La technique et son usage autour de la mort






Par Luce Des Aulniers - 1er avril 2014

La technique domine en grande partie l’existence humaine, du moins en Occident. Reste bien peu d’espace à la pensée symbolique. L’auteure nous convie à une réflexion critique sur les liens inextricables entre la dominance technique et la place du symbole et des rituels. « Quand ils sont interreliés, la technique et la pensée symbolique nous rendent meilleurs… »

 

On meurt comme on a vécu

À rebours, on pourrait également proposer ceci : nous vivons selon les représentations de la mort que nous nous forgeons… Et cela, non pas uniquement aux abords de la mort, mais mine de rien, toute notre existence. Or, parmi ces représentations multimillénaires, une se démarque d’emblée, associée au « vécu » du caractère tragique et incontournable de la mort. Selon les périodes et les cultures, ce sentiment de tragique a connu un traitement variable : il été amplifié dans la pastorale de la peur et les « pompes funèbres »; il a été atténué par les religions promettant un au-delà miséricordieux, par la combinatoire actuelle de morphine et d’accompagnement. Et parmi tant d’autres facteurs, le tragique de la mort serait éventuellement voilé par une trajectoire de maladie chronique et par l’allongement de l’espérance de vie; bref, le temps parfois « lent » avant la mort nous ferait alors l’attendre.
 

À l’origine, la conscience de la mort

Il n’en reste pas moins que cette conscience de la finitude a éperonné la détermination humaine de deux grandes manières : d’abord dans les techniques matérielles de survie, celles avec lesquelles « on fabrique, produit et consomme les éléments indispensables à la vie physique » (A. Leroi-Gourhan, 1973). L’outillage s’est de plus en plus sophistiqué, singulièrement à partir des éléments trouvés dans la nature. La vie physique s’est ensuite doublée non seulement de survie, mais de « qualité de vie ». En principe!
 
L’autre manière de ne pas se laisser abattre – métaphoriquement! – par la mort tient dans la maîtrise symbolique. Symbolique, parce que, à la différence de la technique, il ne s’agit pas de produire un effet direct sur l’environnement. Maîtriser symboliquement, c’est plutôt composer « imaginairement » non pas avec la source, mais avec les effets de ce qui est incontournable et mystérieux. Ainsi en cherchant à attribuer un sens « métaphysique » aux grands changements humains et naturels, l’activité rituelle endigue les émotions bouleversantes, et du coup, agit en prévention pour la santé mentale. Mieux, elle met en forme un sens, crée des liens entre générations, fabrique la société.
 
Techniques et rites ne sont pas antinomiques, ils peuvent même s’appuyer l’un sur l’autre. Par exemple, en affûtant un instrument de chasse, on pouvait monter une incantation pour conjurer le mauvais sort et raffermir la confiance, voire invoquer par avance le pardon de « l’esprit » de l’animal convoité; en célébrant un passage du temps personnel ou calendaire, on manipule des techniques, entre autres musicales. Dans le premier exemple, la maîtrise est opérationnelle, en ceci qu’il y a protocole ou « recette » qui englobe hiérarchie, dosage et ordonnancement des gestes. Bien plus, le protocole respecté s’avère un des garants du succès vérifiable. Quant aux pratiques rituelles, le protocole est variable, et l’effet engendré est mercuriel. Par exemple, le rite autour de la mort fait déposer le chagrin et les émotions complexes pour ensuite mieux les dépasser, en gradation dans un ordre supratemporel et suprahumain. En effet, la biographie individuelle s’élargit dans le groupe, la filiation et forcément, le temps intergénérationnel. Et puis, les valeurs communes sont aussi sollicitées et raffermies, de même que la conscience des espèces et de la planète.
 
Par delà ces référents qui font se hisser de l’individualité, les modes de défense contre l’angoisse secrétée par le tragique forgent l’espérance d’une vie de l’esprit, qui se distille dans les conduites des vivants et dans leurs liens avec les morts dans un au-delà. Or, en agissant à partir du tragique, le rite élabore des solidarités, sonde les aspirations et le destin, si bien que sans le clamer, il contribue à refonder la culture. Voilà essentiellement pourquoi il fait du bien. Il aide à vivre, soi, un groupe, un collectif. Il marque une présence, dans toute son exigence, celle de relier et de tenir ce lien, dans l’institution, l’art et leur transmission.
 
Quand ils sont interreliés, la technique et la pensée symbolique nous rendent meilleurs, nous rendent davantage dégagés des contraintes quotidiennes, davantage soucieux de l’autre et du monde physique, davantage réflexifs, davantage critiques sur nos inventions et leurs usages, davantage enclins à considérer la beauté et à en créer.
 
Par contre, les choses se gâchent quand technique et pensée symbolique (ou ce qui pourrait y prétendre) se prennent chacune au pied de la lettre, s’autonomisent, voire s’atomisent. D’une part, la technique se tient pour souveraine, centrée uniquement sur un idéal pragmatique et plus précisément sur une finalité particulière au service de laquelle elle se met (par exemple, dans le consensus mou  général : l’efficience). Dans le langage courant, cela donne la question « À quoi ça sert? », braquée sur l’utilité comme valeur ultime, et constamment justifiée par le temps qui « presse » devant les problèmes immédiats. La compréhension analytique et critique est ainsi reléguée aux oubliettes. Tout comme les « temps morts ». D’autre part, saisi dans une logique d’adaptation au mouvement emballé général, le rite se prendrait pour LE salut. Et les gurus de l’approximatif prolifèrent alors.
 
Le fantasme de toute-puissance et du coup, le refus de la limitation structurante abîment alors tant la technique que le rite. L’incertitude ontologique devient intolérable pour la technoscience, et dans une moindre mesure tout de même, matière à « recettes » pour les gurus. Tour de main technique et tour d’esprit symbolique, devenus autocentrés, négligent alors leurs origines.
 

La puissance délétère d’une technique

Au caractère incontrôlable de la mort qui peut bien paraître insoutenable, inacceptable, l’esprit humain a certes riposté en la contrôlant par les mises à mort devancées. Mais il s’est aussi employé à redoubler l’incontrôlable. Devant l’intolérable toute-puissance de la mort, il a fait germer une puissance étonnante et engendrer aujourd’hui de l’inédit. Survint un changement retentissant, qui engendra la boulimie de « transformations » dans laquelle nous baignons, compulsivité hyper réactive, mais aussi la fascination pour le jamais vu. Pour la fuite en avant?
 
Cette révolution n’a pas d’abord trait à la manière d’accueillir la mort, mais de la donner. Il y a fort à parier qu’à la peur légitime sécrétée par la mort a succédé une angoisse sourde, celle associée à cette capacité délirante de destruction. Qu’on fantasme de la prodiguer ou que l’on en soit victimes, nous voilà lotis d’une angoisse en couches multiples et forcément, il nous faut « réagir ». Parmi les modes de défense, il y a l’abandon de ce que l’on craint. Nous pourrions ainsi être devenus peu à peu des automates, fonctionnant au jour le jour et intimés à y trouver une valeur cardinale, en en « profitant ». Une relation se trouve en difficulté? Il se trouvera toujours une âme bien pensante pour nous offrir un « truc qui marche », voire pour nous « régler ça rapidement. » La mentalité techniciste devient idéologique en ceci qu’elle prétend pourvoir à toute signification, bloquant les autres interprétations. Augé (2011) le dit autrement : « La “cosmotechnologie” explique tout, raconte tout et s’adresse à chacun. Comme les autres cosmologies, elle aliène ceux qui la prennent au pied de la lettre. » En se donnant comme un « outillage » imparable, cette cosmo-technologie, dans son usage délétère, s’est non seulement infiltrée dans nos pores, mais elle sert encore de cache-misère absolutiste à ce que l’on conçoit comme un problème à « gérer » et non comme une énigme à décoder en partie, un obstacle à comprendre pour le franchir. On s’y épuise, forcément. Et d’autant que la considération avérée de la complexité et la subtilité ne sont pas forcément tenues comme nécessaires, dans la performance à livrer. Cet enchaînement sédimente la souffrance d’être.
 

La technique et le « problème » de la santé… et de la mort

L’épuisement révèle un paradoxe. Devant la souffrance, cela se passerait comme si on allait s’abriter de l’orage sous un arbre… La dépendance technique contribuerait à nous rendre malades et nous avons recours aux multiples technologies pour nous guérir et nous soutenir. Nous sommes pris aux filets d’un impensé.
 

Pourquoi ne voyons-nous pas davantage que la promesse d’immortalité  que véhiculent les nanotechnologies est non seulement mensongère, mais destructrice de ce qui fait la santé «structurelle» de l’homme? Parce que nous n’avons pas compris que la santé, ce n’est pas seulement le «silence» des organes, c’est avant tout la capacité autonome, nourrie d’une culture et d’une tradition, de faire face à la souffrance et à la mortalité, et plus généralement à la finitude de l’homme, en leur donnant sens, en les insérant dans une histoire. (Dupuy, 2008, soulignés LDA)

 
Quand la mort se profile, il nous faut affronter la caducité des technologies bio-médicales dites « dures ». Mais la représentation issue de nos supports matériels si efficaces jusqu’à ce moment perdure. Angoissés et l’ignorant, nous voulons être constamment rassurés. Le discours sur la mort pacifiée en témoigne. De la sorte, les intervenants et proches en fin de vie ne disposent pas d’une grande marge de manœuvre pour explorer avec l’autre ce que peut signifier le passage vers un ailleurs. Et ce dernier, rompu à la technologie relationnelle (ces trucs et formules de bon aloi, généralement susurrés en regardant ailleurs) n’a pas toujours l’énergie psychique pour soutenir un véritable échange, par lequel il serait reconnu comme il est, entier encore, et non pas objet de dégoût plus ou moins masqué, ou objet de sollicitude souvent envahissante et interdisant toute résistance…
 
Lorsqu’on fait l’effort d’observer les microconduites autour du mourant, on relève qu’on soulage de plus en plus spécifiquement la douleur, et qu’on s’attarde bien peu aux univers symboliques que la fin laisse poindre, tels ces bribes de récit sur ce qui fut surmonté des épreuves, sur les fantaisies soulageantes. Nous devenons alors tributaires, ou entièrement inféodés par notre abri moléculaire, fût-il nécessaire… Par ailleurs, si notre savoir sur les « phases » se raffine, le risque est de l’utiliser comme une prévisibilité de « l’événement » qui devient sa propre fin. Et là, obnubilés par le compte à rebours prédictif, nous barbotons dans un autre avatar technique, la déification de l’organisation et de la spécialisation. Du coup, la « vérité » pronostique, en s’emparant de tout le paysage mental, peut bien obturer d’autres « vérités » existentielles qui ne sont pas codifiées ni codifiables par aucune professionnalisation. Et encore, si d’aventure un individu n’en a référé qu’à lui-même, d’ailleurs souvent bardé de technologies dites « communicationnelles », l’argument du dérangement des autres peut devenir omniprésent, négligeant le don et l’interdépendance toujours si essentiels à l’élaboration de notre humanité.
 
Dans toutes ces situations, nous pourrions être aisément happés par les mots d’ordre du sens commun techniciste, puisque celui-ci bute tout de même (encore…) sur la mort. Ce sens commun nous commande entre autres de rester dans le mouvement, de nous adapter à n’importe quoi et à l’inédit au profit de l’obsolescence de plus en plus morcelée. En somme, il s’agit de faire vite et de consommer. Le mourant, devenu hirsute pour cet habitus qui se perçoit obligé, a compris depuis belle lurette sa propre obligation sociale. C’est ainsi que par-delà les alliances évidentes entre le biologique et l’artificiel, dans la coutume des jours, nous deviendrions « fabriqués ». Et peut-être alors dans le « réflexe » et « l’automatisme », nous tendons à être demi-morts avant de l’être tout à fait?
 

Et pourtant : les artisans

Entre le sens qui est asséné de l’extérieur, plus ou moins dans l’orthodoxie, plus ou moins dans l’onctueux de notre époque, et une forme de maniérisme qui nous ferait proclamer que le sens est insaisissable, ne serait-ce qu’à force d’être entièrement relatif, on peut gratter sous le crâne. Déjà, il y a apprentissage et interrelation entre réalité psychique et réalité factuelle.
 
Se trouve là la figure de l’artisan. Son matériau est en partie issu de techniques qui ont transformé le donné premier. Et l’artisan « fait avec ». À partir de la nécessité, il « s’oblige » à parcourir l’espace symbolique qui pourrait le conduire, lui avec son objet retravaillé, vers des significations, justement inédites. En ce cas, là n’est pas le but, mais plutôt la règle implicite de la création artisanale, selon son rythme propre. Artisans, nous faisons advenir à partir de ce qui nous est offert. La valeur est triple. Elle concerne d’abord la transmission, la mise en relais de points nodaux de l’expérience humaine, sans a priori de préservation, mais pour à l’origine, résister à l’anéantissement. Ensuite, cette valeur tient dans le geste même de tirer quelque chose d’autre du quasi rien. Ce qui est manifesté dans le geste, ce n’est pas l’éventuelle ingéniosité technique du bricolage ou le message à communiquer, ou l’émotion à induire, c’est l’invitation à penser l’usage de la technologie, l’emploi du corps et surtout, par là, en troisième valeur, l’invitation à la puissance minimaliste de l’élan symbolique : faire liens.
 
Et c’est bien là que la confrontation avec la mort, de nos lieux de travail et d’engagements, peut nous donner à « maîtriser » quelques techniques, sans qu’elles (nous) dominent, en les faisant glisser sous l’art de faire en tenant compte de l’ailleurs. Et là, l’artisan, dans le désir illuminant du vivant, se double du poète.
 

Références

Augé, Marc (2011), Où est passé l’avenir?, Paris, Seuil : 48.

Beaune, Jean-Claude. (1988). Les spectres mécaniques. Essai sur la mort et les techniques : le troisième monde, Seyssel, Champ Vallon : 13.

Clain, Olivier (1989). « Sur la science contemporaine », Société, no 4 (Hiver 1989), 95-142.

Connord, Clifford D. (2011). Histoire populaire des sciences, Paris, L’Échappée [Traduit de l’anglais : 2005].

Des Aulniers, Luce, Thomas, Louis-Vincent (1992). « Cette brèche à colmater? Regard anthropologique sur l’avant-mort », Conférence de clôture, colloque « Mourir avec dignité », L’Agora, Mont-Orford, 30 avril 1991, ss. dir. de J. Dufresne, Le chant du cygne. Mourir aujourd’hui, Montréal, Méridien, 1992, 77-192. Aussi dans Frontières, Vol. 4, no. 3, Hiver 1992, 5-11.

Des Aulniers, Luce (1986). «Le mourir contemporain et l’euthanasie», Blondeau, D., R. Morin (dir.), De l’éthique à la bioéthique: repères en soins infirmiers, Chicoutimi, Gaétan Morin, 189-219.

Dupuy, Jean-Pierre (2008). La marque du sacré, Paris, Carnets nord : 52, 42.

Leroi-Gourhan, André (1973). L’homme et la matière, Paris, Albin Michel, [1941] : 14.

Pacific, Christophe (2011). Consensus/Dissensus. Principe du conflit nécessaire, Paris, L’Harmattan.
 

Notes

1   Une recherche s’est centrée sur cet adage (1997 [1989]), mais ce qui fut mon fil rouge depuis des décennies tient bien dans la modulation de nos rapports à la mort au sein même de l’existence, par les plus infimes choix qui n’ont pourtant pas l’air d’y être concernés : orientation des rapports de travail, de l’usage du temps hors travail, argumentaires sur les sujets dits d’actualité, définitions de l’identité et de la place au monde, rapports au corps et évidemment, au temps.

2   Voir C. Pacific (2011)

3   Il faudrait sans doute ici préciser : il s’agit davantage d’a-mortalité (avec un “a” privatif) ou d’un refus de la mort, que d’immortalité : cette dernière ne récuse pas la mort, mais refuse l’annihilation par la mort, témoignant du désir de survie symbolique (J’ai évoqué ce dernier ci-haut à propos des élans de dépassement de l’occurrence de la mort individuelle). Voir L. Des Aulniers et L.-V. Thomas (1992).
 



Luce Des Aulniers est formatrice en santé depuis 1976 (Vieillir, c’est quoi?, TÉLUQ) et a fondé en 1980 le Diplôme de 2e cycle en études interdisciplinaires sur la mort (Université du Québec à Montréal). De formation multidisciplinaire, elle est docteure d’État en anthropologie (Paris-V Sorbonne, 1989). Quelque 600 contributions de sa part (articles, conférences, chapitres de collectifs) portent sur les rapports entre la vie et la mort et l’altérité sous les thèmes de la maladie grave, l’histoire transculturelle des pratiques autour de la mort, le suicide et l’euthanasie, le deuil, la violence, les représentations média et cinéma, les formes de communication, l’identité, l’ethnographie, etc. Pédagogue, directrice de recherche, elle quittera en juin 2014 son poste de professeure titulaire à la Faculté de communication, pour se consacrer à la recherche autonome. Son dernier ouvrage (P.U.Q. 2009) traite de la fascination contemporaine comme désir d’éternité.




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