L’enfant et la science de l’enfance

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Par André Turmel – 1er août 2021

« Un homme passe sa vie à guérir de son enfance », Jacques Brel

Les milieux scientifiques ont mis du temps à s’intéresser à l’enfant comme sujet légitime de recherche scientifique. L’auteur tente d’en suivre la trace en six étapes distinctes qui marquent l’entrée de l’enfant dans le champ scientifique.


Comment se présente, au tournant du XXe siècle et selon le langage de l’époque, le développement dit mental de l’enfant dès lors que son développement physique semble de mieux en mieux maîtrisé avec l’avancée des connaissances scientifiques à cet égard? Il faut d’abord rappeler que les milieux scientifiques ont mis du temps à s’intéresser à l’enfant comme sujet légitime de recherche scientifique. Néanmoins, une science de l’enfance voyait peu à peu le jour à cette époque. Je vais tenter d’en suivre la trace en six étapes distinctes qui marquent l’entrée de l’enfant dans le champ scientifique.

Le premier moment de cette science de l'enfance est l'observation clinique de l'enfant au 18e siècle, appariée avec la mise en place du dispensaire comme lieu privilégié d'observation clinique des maladies infantiles. Cette observation clinique se fait autour de la table d'anatomie d'où sont rendus visibles les différents mécanismes internes du corps humain. Les symptômes sont ensuite enregistrés, décrits de manière exhaustive puis classés, ce qui est caractéristique de la médecine hippocratique. Au Siècle des lumières, l'essor de la clinique s’accompagne au début du 19e siècle, à Paris, du début de la médecine anatomo-pathologique, notamment à l'Hôpital des enfants malades (1802), identifiant les maladies par un type de lésion sur un type d'organe. Le Traité des maladies des enfants nouveau-nés et à la mamelle de C.-M. Billard en est une manifestation.

De plus, le dispensaire s’avère une institution typiquement britannique - que l'on retrouve aux États-Unis et au Canada - et à laquelle, par analogie, la Consultation des Nourrissons de Budin et d'autres cliniques françaises apparentées peuvent correspondre; d'où une préférence marquée des Britanniques pour la forme du dispensaire plutôt que celle de l'hôpital pour enfants, forme française par excellence. Les premiers dispensaires furent créés dans l'Angleterre du 18e siècle, Dispensaire pour les enfants pauvres en 1769 par le Dr G. Armstrong: la grande variété des cas traités est consignée dans un registre avec les thérapies appliquées; élaboration de protocoles de soins validés par l'expérience, consultation gratuite quasi quotidienne, puis retour à la maison. De la sorte, le regard est différent de l'hôpital, bien qu'il s'apparente au regard clinique. Le dispensaire ouvre la possibilité d'examiner l'enfant à une plus grande échelle pour y encadrer plus systématiquement les enfants, les mères et la vie familiale en général.

Le second moment est lié aux grandes enquêtes démographiques du 19e siècle, celles de Quételet, Villermé, Farr et Galton. L'enfance apparaît comme une sous-population aux caractéristiques médico-sociales particulières, donc différente de la population adulte. Le 19e siècle découvre la pensée et le raisonnement statistiques à grande échelle grâce à ces enquêtes empiriques qui mettent en lumière les particularités jusqu'alors inconnues des différents segments de population, dont les enfants. Les concepts statistiques de population et de sous-population deviennent opérationnels dans ce sillage. Ainsi, la condition des enfants - santé, travail, éducation, problèmes sociaux tels que l’abandon, la négligence, la maltraitance, l’enfance en danger, l’absentéisme scolaire, la délinquance - est progressivement dévoilée, sans oublier la longue histoire de la santé des enfants et la lutte laborieuse, mais persistante contre la mortalité infantile.

Les enfants travaillant dans les usines sont les premiers étudiés en Grande-Bretagne. Dans un rapport de 1830, Horner met en place une vaste enquête sur la taille et le poids des enfants, en collaboration avec Cowell. Horner fait appel à 27 médecins affectés à différentes usines pour mesurer 8,469 garçons et 7,933 filles âgés de 8 à 14 ans. Cette étude est la première d'une série d'enquêtes transversales sur la taille et le poids des enfants (Tanner, 1981). L'enquête de Horner met en lumière la dure réalité des enfants de petite taille et de faible poids à la naissance. Elle est considérée comme la source d'inspiration du rapport des commissaires sur l'emploi des enfants en usine en 1833.

Par la suite, une commission parlementaire britannique en 1872 mène un examen systématique à grande échelle de tous les aspects du travail des enfants et des femmes : enregistrement de la taille, du poids et du tour de poitrine, enregistrement des malformations ou des maladies, et comparaison systématique des enfants des usines avec les enfants qui n’y travaillent pas. Les données du rapport montrent que les enfants des usines, âgés de 8 à 11 ans, étaient plus petits que les enfants des zones rurales. L'enquête confirme l'hypothèse selon laquelle les enfants des usines étaient plus petits lorsque mesurés selon les normes en vigueur à l'époque. Quelle que soit la raison - malnutrition sévère de la femme enceinte, malnutrition chronique du nourrisson, faible poids à la naissance, alimentation inappropriée, usage inconsidéré de médicaments, etc. -, il était peu probable que l'on puisse déterminer avec justesse si les enfants souffraient d'insuffisance pondérale.

En France, rappelons deux éléments des recherches de Villermé. D’abord, le lien entre la mortalité infantile (MI) brute et le revenu moyen : la MI étant plus élevée jusqu'à un tiers chez les pauvres. Puis, l'association entre taux de mortalité et classes sociales est considérée comme une avancée remarquable. Villermé était très préoccupé par le travail des enfants et les souffrances qui y sont associées.

Le troisième moment concerne la période darwinienne. L'un des principaux arguments de Darwin est que les enfants humains acquièrent rapidement la capacité d'appréhender les personnes qui s'occupent d'eux, bien avant de comprendre leur langue maternelle. Ces thèses darwiniennes suscitent un débat animé dans Mind et Cornhill Magazine avec Sully, Taine, Galton éventuellement. « Notre époque est scientifique, et la science a jeté son regard inquisiteur sur l'enfant...nous parlons du début de l'investigation soigneuse et méthodique de la nature de l'enfant par des hommes formés à l'observation scientifique. » (Sully, 1895 cité par Prout, 2005: 45)

Cet appel à la science doit cependant être examiné de près, ne serait-ce que parce qu'il s'agit avant tout d'une conception datée de la science, très linéaire, centrée sur la découverte et l'énoncé de lois universelles du développement humain ou de connaissances universelles, analogues aux lois des sciences naturelles. « La théorie de l'évolution par la sélection naturelle produit le contexte dans lequel la biologie statistique est introduite, et dans lequel elle a depuis été développée de la manière la plus fructueuse. » (Porter, 1986: 134) Cette conception distincte de la connaissance scientifique est susceptible de généraliser les prédictions testées par l'observation et l'expérimentation. Le moment darwinien contribue à ancrer profondément et à légitimer la conception biologique de l'enfant comme phénomène naturel: « Il reliait les études sur la petite enfance à une vaste perspective biologique. » (Prout, 2005: 46) La perspective darwinienne ancre les études sur l'enfance dans le biologique.

Les conséquences sont donc considérables. Outre l'identification de l'enfance comme phénomène biologique naturel, observé, entre autres, dans les similitudes entre la soi-disant vie mentale des enfants et celle des peuples primitifs (Hendrick cité par Prout, op.cit.), on convient que cette tendance biologique générale donne à l'enfance une visibilité exceptionnelle à cette époque.

Le quatrième moment renvoie à Pasteur et aux grandes découvertes scientifiques de la seconde moitié du 19e siècle ; on pense aussi à Koch et Fleming. Elles ne concernent pas spécifiquement l'enfant, mais elles ont des répercussions décisives sur la vie des enfants en constituant un préalable nécessaire et incontournable à l'émergence du modèle de l'enfant adossé à la science et inséré dans la connaissance scientifique. À travers la pasteurisation (ou débactérisation du lait et des aliments), la vaccination, la stérilisation, l'immunisation, le facteur microbien apparaît comme responsable des maladies, notamment infantiles. Aussi, en quelque sorte, les germes, la putréfaction, l'infection et l'asepsie/antisepsie sont les principales causes des maladies. Cette impulsion accentue la conception biologique de l'enfant déjà prédominante à l'époque et contribue notamment à une rationalisation inévitable de l'enfance, tant dans sa prise en charge que dans son encadrement.

Le cinquième moment instaure une politique de recherche systématique de l'enfance par les médecins tout d'abord dans les hôpitaux et les universités américaines. La comparaison des enfants dans de vastes enquêtes ouvre des possibilités de connaissances originales. Les normes de croissance sont directement liées à ces possibilités, tant par le biais des enfants britanniques travaillant dans les usines que par celui des enfants esclaves américains. L'enquête sur la mesure de la taille et du poids des esclaves noirs américains qui débute après l'abolition de la traite des esclaves en 1807 en constitue le véritable tournant. Cette enquête apporte un éclairage crucial sur les conditions de vie de ces esclaves et leur état nutritionnel. L'enquête a également fourni un moyen de mesurer la taille et le poids des esclaves.

Ces données proviennent d'une enquête sur le travail des enfants dans les usines et sont destinées au contrôle des enfants. Elles sont très révélatrices des conditions des esclaves, de leur vie et de leur état nutritionnel. Par rapport à l'enquête Hormer, les enfants esclaves sont plus grands, tant pour les garçons et les filles, que les enfants travaillant dans les usines. Les enquêteurs furent stupéfaits de constater que les enfants britanniques travaillant en usine étaient plus petits en taille et en poids que les enfants d'esclaves noirs américains, qui travaillaient plus durement dans les grandes plantations de coton des États esclavagistes du sud des États-Unis. « Ces études alimentent les commentaires des observateurs anglais dans les années 1830 et 1840 selon lesquels la condition physique des enfants anglais travaillant dans les usines était pire que celle des enfants des esclaves américains. » (Tanner, 1981: 168)

Peu à peu, une nouvelle image de l'enfant, jusqu'alors inconnue, émerge de ces enquêtes. Une assise statistique permet de comparer les enfants et donc d'élaborer des normes de croissance, permettant ainsi à l'idée même d'enfant normal - ou moyen - de prendre forme et de se consolider. Les enquêtes de Bowditch et celles de C. Roberts posent ainsi le problème d'un cadre international de comparaison au moyen de graphiques de la taille normale des enfants à différents âges, ce qui a désormais des conséquences déterminantes comme on peut l'imaginer.

Le sixième et dernier moment a trait à l'irrésistible ascension de la psychologie dans le domaine de l'enfance, moment nommé Binet- Gesell – Piaget. Dans le cadre de la scolarité obligatoire, les autorités pédagogiques rêvent d'une formule pour classer les enfants sur une base prétendument scientifique. Sous l'égide de la psychologie, le mouvement du quotient intellectuel (QI) développe une méthode pour sélectionner et classer les enfants en fonction des exigences de leurs institutions et pour le bien de l'enfant. Binet propose une différence claire entre intelligence et pensée. Son concept d'intelligence est expliqué en termes de structuration et de restructuration de l'expérience sensorielle (Reeves, 1965: 242). Les tests de Binet sont basés sur la compréhension des capacités de l'enfant et leur mesure: logique, mémoire, langage, jugement, pensée abstraite. Il met de l’avant la notion de niveau intellectuel afin de mesurer l’aptitude mentale de l'enfant à effectuer des tâches précises par rapport à son âge chronologique (Avanzini,  1969).

La nouveauté de Binet consiste en un dispositif d'évaluation de l'intelligence qui tienne compte de la relation stable entre capacités mentales et âge chronologique, produisant ainsi une analyse empirique pour classer les enfants en fonction de leurs capacités et en adéquation avec leurs capacités mentales d’après leur âge: mémoire, compréhension, attention et capacité de les comprendre. Le test est utilisé pour classer les enfants vis-à-vis leurs pairs, puis à la courbe normale de développement. (Wooldridge, 1995) L'âge, étant déjà un paramètre de la croissance physique, devient la pierre angulaire du développement mental. Bien que ce problème ne concerne pas exclusivement le retard et la déficience intellectuelle, le test s'avère efficace et maîtrisable pour l’ensemble des enfants. Il devient un système de classification de l'enfant à l'école: déficient, lent, normal et surdoué. (Binet, 1907 et 1908)

Dans le cadre du développement de l'enfant, la pédiatrie se tourne peu à peu vers l'hygiène mentale, même si cette notion était quelque peu nébuleuse au tournant du 20e siècle. Un modèle holistique de l'enfant se dessine peu à peu, dans lequel l'hygiène mentale devient une composante essentielle du développement de l'enfant, de sa conception jusqu’à l'adolescence. Gesell identifie des critères comportementaux considérés comme des normes pour le développement dit mental des enfants selon les catégories d'âge. (Gesell, 1912) Ainsi, une meilleure connaissance de l'enfant s’avère essentielle tant pour la réforme de la protection que pour la valorisation de l'éducation des enfants. Le déplacement progressif des chercheurs de l'enfant anormal ou arriéré vers l'enfant normal s'inscrit dans une transformation plus vaste de la notion d'une population nationale.
 

Références

Avanzini, G. (1969). Alfred Binet et la pédagogie scientifique, Paris: Vrin.

Gesell, A. and Gesell, B. C. (1912). The Normal Child and Primary Education, London: Ginn.

Porter, T. M. (1986): The Rise of Statistical Thinking, 1820-1900, Princeton: Princeton University Press.

Prout, A. (2005). The Future of Childhood, London: Routledge Falmer.

Tanner, J. (1981). A History of the Study of Human Growth, Cambridge: Cambridge University Press.

Wooldridge, A. (1995). Measuring the Mind. Education and Psychology in England, 1860-1990, Cambridge: Cambridge University Press.
 



André Turmel est professeur associé au département de sociologie de l'Université Laval. Il poursuit depuis plusieurs années des recherches sur l'enfance dans la perspective d’une sociologie historique de l’enfance, en partie centrée sur l’émergence d’une catégorie autonome de l’enfance et ses diverses conséquences. Il se penche plus particulièrement sur l'enfance comme institution, notamment dans les rapports entre science-normalité-enfance à travers la médiation essentielle des artefacts.
 




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