Soins palliatifs | entre prise en charge médicale et créativité

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Par Rozenn Le Berre - 1er avril 2014

La fin de vie soulève des problématiques existentielles, relationnelles et spirituelles fondamentales pour l’être humain. Alors que le modèle traditionnel de prise en charge est centré sur des démarches curatives, l’auteure défend plutôt ici un modèle « créatif » centré sur l’intégration des besoins fondamentaux des patients en fin de vie. C’est l’ensemble du réseau des soins qui pourrait s’enrichir par une telle approche.

 
L’histoire des soins palliatifs témoigne d’une prise de conscience vis-à-vis de la mort et de la fin de vie comme moment singulier de l’existence, appelant de fait un mouvement de réflexion voire de transformation de la médecine. Ce mouvement, à travers son émergence et son évolution, rend compte d’un travail réflexif de la médecine sur elle-même, celle-ci visant alors à retravailler de l’intérieur la notion de soin, non seulement dans sa dimension objective (traitement de la douleur), mais aussi et surtout – peut être d’abord – subjective. En effet, les soins palliatifs développèrent, dès leurs origines, une philosophie qu’on peut qualifier d’humaniste, en insistant particulièrement sur l’attention à la personne, à ses besoins et aspirations morales, existentielles, relationnelles, mais aussi spirituelles. Il s’agit alors, pour ce secteur médical, de mettre le patient au centre de la prise en charge, non seulement comme porteur de blessures à soigner, mais bien comme personne, c’est-à-dire comme auteur de son existence, et ce, jusqu’à son terme.
 
Ricœur, dans son ouvrage posthume Vivant jusqu’à la mort, le montre bien : ce qui est « essentiel » dans l’accompagnement de la fin de vie concerne la capacité à préserver une vie qui existe encore, qui s’affirme et persévère, jusqu’à ses frontières : « Encore vivants, voilà le mot important. […] Ce qui occupe la capacité de penser encore préservée, ce n’est pas le souci de ce qu’il y a après la mort, mais la mobilisation des ressources de la vie à s’affirmer encore1. »
 
Cette attention portée aux enjeux existentiels s’inscrit comme objectif majeur de la prise en charge en soins palliatifs; en effet, il s’agit de s’attacher au suivi et à l’accompagnement d’une période si singulière voire inédite de l’existence qu’elle demande un accompagnement tout aussi spécifique et porté par un souci de l’autre, dans le respect de son altérité, c’est-à-dire de ses convictions, de ses désirs, de son histoire de vie. Son histoire de vie, celle que le patient construit en rassemblant ses souvenirs, en choisissant, en sélectionnant des moments marquants, concerne des relations – celles qu’il a avec sa famille et ses proches –, mais aussi la construction d’une temporalité2, celle-ci incluant l’appréhension de la mort. Cette histoire de vie est alors reçue par des soignants : ceux-ci ont à cœur – sans toujours y parvenir – de l’accueillir, de la respecter, de la saisir dans la globalité de ce qu’elle entend signifier, à savoir ceux qui comptent, ceux sur qui on peut et veut compter, et le temps qui reste, le temps tel qu’il est « habité » à ce moment singulier.
 
Ce récit de vie, qui circule dans l’interaction entre patient et personnel soignant, pose la question du sens de la vie, au moment où le temps se condense vers la survenue de la mort. Peur, appréhension, angoisse, rejet, révolte profonde animent l’être humain devant la mort3… Mais c’est aussi un temps où se révèlent certaines aspirations profondes ou de façon tout aussi fondamentale des envies, des désirs plus fugaces, parfois inattendus, surprenants, voire déstabilisants. C’est un temps où les relations prennent toute leur densité, que ce soit dans le renforcement de liens profonds, sincères et authentiques ou au contraire dans le rejet, l’isolement, le repli sur soi.
 
Tout autant d’enjeux fondamentaux pour concevoir un accompagnement de la fin de vie de qualité. En effet, ne pourrait-on pas dire que l’attention à ces moments chargés d’émotions, de questionnements existentiels et spirituels est d’une importance vitale autant que morale pour le sujet soigné, mais aussi pour ses proches, qu’il s’agira ensuite d’accompagner dans leur deuil?
 

L’identité des soins palliatifs : un travail sur la notion de soin

C’est ainsi parce que la fin de vie soulève des problématiques existentielles, relationnelles et spirituelles fondamentales pour l’humain, car touchant au sens de la vie face à la survenue de la mort et à l’angoisse que celle-ci suscite, qu’il est nécessaire de construire une prise en charge qui non seulement fasse droit à ces enjeux, mais les place au centre de sa visée. C’est alors la notion de soin et tout particulièrement de soin médical qui est interrogée et approfondie, en vue d’affirmer l’identité des soins palliatifs dans sa logique professionnelle comme dans ses valeurs et principes fondateurs, mais aussi de permettre un retour réflexif de l’exercice de la médecine en général. Car là où le curatif trouve sa limite, ne s’agit-il pas encore et toujours, pour la médecine, de déployer une pratique de prendre soin, au sein de laquelle elle s’engage à porter sa compétence scientifique, technique au chevet d’une vulnérabilité blessée? C’est d’ailleurs le sens de ce que promeuvent Jean-Christophe Mino et les auteurs d’un article paru en 2008 lorsqu’ils argumentent en faveur d’une « médecine de l’incurable » :
 

Selon une médecine de l’incurable, agir auprès du patient répond à une triple logique, médicale, compréhensive et éthique. Médicalement, elle vise non seulement à traiter la maladie, mais aussi à limiter autant que faire se peut la douleur, les divers symptômes liés à l’évolution de la maladie, les impacts des déficiences, les conséquences des soins eux-mêmes. Elle cherche, en somme, à apaiser au mieux la souffrance. Par sa dimension compréhensive, elle reconnaît l’importance du travail réalisé par les personnes malades ou par leur entourage, et cherche à amenuiser la charge ainsi que les effets de la maladie et des soins sur la vie quotidienne. Enfin, elle considère le malade comme un acteur à part entière de sa vie et de sa prise en charge4.

 
Cette vulnérabilité renvoie à un corps souffrant, douloureux, mais aussi à une subjectivité en proie à des réflexions existentielles et spirituelles, face à des convictions, des aspirations, mais aussi à des relations, des plus ténues, quotidiennes, voire banales, à celles qui nous semblent plus « essentielles », structurantes, signifiantes. Ainsi, la prise en charge, à ce moment si singulier de l’existence, aussi « banal » – car renvoyant à notre condition humaine – que tragique, se doit d’allier un soin « objectif » à un souci du soin « subjectif » : traitements contre la douleur, soins corporels, attention au confort du patient et à l’utilisation raisonnée et argumentée de traitements dits curatifs en soins palliatifs visent de façon centrale le patient considéré comme sujet5, acteur de son existence, d’une histoire de vie encore à écrire et à affirmer.
 

Reconnaissance et réflexivité : des pratiques créatives en question

Un tel modèle de prise en charge semble appeler un effort de créativité de la part des équipes soignantes en soins palliatifs, notamment vis-à-vis d’une pratique traditionnelle de la médecine davantage centrée sur la démarche curative6. Cela s’est traduit, dès les origines des soins palliatifs, par l’affirmation d’un nouveau segment médical, porteur d’une identité singulière en défendant une conception de la fin de vie et de la mort « pacifiée », c’est-à-dire en conciliant un modèle de prise en charge médicale axé sur la douleur à une attention à la dimension relationnelle et existentielle7. Cette affirmation d’une spécificité de la prise en charge en soins palliatifs comme argument en faveur de la reconnaissance de ce segment au sein du monde médical est toutefois en interrogation constante, l’enjoignant dès lors à se placer dans une posture réflexive quant à ses valeurs, principes et pratiques8.
 
Cet effort réflexif constant se heurte également à la question du soutien institutionnel vis-à-vis de la reconnaissance des soins palliatifs comme pratique médicale légitime, notamment lorsqu’il s’agit d’être intégré au système de soins traditionnel et à son fonctionnement, comme le signale un article de Rose-Anna Foley : « La posture "à contre-courant" de la discipline palliative semble la désavantager dans la quête de reconnaissance comme spécialité médicale à part entière. Ses divergences fondamentales de conception et d’organisation font qu’elle se confronte à l’institution hospitalière et subit de fortes pressions d’adaptation laissant entrevoir le risque d’assimilation et, de fait, de perte de ses spécificités9. »
 
Créativité vis-à-vis de ses propres postures et pratiques, créativité à l’égard de l’institution et des autres services dans lesquels ils sont appelés à intervenir, les soins palliatifs interrogent également l’idée de pratiques créatives lorsqu’il s’agit de penser la construction du processus décisionnel en fin de vie10.
 
La notion de créativité se trouve donc particulièrement intéressante à creuser, sans doute davantage en termes de visée et de finalité de la prise en charge, et ce, dès la formulation d’un projet de soins, que de contenu des traitements, des décisions. En effet, si on entend la créativité et les pratiques qu’elle induit comme capacité à construire le cadre de déploiement de sa propre responsabilité éthique vis-à-vis des finalités poursuivies, les soins palliatifs représentent un lieu d’approfondissement et d’enrichissement de la notion de soin. Le travail mené autour des dimensions relationnelles et existentielles et leur intégration au sein de l’exercice médical est alors un lieu privilégié de déploiement de la responsabilité éthique à l’égard d’une capacité, pour les acteurs, de pouvoir investir créativement leur engagement. Cette capacité, sans présumer d’une forme d’expertise, semble constituer la voie possible, pour les soins palliatifs, d’un élargissement et d’un approfondissement de la réflexion sur le soin, et ce, pour l’ensemble du monde médical.
 

Références

Castra Michel, Bien mourir; Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003.

Foley Rose-Anna, « Du curatif au palliatif; Confrontation et renouvellement des pratiques hospitalières face à la fin de vie », Revue internationale de soins palliatifs, 2010/1 Vol. 25, p. 30-36.

Freud Sigmund, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 2001.

Jacquemin D., Jaud C., Mallet D., Richard J.-F., Choteau B., Routier C., « Entre conformité et créativité : application de la loi Leonetti en unité de soins palliatifs », Médecine palliative; Soins de support – Accompagnement – Ethique, 2013, 12, p. 313-321.

Janssens Rien MJPA, Widdershoven Guy AM, An Ethical Enquiry into the Concept or Palliative Care, Reconceiving Medical Ethics, Edited by Christopher Cowley, Continuum Studies in Philosphy, 2013.

Mino Jean-Christophe et al., « Pour une médecine de l’incurable », Etudes, 2008/6 Tome 408.

Ricoeur Paul, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983.

Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Ricoeur Paul, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, Paris, Seuil, 2007.
 

Notes

1   Ricoeur Paul, Vivant jusqu’à la mort suivi de Fragments, Paris, Editions du Seuil, 2007.

2   Ricoeur Paul, Temps et récit, Paris, Seuil, 1983 et Ricoeur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

3   Freud Sigmund, « Considérations actuelles sur la guerre et la mort » dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 2001, p. 31-32 : « Personne, au fond, ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même : dans l’inconscient, chacun de nous est persuadé de son immortalité. »

4   Mino Jean-Christophe et al. « Pour une médecine de l’incurable », Etudes, 2008/6 Tome 408, p. 755.

5   Foley Rose-Anna, « Du curatif au palliatif; Confrontation et renouvellement des pratiques hospitalières face à la fin de vie », Revue internationale de soins palliatifs, 2010/1 Vol. 25, p. 30-36.

6   Ibid.
7   Castra Michel, Bien mourir; Sociologie des soins palliatifs, Paris, PUF, 2003.

8   Janssens Rien MJPA, Widdershoven Guy AM, An Ethical Enquiry into the Concept or Palliative Care, Reconceiving Medical Ethics, Edited by Christopher Cowley, Continuum Studies in Philosphy, 2013.

9   Foley Rose-Anna. « Du curatif au palliatif; Confrontation et renouvellement des pratiques hospitalières face à la fin de vie », op. cit., p. 35.

10   Jacquemin D., Jaud C., Mallet D., Richard J.-F., Choteau B., Routier C., « Entre conformité et créativité : application de la loi Leonetti en unité de soins palliatifs », Médecine palliative; Soins de support – Accompagnement – Ethique, 2013, 12, p. 313-321.
 



Rozenn Le Berre est docteure en philosophie (Université Charles-de-Gaulle, Lille 3), à la suite d’une thèse portant sur la question du deuil comme épreuve de l’existence humaine, nous amenant à problématiser la notion d’expérience : « le deuil : expérience et réception collective ; de la narrativité à l’accompagnement ». Elle est à présent enseignante-chercheuse au Centre d’éthique médicale de l’Institut catholique de Lille, où elle travaille tout particulièrement les questions propres à la problématique de la fin de vie, et notamment dans le champ des soins palliatifs.


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