à peu, on réfléchit. »
Le choix survient après. Choisir de continuer à vivre, de suivre les traitements proposés, ou pas. C’est ma vie, après tout! (Whose life is it anyway – titre original), est un film qui raconte l’histoire d’un homme, sculpteur, qui devient tétraplégique à la suite d’un accident de la route. « C’est un excellent film », estime Christian Dufour. « Et donc de façon tout à fait cérébrale, l’homme – joué par Richard Dreyfus – se dit, moi je ne peux pas vivre comme ça : j’ai besoin de mes mains pour la sculpture, je fais l’amour de telle façon, il se dit : Ma vie s’arrête ici. Et pour que sa vie s’arrête, il demande aux médecins de le débrancher. Ils ne veulent pas. Alors son dernier combat, c’est d’entreprendre les procédures légales pour cela et il gagne. »
Par contre, visiblement, Christian Dufour désire continuer à vivre. Sa retraite, il désire d’abord la passer en continuant à étudier. Lors de notre rencontre, il était en pleine démarche afin de poursuivre ses études – projet de doctorat en parapsychologie à l’Université Laval – « et surtout ne pas passer sa retraite à regarder la télévision ».
Un dieu père dans le cosmos
Un des secrets de la vitalité de cet auteur réside probablement dans une nature forte. Certes. Mais il avoue également, quand on lui pose la question, que certaines prières apprises dans son enfance lui apportent énormément. « Ça m’arrive souvent de réciter le Notre Père, je trouve que c’est la plus belle prière du monde! » Christian Dufour vit également une spi- ritualité qui n’a pas peur de se nourrir des autres grandes traditions religieuses.
« Moi, je me considère comme étant chrétien, juif, musulman, bouddhiste. Quand je lis la Bible, quand je regarde le message du Christ, “Aimez-vous les uns les autres comme moi-même je vous ai aimé”, c’est fort. Est-ce que moi-même je suis prêt à donner ma vie pour sauver mes pairs? Je trouve que c’est une belle mort finalement. »
Mario Bard : Est-ce que la spiritualité vous a aidé à surmonter les crises que vous avez traversées? Grand silence qui coupe avec son ton volubile.
« Oui. Ça donne un sens à la vie. (Un sens à la crise?) C’est un moyen, c’est une stratégie, c’est une force, ça nous donne des bases… »
Des bases pour traverser la crise?
« Oui. » (Long silence).
Donc, la spiritualité vous a aidé à passer au travers?
« C’est un plus! Par exemple, avec la souffrance, des fois on veut oublier… Comme les tibétains par exemple, on fait rouler les moulins à prière, on dit des mantras. Ça élève! D’une religion à l’autre, d’une spiritualité à l’autre, il y a différentes façons de vivre la spiritualité, ce sont des outils. »