Par Thomas De Koninck – 1er décembre 2013
En appuyant d’abord sa réflexion sur le rôle et le sens de l’université dans nos sociétés, l’auteur propose son point de vue sur l’importance de la crise que traverse le savoir… crise qui engendre de lourdes conséquences, notamment sur l’écologie et sur l’économie
L’unité du savoir
La préface du grand livre classique de John Henry Newman, L’Idée d’université¸ s’ouvre sur ces mots : « La conception que nous nous faisons d’une université, dans ces Conférences, est celle d’un endroit où on transmet par enseignement l’universalité du savoir ». Plus loin, dans la deuxième conférence, l’auteur répétera : « Je pose comme principe que l’université fait profession – son nom même l’indique – d’enseigner le savoir universel. » Il précisera aussi que « l’université embrasse toute cette diversité des savoirs, en respectant les particularités d’un chacun ». Et dans un discours ajouté en appendice on lit enfin ceci : « L’ensemble des sciences, qui constituent à elles toutes le savoir universel, n’est pas un amas accidentel et diversifié d’acquisitions, mais un système; et l’on peut dire que ce système est bien équilibré aussi longtemps que toutes les parties en soient cohérentes. Supprimez-en une seule […] et il s’ensuivra immédiatement ruine et désordre. Il n’y a pas de milieu entre équilibre et confusion chaotique. Toute science tend à empiéter sur une autre, à moins qu’on ne la tienne en respect. La seule garantie que nous ayons de rester dans la vérité, est de les cultiver toutes. Et de les cultiver toutes est justement la mission propre de l’université1. »
Le mot même d’université, comme l’indique Newman, renvoie en effet à l’universalité du savoir, et l’on entrevoit sans peine la justesse des propos que je viens de citer comme définissant l’idéal qu’incarne, tout au moins en principe, l’université. Mais cet idéal est-il encore envisageable et l’évolution actuelle des différentes branches du savoir, et des sciences en particulier, ne pointe-t-elle pas bien plutôt dans la direction opposée? Le progrès des sciences et la différentiation du savoir rendent de plus en plus difficile la réponse à la question de la place de chaque science particulière au sein du savoir, question qu’aucune science particulière justement ne saurait faire sienne. Au vrai, le savoir est en augmentation exponentielle, si bien qu’il n’est au pouvoir de personne de l’embrasser du regard et de comprendre entièrement le monde où nous sommes. Viser le tout du savoir n’est-il pas de toute manière utopique et cela ne devrait-il pas être désormais reconnu comme tel? Ne faudrait-il donc pas renoncer à « l’université » telle que décrite par Newman une fois pour toutes?
Il me semble qu’il n’en est rien, à la vérité, puisque la nécessité de prendre en compte toute l’étendue du savoir, dans la mesure certes du possible, s’impose au contraire plus que jamais de nos jours. C’est du moins ce que je voudrais tenter de faire ressortir maintenant, en partant de ce que j’ai appelé la crise du savoir.
La crise du savoir
Ce qu’on appelle de nos jours « La Crise », c’est le sentiment que l’humanité s’y découvre devant des seuils critiques sans précédents. Or la crise du savoir y est pour plus qu’on ne le pense.
Tout comme « critique », ou « critère », le mot « crise » renvoie au mot grec krisis – « séparation, distinction », « décision, jugement », « choix, élection » – et au verbe krinein, qui a non seulement le sens de « séparer », « juger », « décider », mais aussi un sens physiologique bien défini, celui d’éliminer de l’organisme les substances nocives. Le verbe latin cernere a pareillement le sens concret de « trier, passer au crible » (excrementum, « criblure » est de même racine), avant même celui de « discerner », « distinguer » par les sens ou par l’esprit, ou celui de « décider ». Pour peu que le discernement qu’effectuent nos reins, par exemple, devienne déficient, notre organisme s’empoisonne et nous en mourons. L’analogie est claire : le jugement critique est tout aussi essentiel à la vie de l’esprit, à la vie dans ce qu’elle a de plus proprement humain, que l’est pour l’organisme le rejet de ce qui est toxique.
Comme de juste, les premiers usages du mot « crise » dans les langues modernes, sont médicaux : il désigne d’abord, dans une maladie, le point déterminant où se décident la guérison ou la mort, le tournant vers le meilleur ou le pire. D’où le sens ultérieur d’étape d’importance vitale et décisive. Rien de plus regrettable qu’une décision faisant fi d’une crise; en reportant l’examen du mal, elle le prolonge et l’aggrave; things bad begun make strong themselves by ill (Macbeth, III, ii, 55) : le mal s’affermit, quand on a commencé de travers.
Un mal anonyme, non identifié, non critiqué, agit ainsi comme ces cancers devenus incurables parce que le bon diagnostic est venu trop tard. L’exemple médical met en relief le caractère fondamental de la connaissance, et donc la gravité d’une crise au sein de la connaissance elle-même, qu’on ne parviendrait pas à résoudre. En voici d’autres exemples : dans la mesure où les réalités d’ordres éthique, écologique, économique dont nous sommes responsables, dépendent de nos connaissances ou de leurs contraires (ignorances, erreurs), il y a forcément une relation de causalité directe entre la crise contemporaine de la connaissance et les diverses autres crises — éthique, économique, écologique — qui secouent notre monde. Le fait qu’il y ait aussi d’autres causes — certains déterminismes, la nature et la contingence — n’enlève pas la part de responsabilité du connaître humain2. Ce qui est sollicité, c’est une prise de conscience pouvant conduire au meilleur plutôt qu’au pire, pourvu qu’on agisse en conséquence.
Edgar Morin vient encore de réaffirmer, en des formules lapidaires, que « notre mode de connaissance parcellarisé produit des ignorances globales. Notre mode de pensée mutilé conduit à des actions mutilantes. ». C’est que « le morcellement et la compartimentation de la connaissance en disciplines non communicantes rendent inapte à percevoir et concevoir les problèmes fondamentaux et globaux. L’hyperspécialisation brise le tissu complexe du réel, le primat du quantifiable occulte les réalités affectives des êtres humains3. »
Ce n’est en effet pas la première fois qu’Edgar Morin dénonce avec vigueur et justesse les catastrophes économiques et humaines causées par la « fausse rationalité, c’est-à-dire la rationalisation abstraite et unidimensionnelle » d’une « pensée technocratique » qui se révèle « incapable de comprendre le vivant et l’humain tout en se croyant la seule rationnelle ». Le XXe siècle a en effet, écrit-il, « produit une nouvelle cécité aux problèmes globaux, fondamentaux et complexes, et cette cécité a pu générer d’innombrables erreurs et illusions, et d’abord chez les scientifiques, techniciens, spécialistes. Pourquoi? Parce que sont méconnus les principes majeurs d’une connaissance pertinente. La parcellarisation et la compartimentation des savoirs rendent incapable de saisir "ce qui est tissé ensemble". Le nouveau siècle ne devrait-il pas s’affranchir d’une rationalité mutilée et mutilante afin que l’esprit humain puisse enfin la contrôler4? »
La crise économique et la crise écologique offrent justement aujourd’hui des exemples patents de ce que dénonce ici Edgar Morin. Une des composantes manifestes de la crise économique, par exemple, est l’apriorisme économique, couplé avec l’erreur d’imaginer que les problèmes à affronter sont d’ordre exclusivement technique. L’importance des facteurs éthiques et culturels, tels des comportements de rapacité collective et d’accaparement des biens sur une vaste échelle, ne saurait être sous-estimée. De là vient le développement de certains pays au détriment d’autres pays, et l’accroissement de la pauvreté de tant de citoyens à l’intérieur des pays, généré par l’accroissement exponentiel de la richesse d’autres concitoyens. L’absence de remèdes à pareille injustice ne peut qu’engendrer une inimitié croissante et une violence appelée à saper les fondements mêmes des démocraties. Il est urgent de substituer à l’idolâtrie du marché, qui conduit à ignorer d’autres formes de biens que les marchandises, une éthique de la solidarité, une logique du bien commun mondial, un sens accru de la dignité de tout être humain sans exception, d’un dû à l’être humain « du seul fait qu’il est humain », selon la juste formule de Paul Ricœur. Mais voilà qui suppose un regard moins « morcelé », « mutilé », pour reprendre les mots d’Edgar Morin, que celui de l’économie dominante, faisant au contraire intervenir l’éthique, le respect de la personne et du bien commun, comme nous venons de le dire, bref une prise en compte de la complexité des phénomènes.
Philosophie et totalité
Il est clair, d’autre part, que l’atomisation du savoir est aussi responsable de la crise écologique, laquelle nécessite l’élaboration d’un nouvel ordre économique écologiquement viable. Comme l’a admirablement marqué Vittorio Hösle, de simples mesures économico-politiques ne sauraient suffire. Il faut un changement radical de valeurs et de catégories, au cœur desquelles se situe le concept de nature, de la relation entre l’être humain et la nature. Les disciplines les plus diverses sont sollicitées ici, mais l’approche synoptique du problème écologique sollicite, elle, la philosophie, qui, par vocation, « se concentre non seulement sur la totalité de l’être, mais aussi sur la totalité du savoir; et grâce à une réflexion sur des problèmes qui requièrent une approche interdisciplinaire, elle peut espérer la renaissance de l’idée qu’il y a une unité du savoir5 ». Voilà donc ressurgir, sous la plume d’un grand philosophe contemporain, ce thème de l’unité du savoir, mais avec une urgence renouvelée, associée à la crise écologique et sollicitant la philosophie.
Le mot même de philosophie signifie en effet amour d’abord (le verbe philein signifiant « aimer »), mais en spécifiant « de la sagesse » (sophia), c’est-à-dire « des questions ultimes ». Or, aussitôt qu’on dit « ultime », on fait intervenir l’idée de « totalité ». Marcel Conche l’a relevé à neuf : « La philosophie, comme métaphysique, a affaire au Tout de la réalité. Or, le Tout est ce à quoi la science ne peut avoir affaire : elle ne connaît que telle ou telle classe de corps ou de phénomènes, des domaines partiels6. » L’arbre réel ne peut exister sans air, sans eau, terre, rayons solaires, sève et le reste; son devenir n’a de cesse qu’à sa mort. Le tout concret vivant est ainsi irréductible à ses parties : la branche coupée de l’arbre n’est pas plus une branche qu’une main séparée d’un corps humain vivant n’est une main. Pour peu que l’on considère la partie en oubliant le tout, l’on a affaire à tout autre chose. Toute abstraction, toute réduction, confine à l’irréel dès qu’on la prend pour du concret. C’est « l’abstrait toujours faux » démasqué par Hegel, « la localisation fallacieuse du concret » (the fallacy of misplaced concreteness) admirablement mise en lumière par Whitehead, « l’esprit d’abstraction, facteur de guerre » dénoncé à juste titre par Gabriel Marcel.
En d’autres termes, rien n’est plus faux, ni néfaste, qu’une vue parcellaire, abstraite par conséquent, de la vie et de l’être, de l’être humain en particulier, qui se fait réductrice. Si merveilleuse qu’elle puisse se révéler en elle-même, dès qu’elle s’isole et se porte à l’absolu, la vision du spécialiste, quel qu’il soit, s’entache d’erreur. Insister de nos jours sur la complexité – étymologiquement, « ce qui est tissé ensemble » – sur la raison élargie, sur l’unité du savoir et la mission cruciale de l’université, c’est au contraire respecter le concret et ses exigences.
Notes
1 NEWMAN, J. H. L’Idée d’université, définie et expliquée. Les discours de 1852, traduction d’Edmond Robillard et Maurice Labelle, Paris, Desclée de Brouwer, 1968, respectivement p. 29-30; p. 88; p. 85-96; p. 430.
2 Voir la célèbre finale de John Maynard Keynes : « […] The ideas of economists, and political philosophers, both when they are right and when they are wrong, are more powerful than is commonly understood. Indeed the world is ruled by little else. Practical men, who believe themselves to be quite exempt from any intellectual influences, are usually the slaves of some defunct economist. Madmen in authority, who hear voices in the air, are distilling their frenzy from some academic scribbler of a few years back. [...] Soon or late, it is ideas, not vested interests, which are dangerous for good or evil » (The General Theory of Employment, Interest and Money, London, 1936, p. 383-384).
3 MORIN, Edgar. La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Fayard, 2011, p. 145.
4 MORIN, Edgar. Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, p. 47.
5 HÖSLE, Vittorio. Philosophie de la crise écologique, traduction et notes de Matthieu Dumont, avec la collaboration de Danic Parenteau, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2011, p. 29.
6 CONCHE, Marcel. Quelle philosophie pour demain?, Paris, Presses Universitaires de France, 2003, p. 118.
Thomas De Koninck est diplômé d’Oxford (M.A. Lit. Hum., 1963) et de Laval, (PH. D. 1971) et récipiendaire de prix prestigieux – prix La Bruyère de l’Académie Française, 1996, pour l’ouvrage, De la dignité humaine; prix d’excellence en enseignement de l’Université Laval, 2002-2003; médaille Gloire de l’Escolle, Université Laval, 2010; prix du Livre de l’Association canadienne de philosophie, 2013, pour l’ouvrage intitulé Questions ultimes – Thomas de Koninck est titulaire de la Chaire La philosophie dans le monde actuel, à l’Université Laval, depuis 2004. Son prochain ouvrage, Dieu au tribunal de la raison, sera publié en 2014 aux Éditions Boréal.