Par Paul Langlois – 1er août 2021
Grandir dans la dignité, c’est pouvoir traverser les saisons de la vie sans être emporté par le mauvais temps qui passe. Pour la jeunesse, cette croissance dépend d’enjeux de sécurité, de développement sain, de transition réussie à la vie adulte. L’effort collectif pour y arriver apparaît de taille.
L’entrée en vigueur de la Loi sur la protection de la jeunesse, il y a plus de 40 ans, ouvrait la voie à un vaste chantier qui, au cours des décennies, a tenté de jeter les bases d’une société plus juste et soucieuse du bien-être de ses enfants. À hauteur variable, elle a mobilisé comme elle a pu les établissements de santé et services sociaux, le milieu de la justice, les ressources d’aide et de soutien aux jeunes et aux familles en difficulté. Le Québec s'interroge encore aujourd’hui sur le rôle actif que doit jouer chaque citoyen quant au sort de ses enfants.
Au printemps de la jeunesse | la sécurité
Si un seul souhait devait être exaucé à propos du sort de tous les enfants, ce serait bien celui de les voir naître et grandir dans un environnement sécuritaire, dans un « véritable cercle de bienveillance » (CSDEPJ, 2021). C’est ainsi qu’il faut d’abord comprendre l’essence du rôle du directeur de la protection de la jeunesse (DPJ) qui se décline sur deux axes: un rôle d’exception bien sûr, visant par ses actions à mettre un terme aux situations de compromission de la sécurité et du développement des enfants; un rôle social aussi, impliquant cette fois qu’il rappelle à la société québécoise qu’elle a une responsabilité collective à l’endroit de ceux-ci.
Force est de constater que l’enjeu du maintien du rôle d’exception du DPJ est toujours présent. Le phénomène de la hausse des signalements donne une illustration concrète du défi à relever. En fait, deux accélérations de l’augmentation du taux de signalements reçus ont été constatées ces dernières années: l’une à partir de 2007 avec le nouveau cadre de la Loi entraînant une hausse en provenance du réseau scolaire, des services de garde, des milieux policiers ainsi que des services sociaux de première et deuxième ligne; l’autre après 2015, à la suite des changements majeurs dans l’organisation du réseau de la santé et des services sociaux (création des Centres intégrés de santé et de services sociaux à l’intérieur desquels œuvrent actuellement les DPJ).
Concrètement, entre 2005 et 2018, on observe une augmentation du nombre de signalements reçus de 55,5% (signalements reçus par mille jeunes). En contrepartie, pour la même période, les taux de signalements retenus diminuent, et, parmi eux, les situations compromises demeurent relativement stables (Tarabulsy et coll., 2020). Plus simplement, la Direction de la protection de la jeunesse devient une porte d’entrée pour l’obtention de services auxquels on devrait avoir accès autrement. D’un autre côté, les interventions de prévention ont elles aussi payé le prix pour les années difficiles traversées récemment en subissant une diminution importante des ressources en petite enfance et en santé publique (Poirier et coll., 2019).
On observe heureusement un nouvel éveil sur ces questions avec le message explicite de la Commission spéciale sur le droit des enfants et la protection de la jeunesse. Si, d’une part, le DPJ doit impérativement retrouver son caractère d’exception, d’autre part, il y est dit qu’on doit agir en amont de l’entrée en protection de la jeunesse et tenter de franchir le cap de la prévention en s’appuyant sur une offre de services sociaux en première ligne structurée et efficace (CSDEPJ, 2021).
À l’été de la jeunesse | le développement
Une autre condition contribue à l’épanouissement de l’enfant sur la route sinueuse qui s’impose à lui. Dans l’univers de la protection de la jeunesse au Québec, cette condition a trait à la stabilité, à la continuité des soins, à la permanence, aux durées de placement raisonnables en milieu de vie substitue, à la notion de temps chez l’enfant. Récemment, la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse reprenait cette thématique en parlant de l’importance pour l’enfant d’avoir une « famille pour la vie » qui le soutient et l’accompagne (CSDEPJ, 2021).
Tous conviennent que l’enfant doit pouvoir tirer profit d’un parcours marqué par la permanence des soins et l’attachement confiant qu’offrent les adultes autour de lui. En protection de la jeunesse, l’enjeu pour le respect de cette condition dépend de la capacité des acteurs impliqués de concilier l’objectif de l'intérêt fondamental de l’enfant et celui du maintien de l’enfant dans sa famille, une dualité qu’impose le cadre de la loi. Malheureusement, un certain nombre de familles faisant l’objet d’une intervention du DPJ demeurent imperméables à l’aide apportée, sans pouvoir, en contrepartie, garantir à l’enfant l’environnement susceptible de préserver sa sécurité ou son développement. Pour faire face à cette difficulté, le législateur a introduit en 2006 des durées maximales d’hébergement après quoi un projet de vie durable, alternatif au maintien dans le milieu familial, est considéré. Elles sont de 12 mois si l’enfant a moins de deux ans; 18 mois si l’enfant est âgé de deux à cinq ans; 24 mois si l’enfant est âgé de six ans et plus.
L’accès à une « famille pour la vie » n’en demeure pas moins parsemé d’embûches pour plusieurs enfants moins favorisés. Bien que la Loi se dote de mesures pour soutenir leur stabilité, on constate que nombre d’entre eux vivent plutôt de l’instabilité, que le pouvoir discrétionnaire des juges fait loi en la matière (Fauteux, M., 2011), qu’un manque cruel de ressources d’accueil perdure pour la concrétisation d’un projet de vie durable. Les aléas d’un monde trop changeant autour de ces enfants réduisent d’autant leurs chances d’accéder à une vie riche, digne et pleine de promesses. Cette fois, l’effort concerté nécessaire interpelle davantage les milieux de la justice et du social qui doivent faire leur devoir pour réunir les conditions d’un projet de vie alternatif.
À l’automne de la jeunesse | la transition à la vie adulte
Pour conclure son parcours, l’enfant presque adulte doit lui aussi franchir un nouveau palier chargé de difficultés. Bien que, depuis 2001, la tendance au sein de la population en général est de voir l’oisillon quitter le nid familial de plus en plus tardivement, à contrario, les quelque 2000 jeunes qui quittent chaque année un placement après 18 ans vivent cette transition de manière accélérée, sans disposer du niveau d’autonomie requis pour y faire face (CREVAJ, 2019a). À quoi reconnaît-on un passage réussi à la vie adulte, outre la question d’une transition prolongée ou précipitée? On peut dire sans se tromper que, pour le jeune, ce passage se caractérise notamment par l’accès à un niveau suffisant de scolarisation ou de formation, l’accès à de bons soins de santé, l’accès à un logement adéquat.
Qu’en est-il à ce propos pour les jeunes placés en protection de la jeunesse? L’étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés (CREVAJ, 2019a) indique que 17,1% des participants de l’étude étaient inscrits en secondaire cinq, comparativement à 75% des jeunes Québécois et 53,3% des jeunes issus de milieux défavorisés. Par ailleurs, on observe que 28% des jeunes en début de placement avaient pris un médicament en santé mentale (anxiété, dépression, tranquillisant, psychostimulant) comparativement à 3 ou 8% des jeunes du même âge au secondaire (ACJQ, 2015). Au terme du placement, un jeune sur trois est en précarité de logement tandis qu’un jeune sur cinq a connu au moins un épisode d’itinérance visible (CREVAJ, 2019b). Rappelons que ces difficultés s’ajoutent au cumul des traumas subis au cours de leur trajet singulier. Faut-il alors s’étonner de découvrir de jeunes adultes qui se lancent dans la vie avec pour tout bagage un important trouble de l’attachement, un fonctionnement social inadéquat, la conviction profonde d’évoluer dans un monde dangereux.
Une sortie honorable du système de la protection de la jeunesse ne peut se faire qu’en soutenant les efforts visant à renforcer les liens durables entre le jeune et sa communauté. C’est certainement le sens de l’une des recommandations de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse lorsqu’elle suggère de mettre en place un programme de soutien post-placement jusqu’à l’âge de 25 ans aux jeunes en transition vers l’autonomie, et ce par différentes mesures: soutien au logement, scolarisation et qualification professionnelle, revenu, soutien social et communautaire, accès aux services de santé et services sociaux (CSDEPJ, 2021). Il s’agirait ici d’aller plus loin que l’offre actuelle du Programme qualification des jeunes (PQJ) qui accompagne les 16-19 ans dans leur transition à partir de critères d’admissibilité pour le moins restrictifs.
Priorités d’action
Le point de départ des actions à poser pour un véritable adoucissement du sort des enfants au Québec serait de considérer d’abord la tranche d’âge des enfants les plus à risque, celle des 0 à 5 ans. En fait, « nous sommes capables d’améliorer […] le développement des enfants, l’intégration socio-économique des familles, le sentiment de compétence, le bien-être, la santé mentale des parents. Nous savons cela, nos lois et nos programmes le veulent » (CIUSSSCN, 2020). Paradoxalement, malgré cette volonté exprimée sur papier, les dernières années montrent que nous n’avons pas agi en ce sens.
Outre la question des choix budgétaires posés au cours de ces années, notre capacité d’agir fut aussi entravée par cette difficulté de pouvoir réunir les conditions essentielles d’un projet de vie stable et durable pour l’enfant. Les meilleures attentions portées à son endroit perdent en force et en intensité si la stabilité n’est pas au rendez-vous, si les milieux de vie se succèdent au cours de ces années résolument critiques pour son développement.
Mais encore, le cumul des points perdus sur le terrain de la course à obstacles que constitue l’existence de ces jeunes presque adultes, impose que nous ne l’abandonnions pas au fil d’arrivée de ses 18 ans. Le jeune sorti tout droit du système de la protection de la jeunesse doit être soutenu jusqu’à ce qu’il puisse accéder à la stabilité qui a tant fait défaut jusqu’ici. Nous connaissons les ingrédients d’une telle stabilité: une éducation, une formation, un bon emploi, un revenu décent, un logement adéquat, un réseau social bienveillant autour de lui.
Références
ACJQ (2015). Santé des adolescents hébergés en centres de réadaptation des centres jeunesse au Québec, Rapport de recherche, Montréal.
CIUSSS de la Capitale-Nationale (2020). Doter la première ligne des ressources nécessaires au renforcement de son action préventive et redonner à la Loi sur la protection de la jeunesse son caractère d’exception, Mémoire présenté à la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, Québec.
CREVAJ (2019a). Étude sur le devenir des jeunes placés: Rapport sommaire de la vague 1, Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés, <http://edjep.ca/wp-content/uploads/2018/11/rapport_sommaire.pdf>
CREVAJ (2019b). Étude sur le devenir des jeunes placés: Stabilité résidentielle, instabilité résidentielle et itinérance des jeunes quittant un placement substitut pour la transition à la vie adulte, Étude longitudinale sur le devenir des jeunes placés, <http://edjep.ca/wp-content/uploads/2019/11/Consultez-le-rapport-en-cliquant-ici.pdf>
CSDEPJ (2021). Instaurer une société bienveillante pour nos enfants et nos jeunes, Québec.
FAUTEUX, M. (2011). L'article 91.1 de la Loi sur la protection de la jeunesse, trois ans plus tard: la Cour d'appel tranche, SOQUIJ, L'Express, vol. 2, no 7, 18 février [en ligne].
POIRIER, L.-R., R. PINEAULT, M. GUTIÈRREZ, L-.P. VIEN ET J. MORISSET (2019). Évaluation de la mise en œuvre du Programme national de santé publique 2015-2025: analyse de l’impact des nouveaux mécanismes de gouvernance: rapport d’évaluation, Institut national de santé publique du Québec, Montréal.
TARABULSY, M., M. ROUSSEAU, D. LACERTE, D. CHÂTEAUNEUF et A. VAILLANCOURT (2020). Hausse des signalements à la protection de la jeunesse: Un examen des causes possibles à la grandeur du Québec, CRUJeF, CIUSSSCN, Rapport final déposé au MSSS du Québec, Québec.
Paul Langlois, PhD est agent de planification, programmation et recherche à la Direction de la protection de la jeunesse du CIUSSS de la Capitale-Nationale. Il a œuvré dans le domaine de la protection de la jeunesse au cours des 35 dernières années.