Par Nicolas Vonarx - 1er avril 2014
L’idéologie du progrès scientifique couplée d’un certain effacement des grandes religions constitue, au sein de notre société, d’importants facteurs contribuant à la médicalisation de la mort. La mort n’est plus une expérience collective dont on peut profiter sur le terrain du sens. L’auteur retrace ici les nombreuses et riches potentialités s’offrant aux derniers moments de la vie.
La médicalisation de la vie n’est plus à discuter tant les constats à ce sujet sont troublants et évidents. Ce processus évoque non seulement un excès de diagnostics et une médication exagérée, mais aussi une démarche qui vise à transformer en des problèmes médicaux des événements sociaux de la vie qui sont ordinaires (tels des sentiments, des comportements, des attitudes, des épisodes vécus). À partir de cette démarche, la biomédecine, la psychiatrie, la santé publique et d’autres sciences de la santé se font toujours plus présentes dans nos vies et colonisent nos territoires psychiques, affectifs, relationnels. Leur empreinte se remarque par exemple au moment de la grossesse, dans son accompagnement, sa surveillance et son contrôle, jusqu’à l’encadrement de l’accouchement et des modes d’être et d’agir qui sont prescrits ou « conseillés » à la mère et au père en regard du nouveau-né. Il en est de même à d’autres moments de la vie à travers des catégories médicales largement employées comme celles de trouble de l’attention et de l’hyperactivité, de ménopause, de phobie sociale, d’insuffisance circulatoire cérébrale, de démences, etc. (voir par exemple Saint-Onge 2013; Hadler 2010; Aitken 2005).
Gestion, réduction et représentation de la mort et du mourir dans nos sociétés
La mort et le mourir n’échappent pas à ce processus, et ce, même au sein des soins palliatifs où l’on remarque que les gestes médicaux et les technologies médicales sont toujours plus nombreux en dépit d’une philosophie de soins originale contestatrice de la place de la biomédecine à cette étape de vie. Cette médicalisation porte par exemple sur le temps du mourir quand on déclenche volontairement ou accélère simplement et involontairement la mort dans une quête de confort. À l’inverse, des stratégies visent parfois à ralentir la survenue de la mort ou à allonger la vie à la demande de la famille comme du mourant. Au contrôle de la vitesse à laquelle on meurt s’ajoute encore la manière dont on le fait. Parce que l’espace médical et hospitalier répond aussi à des valeurs sociales, il y a ici des bonnes manières de mourir, et certains départs apparaissent plus beaux que d’autres. Chercher à supprimer totalement la douleur et toute souffrance, comme travailler sur les émotions, les sentiments et les manifestations psychologiques prennent ainsi une place considérable au chevet du mourant, à un point où un acharnement et des dérapages voient le jour en soins palliatifs (Blondeau, Lavoie, Vonarx, 2013). La définition et l’emploi actuels de la détresse spirituelle, existentielle ou morale, comme catégorie émergente dans l’univers de la recherche en soins palliatifs (Breitbart et coll. 2004, Lee et coll. 2006, Gagnon et coll., 2008), la mesure et la définition empirique de cette détresse, et l’élaboration d’interventions et de protocoles qui s’y adressent, témoignent bien d’une surenchère diagnostique et thérapeutique (biomédicale, psychiatrique comme psychologique), là où l’on pensait les experts et technologies de tout acabit moins importants.
Contexte favorable à la médicalisation
Plusieurs facteurs participent inévitablement à cette médicalisation de la mort et du mourir. L’un d’entre eux consiste par exemple en une forte présence de la science et de la médecine dans les sociétés occidentales. Légitimée par de grands progrès, cette présence s’accompagne du même coup de nombreuses promesses, telles des promesses de bonheur, de bien-être matériel et de confort divers. En lien avec la santé, des promesses concernent la qualité de la vie, l’absence de maladie, la prévention et la détection toujours plus fines et efficaces des maladies et des risques, une longévité et une espérance de vie toujours plus grandes. Un autre facteur favorable à la médicalisation de la mort et du mourir renvoie à l’effacement de certaines religions qui avaient le mandat de répondre à des préoccupations à l’endroit de moments clefs de l’existence. Ces religions livrent notamment une lecture de la mort, fournissent ici des rites et encadrent donc la mort sur le plan symbolique. L’effacement de grandes religions ou leur manque flagrant de popularité aujourd’hui participe bien évidemment à cette mainmise médicale sur la mort et le mourir. En d’autres mots, il faut entendre ici que la gestion de cet événement est passée d’un ordre, d’un lieu et d’un groupe d’acteurs à d’autres.
Conséquences de cette médicalisation
L’idéologie du progrès médical et scientifique signe bien entendu une quête de contrôle et de maîtrise de la nature, des environnements dans lesquels on s’inscrit, mais aussi de la vie. Comme toute chose, la mort et le mourir tiennent lieu ici d’évènement à contrôler, à maîtriser et à supprimer dans les mesures du possible. Ces intentions font ainsi naître un manque flagrant de réalisme par rapport à notre fragilité et notre finitude (Lemieux 1995). La mort et le mourir apparaissent dès lors soumis à des experts et aux savoirs savants. Ils ont été retirés des espaces communs, tant ils constituent l’antithèse de ce à quoi on aspire et des promesses précédentes (Des Aulniers 2010). Dans les mots de Luce Des Aulniers, entendons que « le mourant est le modèle contre-culturel en actes. Il est peut-être plus que jamais synonyme de désordre, en témoignant de quelque chose de surréel, ou de quelque chose qui échappe au réel, convenu, maitrisé, planifié » (Des Aulniers, 2010 : 116).
Au déni et à l’étrangeté répandus du phénomène et de ses manifestations expérientielles, individuelles et collectives, s’ajoute comme nous l’avons souligné plus haut, un gommage symbolique majeur lorsqu’une société applique à la mort et au mourir un régime biomédical strict. De par son caractère absurde et inutile, la mort ne consiste plus en un passage et une expérience collective dont on peut profiter sur le terrain du sens et du vivre ensemble. Parce que les rapports aux morts ne sont plus vraiment d’actualité, à travers des rites et un culte des morts et des ancêtres, parce que le mort n’est pas comme un grand voyageur, et que la mort est autre chose qu’un processus, le mourir et la mort connaissent un amincissement drastique. Conséquemment au processus de médicalisation, ils deviennent surtout une affaire de corps qui s’éteint et dont les fonctions déclinent, une affaire de corps qui n’apparaît plus utile. Comme moment fatidique, la mort est biologique, organique, cérébrale et physiologique en raison d’une certaine définition du corps. Les activités adressées au mourir cibleront ainsi pour beaucoup et avant tout, cette version du corps dans une logique de problèmes/solutions (gestion de la douleur; prévention de problèmes cutanés face à l’alitement; alimentation et sonde de gavage; aspiration; hydratation sous-cutanée; oxygénothérapie; soins d’hygiène; injections diverses; chimiothérapie palliative; etc.). Reste à savoir si des soignants d’un autre genre et d’autres logiques existent dans ce cadre, en reconnaissance et en nombre suffisants, pour qu’une part de notre humanité puisse, elle aussi, s’exprimer et se faire entendre.
Une invitation à l’ouverture
En constatant cette médicalisation, l’objectivation et la réduction de la mort et du mourir, dans une logique de maîtrise/contrôle de puissance, et dans un contexte sociohistorique précis, nous avons à élargir notre vision du phénomène. Il suffit d’ailleurs d’être confronté à la mort en train de se vivre pour comprendre que cet événement apparaît plus complexe. Il y a plus que ce que l’on est tenté de retenir et d’apprécier comme soignant. Par exemple, le sujet du corps d’une personne qui se meurt renvoie à des repères qui dépassent ses potentialités, sa mobilité, sa motricité et ses fonctions vitales. Même si ces aspects sont très importants, il se remarque et se vivent encore ici une esthétique du corps, une sensorialité et une sensualité à propos desquelles il n’est pas toujours question de pertes. Quand on voit par exemple une famille apporter certaines musiques au chevet, on comprend qu’elle s’adresse là à une sensorialité qui n’est pas éteinte et pas forcément en défection. Quant au toucher qui se présente à travers des caresses dans un moment d’alitement, ou les plaisirs qui peuvent se prendre dans un moment intimiste, ils rejoignent bien une sensorialité d’un côté et une sensualité de l’autre. Il ne faudrait pas croire que tout se conjugue ici au passé. Bref, au-delà de ce corps souvent défait et touché de plein fouet dans certaines de ses dimensions quand la maladie et la douleur s’y logent, il reste au corps des lieux où la vie bat son plein et le bien-être est au rendez-vous des possibles.
De la même façon, en dehors de ce temps presque épuisé qui semble rendre vaine toute projection ou tout écho au futur, il reste le vécu dans une durée capable d’être meublée par des moments du quotidien qui peuvent bien être significatifs et qui signent la vie en train de se vivre. Par exemple, le moment d’une rencontre, d’un échange via Skype dans son lit d’hôpital, le moment d’un réconfort ou celui d’une sortie au restaurant, d’un anniversaire ou des fêtes de Noël sont encore des opportunités de ressentir. L’on aurait tort de gommer cette infiltration du temps en considérant que ce dernier tient uniquement sur une unité de mesure, sur un agenda difficile à remplir ou sur une succession de rôles sociaux à adopter, comme la tendance nous incite à le faire. L’histoire personnelle et biographique signée par un auteur ne s’arrête pas au diagnostic de maladie grave, aux portes de l’hôpital ou à l’entrée dans des soins palliatifs. Même si nous ne sommes pas pris dans un quotidien jalonné par une variété de situations spécifiques, il y a toujours du banal qui nous traverse et toujours quelque part des souvenirs d’enfance, des séquences relatives à des âges de la vie. Il y a ces temps où l’on était père de famille, travailleur, écolier ou étudiant. Ces retours sur soi témoignent de qui l’on était, de ce que l’on est devenu, et de qui l’on est. Cette temporalité supportée par la remémoration et le passé revisité n’est pas à négliger en dépit d’un sablier quasiment vide. Elle témoigne de l’œuvre du temps qui s’est glissé sous notre peau et des traces qu’on laisse dans l’univers des autres. En cela, elle mérite notre attention.
Convenons encore qu’une personne est toujours socialisée et insérée dans un monde commun jusqu’à son dernier souffle. Cette socialité se déploie notamment dans les manières de se présenter aux autres et d’être reconnu ici. On voit bien là que le rôle de mourant avec ce qu’il évoque en termes d’inutilité et de fardeau nous éloigne de ce qu’on peut être véritablement. Le scénario n’est pas forcément limité au rôle de bon ou de mauvais mourant et aux attentes du public. La prescription de modèle et l’encadrement serré de la performance empêchent une pluralité de rôles de se jouer, empêchent l’entourage de constater que la personne est encore un père, une mère, un enfant ou un amant. Au final, le mourir n’oblige pas à une mort sociale et symbolique précoce.
En conclusion, ces propos appellent une certaine vigilance dans la manière de dire et de faire voir le mourir et la place qu’on accorde à celui dont on se soucie et qui se situe à cette étape. Passer par l’expérience dans ses dimensions signifiées et socialisées, et faire un détour par une conscience critique des sciences de la santé et des effets pervers des savoirs savants et de leur usage dans les services de soins, est somme toute l’occasion de réinscrire le mourir et la mort dans la vie. L’invitation est de les comprendre comme une allure de vie et non sous le dénominateur trop étroit d’une privation de la vie.
Références
Aitken, A-M., 2005, Entrevue avec Jean-Claude St-Onge. Relations, 704, 12-16.
Blondeau, D. Lavoie, M. Vonarx, N. et al. 2ième congrès international francophone de soins palliatifs. Facteurs explicatifs de dérives des pratiques de soins palliatifs. Montréal (mai 2013).
Breitbart W. et coll, 2004, Psychotherapeutic interventions at the end of life: a focus on meaning and spirituality. Canadian Journal of Psychiatry, 49, 6. 366-72.
Cohen, D. 2001, La médicalisation. Dans H. Dorvil & R. Mayer (dir.), Problèmes sociaux, tome 1, Théories et Méthodologie (p. 217-231). Québec : Presses de l’Université du Québec.
Des Aulniers L., 2010, Le statut culturel ambigu de la mort : entre marginalisation et héroïsation. Quels possibles pour l’accompagnement des mourants. In Hamelin-Brabant L, Bujold L et Vonarx N (dir) Des sciences sociales dans le champ de la santé et des soins infirmiers. Québec, P.U.L. 105-127
Gagnon P. et coll., 2008, La recherche de sens à la suite d’un diagnostic de cancer : une intervention pour améliorer la qualité de vie existentielle et globale, Cahiers francophones de soins palliatifs, 9, 1 : 57-70
Lee V, et coll., 2006 Meaning-making and psychological adjustment to cancer: development of an intervention and pilot results. Oncology Nursing Forum, 33, 2. 291-302.
Lemieux, R. (2005). Inéluctable finitude. Relations, 704, 20-22.
Saint-Onge J-C., 2013, Tous fous? Influence de l’industrie pharmaceutique sur la psychiatrie. Montréal. Écosociété.
Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager intelligemment dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthropo-sociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l’articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.