Par Elaine Champagne – 1er août 2021
Cet article propose de mettre en œuvre une approche narrative pour reconnaître et soutenir la vie spirituelle des enfants et des jeunes à partir de l’expression de deux dimensions de leur expérience liées à la spiritualité : sens et relationnalité.
Les enfants aussi sont spirituels
Depuis une vingtaine d’années, il est possible de constater et de se réjouir d’un intérêt grandissant pour la vie spirituelle des enfants et des jeunes. La spiritualité ne concerne pas seulement les adultes : comment les enfants comprennent-ils le monde dans lequel ils vivent et les événements qu’ils traversent? Comment expérimentent-ils leurs relations avec les autres? Quelle place ces relations occupent-elles dans leur existence? Comment se perçoivent-ils eux-mêmes? Quel sens ont-ils de leur valeur? De leur importance pour leur entourage, au présent? Se savent-ils aimés? Ont-ils des mots, des images, des histoires, des gestes – en somme, des ressources langagières – qui leur permettent de reconnaître, d’exprimer et de nourrir leur relation au transcendant, à ce qui nous dépasse tous infiniment, et que certains appellent « Dieu »?
L’intérêt pour tenir compte et prendre soin de la dimension spirituelle de l’expérience des enfants (et pas seulement de leurs parents), ne grandit pas seulement chez les intervenants en soins spirituels (ISS) en milieux de santé, mais aussi dans un grand nombre de professions médicales, comme en témoignent les publications académiques sur le sujet. Il va sans dire que la question touche aussi bien sûr de très nombreux parents et grands-parents qui désirent soutenir leurs enfants dans leur développement spirituel, alors qu’ils traversent peut-être des moments difficiles.
Tout de suite, une question surgit de partout : oui, mais comment faire? Comment soutenir Luca ou Josiane dans leur expérience et dans leur développement spirituel, alors qu’ils viennent de subir un accident, de recevoir un diagnostic sévère? Comment les accompagner spirituellement alors qu’ils vivent avec de multiples handicaps qui limitent peut-être gravement leurs capacités à communiquer, ou alors qu’ils approchent la fin de leur vie et font face de manière si prématurée au mystère de la mort?
Diagnostiquer le spirituel
Comme pour les adultes, mais adaptés à leur âge et à leur développement, des outils « diagnostiques » du spirituel ont été élaborés pour offrir des repères au personnel soignant et favoriser l’écoute et le dialogue avec les enfants ou les jeunes et leurs parents. Alvarenga (2017) ramène quelques-uns de ces instruments utilisés en soins infirmiers, par exemple. Plusieurs de ces approches cherchent à faciliter la communication avec les enfants et les jeunes. Elles visent aussi à soutenir l’attention à la dimension spirituelle, selon « les étapes de leur développement, leur expérience de vie et les contextes familiaux et socioculturels » (Alvarenga, 2017 : 437). Ces outils sont précieux et utiles. Mais s’il est essentiel de prendre soin du spirituel en milieu de santé, la dimension spirituelle n’est pas toujours à soigner. Ce n’est pas uniquement parce qu’elle serait pathologique (comme le laisse entendre par exemple le terme détresse spirituelle) qu’il sera nécessaire de l’inclure dans l’approche de soins, mais bien parce qu’elle contribue à éclairer et soutenir, questionner et transformer la personne (enfant ou adulte) dans son expérience de maladie, et dans son effort d’accomplir une vie humaine signifiante. Cela est particulièrement vrai chez les enfants.
Au sujet de la spiritualité, il est possible, plutôt que de parler de diagnostic, de parler d’interprétation. Les termes ne sont pas synonymes, même si des liens peuvent être envisagés. Un médecin interprète des symptômes pour formuler un diagnostic; un musicien interprète une œuvre; un interprète traduit dans une autre langue ce que dit une personne; une personne ou un accompagnateur spirituel interprète une expérience spirituelle : en effet, l’action engagée n’est pas tout à fait la même.
En ce qui nous concerne, la question est de savoir comment envisager la vie spirituelle de manière plus quotidienne, comme une ressource disponible dans les bons et les moins bons moments. Le travail d’interprétation spirituelle peut servir à cela. Et ce travail passe souvent par la narration.
Raconter pour faire sens
En fait, une caractéristique de la spiritualité qui n’est peut-être pas assez prise au sérieux en milieu de santé, c’est qu’elle est au mieux lorsqu’elle se raconte. La vie spirituelle se vit toujours par une personne, dans une situation, un contexte, un moment, un lieu, avec d’autres. Elle possède tous les ingrédients des récits. Et, chose étonnante, c’est lorsqu’elle se raconte qu’elle fait sens, se rajuste, se renforcit et chemine.
C’est pourquoi je voudrais proposer brièvement ici une approche explicitée par un collègue théologien australien (Hyde, 2020) pour reconnaître les expressions de la vie spirituelle des enfants. Cette approche met justement à profit la mise en récit, la narration de ce dont nous pouvons être témoins, comme adultes, de l’expression de la vie spirituelle des enfants et des jeunes. Les enfants ou les jeunes pourront exprimer une parole ou témoigner d’une attitude relationnelle que nous interprétons comme spirituelle. Prendre le temps de la raconter, à l’enfant, aux parents ou en équipe de soins (selon les règles de confidentialité bien sûr), pourrait peut-être contribuer simplement à l’accompagnement spirituel des enfants et des jeunes… Mais pas n’importe comment! C’est pourquoi quelques réflexions et remarques s’imposent!
Interpréter l’expérience | défis et richesses
Quelques concepts pourront aider à clarifier les enjeux de la démarche proposée par Hyde. J’irai à l’essentiel et j’adapterai le contenu en milieux de santé. D’un point de vue méthodologique, l’approche de Hyde s’inscrit en phénoménologie herméneutique. Qu’est-ce que cela signifie? La phénoménologie fait référence à la réflexion sur l’expérience, alors que l’herméneutique renvoie ici au travail d’interprétation de cette expérience. La phénoménologie s’intéresse à un phénomène tel qu’il apparaît à la conscience des personnes qui le vivent et qui en parlent : la maladie, la joie, la mort, la spiritualité, etc. L’herméneutique renvoie ici à la manière de chercher et de valider l’interprétation de l’expérience perçue.
La phénoménologie herméneutique permet donc d’aborder l’interprétation de l’expérience (spirituelle) telle qu’exprimée par les enfants ou telle qu’elle apparaît aux adultes (parents et soignants), témoins de l’expression de cette expérience par les enfants. Nous avons donc des outils méthodologiques qui permettent de ne pas faire n’importe quoi, n’importe comment, au sujet de la vie spirituelle. Mais qu’est-ce que ce jargon peut bien signifier concrètement? Encore un mot d’abord pour clarifier le terme spiritualité.
L’European Association of Palliative Care propose une définition de la spiritualité très proche des fruits du travail de consensus international engagé par Puchalski (2014).
La spiritualité est cette dimension dynamique de la vie humaine qui réfère à la manière dont des personnes (individu ou communauté) expérimentent, expriment ou cherchent sens, but et transcendance [à leur existence] et à la manière dont ces personnes sont en relation au présent, à soi, aux autres, à la nature, à ce qui est important ou au sacré1.
La spiritualité renvoie donc au sens et à la relationnalité comme expériences. Si nous sommes attentifs à tenir compte de l’expérience des enfants et des jeunes, la quête de sens n’est pas restreinte au fruit d’un processus rationnel, mais pourrait se comprendre comme l’expérience d’une recherche de justesse et de cohérence au présent, selon le contexte vécu. La réponse (par exemple : paroles et comportements) d’une personne à ce qui est vécu au présent est alors cohérente avec la représentation, le sens qu’elle donne à cet événement. Ainsi, même si les jeunes enfants ne pensent pas comme nous, ils font sens de ce qu’ils vivent. Ils interprètent.
Par ailleurs, lorsqu’il est question de la spiritualité des enfants, c’est habituellement la dimension relationnelle qui est le plus mise en valeur. Comment se vit l’expérience de la relation à soi, aux autres, au monde et à ce qui nous dépasse infiniment témoigne profondément de la vie spirituelle des enfants et des jeunes. La spiritualité se reconnaît à la manière dont ces expériences (sens et relations) s’expriment et se communiquent.
Tout comme il est impossible d’avoir directement accès à la vie d’une personne malade, mais que son état se reconnaît à des signes, de même la vie spirituelle est toujours interprétée. Nous pouvons reconnaître les signes de l’expérience spirituelle d’un enfant ou d’un jeune dans une écoute compatissante : sens et relationnalité font écho en nous. C’est cela même qui nous permet d’identifier un signe de la spiritualité de la personne écoutée. Mais le fait que ce soit notre « résonnance » à l’expression de l’expérience d’un autre qui soit repère augmente drastiquement le risque de projeter notre propre spiritualité sur la personne écoutée. Ce qui résonne en nous correspond aussi à notre propre spiritualité. Il est donc nécessaire de toujours vérifier si notre écoute est bien ajustée, et d’être attentif au fait que les plus jeunes enfants ou les jeunes très malades ne pourront pas toujours clairement rajuster le tir, voire nous contredire, au besoin. Qu’est-ce qui nous appartient? Qu’est-ce qui vient de l’autre? Il demeure essentiel de respecter (et d’accueillir) la vérité de l’autre, la vérité de son expérience, telle qu’elle apparaît à l’autre.
Des vignettes de spiritualité
Dans un contexte scolaire soucieux du soutien spirituel des enfants et des jeunes, Hyde propose que les éducatrices et éducateurs prennent note de « vignettes », de courts moments qui témoignent selon eux de la spiritualité des enfants. Les éducatrices se rendent attentives à ce que les enfants expriment de leur expérience (sens et relations) et qu’elles interprètent comme spirituel. En même temps, elles se rendent attentives à leur propre expérience pour aider à distinguer les deux. Et elles rédigent le tout comme un court récit de quelques lignes, comme on raconte un événement.
Les courts récits servent alors d’outils de conscientisation de la spiritualité des enfants : ils orientent et soutiennent l’attention à la spiritualité, en favorisent la reconnaissance, mais aussi permettent de s'interroger sans menace sur cette interprétation. Beaucoup plus qu’une recherche de precious moments spontanés, riches d’affection et d’émotivité, l’écoute de l’expression spirituelle des enfants demande (exige!) de considérer chaque enfant dans toute sa dignité, dans toute son unicité. Cette attitude permet de mieux favoriser le développement de la vie spirituelle des enfants et des jeunes, pour une vie épanouie.
Raconter la spiritualité constitue certainement un moyen très riche de prendre conscience et de reconnaître la vie spirituelle des enfants. L’approche nous demande d'être attentif à la spiritualité. Elle demande aussi à développer la capacité à se questionner sur notre propre spiritualité et à se rendre accueillant de la perspective de l’autre, de son interprétation. En retour, l’écoute et la reconnaissance du spirituel peuvent renforcir et soutenir cette part si précieuse de la vie des enfants et des jeunes.
Cette approche – comme toutes les approches – demande exercice, reprise, ajustements, perfectionnements… Les enfants sont nos maîtres, eux qui aiment tant raconter! Et les ISS, spécialistes de l’accompagnement spirituel, pratiquent ce travail de narration sous différentes formes, possiblement avec d’autres appellations. Au final, une invitation est lancée : « Et si on se racontait la vie spirituelle? »
Note
1 EAPC, « Spiritual care ». « Spirituality is the dynamic dimension of human life that relates to the way persons (individual and community) experience, express and/or seek meaning, purpose and transcendence, and the way they connect to the moment, to self, to others, to nature, to the significant and/or the sacred ».
Références
De Andrade Alvarenga, W. et al. (2017) : « The possibilities and challenges in providing pediatric spiritual care », Journal of Child Health Care, 21/4, 435-445.
European Association for Palliative Care (n.d.): « Spiritual Care ». [En ligne]. https://www.eapcnet.eu/eapc-groups/reference/spiritual-care/ (page consultée le 11 mai 2021).
Hyde, Brendan (2020): « Evoking the spiritual through phenomenology: using the written anecdotes of adults to access children’s expressions of spirituality », International Journal of Children’s Spirituality, 25/3-4, 197-211.
Puchalski, Christina et al. (2014): « Improving the Spiritual Dimension of Whole Person Care: Reaching National and International Consensus », Journal of Palliative Medicine, 17/6, 642-656.
Elaine Champagne est professeure et titulaire de la chaire de leadership en enseignement en théologie spirituelle et spiritualités de la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l'Université Laval. Elle a également travaillé comme intervenante en soins spirituels (ISS) en milieux pédiatriques. Ses recherches actuelles portent entre autres sur l'accompagnement spirituel en pédiatrie et la spiritualité des enfants.