Par Maurice Lagueux - 1er août 2019
Sur quoi repose un savoir? Et sur quoi repose l’acte de croire? Après avoir sommairement cerné les grands piliers sur lesquels reposent tout savoir, l’auteur énonce ce qui distingue essentiellement savoir et croire. Sa réflexion le conduit sur les différentes expressions de la foi ou du croire selon les époques et les cultures.
Supposons que vous dites croire que telle personne gravement malade sera parfaitement rétablie d’ici six mois; vous entendez par là que cela vous paraît tout à fait possible ou même probable, mais vous trouveriez néanmoins acceptable que quelqu’un d’autre dise croire plutôt que cette personne ne peut se rétablir aussi rapidement. Ce serait, en effet, se montrer très arrogant que d’exiger que toutes les personnes croient les mêmes choses, puisque nul ne sait vraiment comment cette maladie évoluera. À la rigueur, vous pouvez savoir que les probabilités d’une telle guérison sont très élevées, mais vous ne pouvez pas savoir que l’heureux déroulement des choses auquel vous croyez se produira effectivement.
Par contre, si vous étiez en mesure de le savoir, alors il n’y aurait rien d’excessif à refuser que quelqu’un d’autre ne soit pas d’accord avec ce que vous dites savoir, surtout si cette autre personne soutient que c’est le contraire qui est vrai. Supposons que vous dites savoir que les changements climatiques actuels ont été amplifiés par l’exploitation d’énergies fossiles et imaginons que je dise, pour ma part, qu’il n’en est rien. Alors, très légitimement, vous seriez persuadé que je suis dans l’erreur, ou que j’ai été trompé à mon insu, ou que je suis de mauvaise foi, voire guidé par quelque intérêt, ou que je veux plaisanter, ou que je n’ai rien compris de ce que vous dites, ou que je confonds tout, etc. Peut-être vous abstiendriez-vous d’utiliser ces termes réprobateurs, mais ce serait par pure politesse. Vous ne pourriez alors vous empêcher, au moins mentalement, d’avoir de telles réactions. Par contre, si vous estimiez plutôt que, après tout, je n’ai peut-être pas tort, c’est que, à proprement parler, vous ne saviez pas vraiment ce qu’il en est, sans quoi vous ne pourriez faire place à une telle possibilité.
Sur quoi repose un savoir?
Mais sur quoi repose un savoir compris de façon si exigeante? La première réponse qui vient à l’esprit est évidemment « sur une expérience ». Par exemple, je peux dire sans hésiter que je sais qu’il a neigé en Estrie le 22 mars 2019, car j’étais ce jour-là dans cette région et mes déplacements ont été fort gênés par la neige qui tombait sans cesse. Il s’agit bien là d’un savoir et si l’un de mes voisins avait alors soutenu qu’il ne neigeait pas du tout, je me serais sérieusement inquiété de son état mental. Je n’aurais pu tolérer que l’on soutienne le contraire de ce que je savais pertinemment.
Cependant tous nos savoirs ne reposent pas sur une expérience directe. Je peux affirmer, par exemple, que je sais que les marées sont dues à l’attraction exercée sur les océans par la Lune, mais ce serait bien prétentieux de dire que je sais cela parce que j’ai pu expérimenter l’attraction exercée par la Lune comme on peut expérimenter la rapidité de certaines marées. Ce savoir repose plutôt sur des déductions qu’astronomes et physiciens ont pu faire en se basant sur diverses observations ou expériences. Bref, c’est à une très élémentaire connaissance des sciences que je dois ce savoir qui ne se rattache donc que bien indirectement à une expérience.
Ce n’est pas dire que l’on n’a qu’à s’informer de ce qui se dit en science pour pouvoir disposer de multiples savoirs, et cela pour deux raisons. D’abord un savoir ne peut reposer sur la seule autorité attribuée aux scientifiques, car beaucoup d’idées non fondées peuvent se propager dans les discours de scientifiques. Si l’on peut considérer comme des savoirs ce que nous révèlent plusieurs résultats obtenus en science, c’est que ceux-ci sont maintenant virtuellement acceptés par tous les membres de la communauté scientifique, du fait que les expériences pertinentes ont été reprises par de nombreux chercheurs qui n’ont jamais pu infirmer ces résultats, alors qu’ils avaient tout intérêt à y parvenir puisque cela leur aurait valu la célébrité. Sans être forcément définitifs, ces résultats sont alors considérés comme les mieux fondés qu’il soit possible d’obtenir à une époque donnée. Nombre de savoirs plus modestes reposent aussi sur ce type d’adhésion générale. Par exemple, je ne suis jamais allé en Nouvelle-Zélande, mais je sais parfaitement que c’est Wellington et non Christchurch qui est la capitale de ce pays. J’en suis convaincu, non pas à cause de l’autorité que j’accorderais à mon atlas, mais parce qu’il me paraît évident que si quelqu’un contredisait cette information transmise par tous les ouvrages que je connais, de multiples géographes, voyageurs et autres interviendraient aussitôt pour dénoncer une intervention aussi saugrenue.
La deuxième raison qui exclut que l’on puisse tenir pour un savoir tout ce que l’on trouve en des écrits scientifiques valables, c’est qu’on ne peut savoir quelque chose dont on ne comprend pas le sens. Si, par exemple, je lis dans un savant ouvrage que « le spin des atomes paramagnétiques peut être représenté par un vecteur », je ne peux dire que je sais quelque chose à propos des atomes paramagnétiques si je ne comprends pas vraiment ce qui est ici en cause. Autrement, quelqu’un qui ignore tout, par exemple, de la langue suédoise, mais qui sait en déchiffrer la prononciation des mots écrits, pourrait se pencher sur un savant ouvrage rédigé en cette langue et, après en avoir « lu » quelques phrases, prétendre connaître désormais ce dont elles traitent! Certes, le lecteur saurait que ces phrases en français ou en suédois sont bien écrites dans ces livres, mais ne saurait rien de ce dont elles parlent.
Par contre, une croyance ne peut, comme un savoir, prendre appui sur l’expérience de faits bien établis. Elle peut néanmoins reposer sur de bonnes raisons. Un médecin peut croire qu’un patient se rétablira; il a des raisons de le penser, mais il ne le sait pas vraiment. Il peut se référer à des cas similaires, mais toutes les maladies n’évoluent pas toujours de la même façon. Quand il est question de croyances, on a généralement affaire à des questions importantes qu’on ne peut se contenter d’ignorer, mais auxquelles on ne peut apporter de réponses décisives. Néanmoins, diverses considérations peuvent inciter à croire telle chose plutôt que telle autre.
Mais alors les croyances religieuses?
On peut alors se demander ce qu’il en est des croyances religieuses ou, si l’on préfère, des croyances en un autre monde qui, par hypothèse, ne peut se réduire à une manifestation du monde naturel. Il faut reconnaître que de telles croyances peuvent encore moins être considérées comme des savoirs. Qui peut prétendre savoir quoi que ce soit à propos d’un monde dont il serait absurde de dire qu’on le connaît par expérience et dont on ne saurait comprendre ce en quoi il consiste? Or, si la croyance en un tel monde n’a rien d’un savoir, un croyant peut parfaitement se dire agnostique, de même qu’un agnostique peut se dire croyant. Il est vrai que bien des gens voient dans le mot « agnostique » une sorte de synonyme du mot « incroyant », mais c’est à tort. En son sens premier et fondamental, le terme « agnostique » nous vient du grec gnósi, qui désigne le savoir ou la connaissance. Le a-privatif qui en est le préfixe indique qu’il est question d’une absence de connaissance ou plutôt d’une incapacité de connaître certaines choses. Aussi, au sens strict du mot, un agnostique est une personne qui se reconnaît incapable de connaître quoi que ce soit d’un monde autre que le monde naturel, puisque c’est uniquement sur celui-ci que ses facultés cognitives peuvent avoir prise.
Même s’il reconnaît volontiers qu’il ne peut rien savoir du monde auquel se réfèrent les religions, un agnostique ne peut éluder pour autant la question portant sur l’existence même d’un tel autre monde. Il peut donc croire en cet autre monde ou, inversement, croire qu’il n’existe pas, comme il peut en venir à ne pas s’interroger sur cette question en dépit du fait que, à d’autres, elle paraît incontournable. Dans le premier cas, il se veut croyant et peut même chercher à concrétiser sa foi dans le cadre d’une religion qui lui paraît correspondre raisonnablement bien à sa façon de voir les choses. Dans le deuxième cas, il se veut incroyant et peut même considérer qu’en pratique, peu de choses le distinguent d’un athée, même s’il refuse de tenir pour acquis que cette question soit définitivement réglée. Dans le troisième cas, il croit qu’il n’y a pas lieu de s’intéresser à ce genre de question. Il s’agit bien là de trois croyances, puisqu’il est impensable qu’un savoir positif ou négatif puisse porter sur un monde qui, par hypothèse, échapperait à nos capacités de connaître. On ne peut que croire au caractère approprié de celle de ces trois attitudes que l’on a choisi d’adopter.
Alors sur quoi peut donc reposer la croyance d’un croyant? Limitons-nous ici au cas d’un croyant chrétien, bien que, moyennant quelques adaptations, des considérations assez similaires pourraient sans doute valoir pour tout autre type de foi, voire pour toute croyance en une réalité strictement spirituelle. Pour un croyant chrétien, cette croyance se ramène à un acte de confiance en une divinité et donc en un autre monde. Cette confiance a pu prendre racine en des incitations à croire (séduction exercée par les écrits bibliques ou par la parole de Jésus, conviction d’être guidée par une grâce divine, expérience spirituelle décisive, conviction que seul l’objet de cette croyance peut donner pleinement sens au monde, etc.). Je n’insisterai pas sur ces possibles incitations, car elles ont toutes été décrites par des écrivains spirituels ou mystiques incomparablement mieux que je ne saurais le faire. Cependant, aucune d’entre elles ne pourrait constituer la preuve de l’existence de cet autre monde qui, s’il existe, ne peut que demeurer hors d’atteinte pour nos facultés intellectuelles.
Mais les croyants ne prétendent-ils pas disposer d’un savoir?
Certaines de ces considérations peuvent avoir incité des croyants à mettre leur confiance dans ce monde dont l’existence ne peut être prouvée, bien qu’elle soit parfaitement possible, mais sur quoi reposent leurs croyances religieuses comprises en un sens plus spécifique? Comment sont-ils amenés à croire qu’il y a trois personnes en Dieu, que Jésus de Nazareth est l’une d’entre elles et qu’on est destiné après la mort à connaître pour l’éternité soit un bonheur parfait, soit des souffrances insupportables? En fait, ces façons de présenter avec une apparente précision ce à quoi les chrétiens sont censés croire laissent beaucoup trop facilement penser qu’on a affaire à des savoirs. D’ailleurs on ne parle plus alors de « croire en », ce qui renvoie à une croyance confiante, mais plutôt de « croire que » qui, pour plusieurs, est équivalent à « penser que... », de sorte que l’objet de cette « croyance » ne tarde pas à se confondre avec l’objet d’un savoir. Or, s’il est impossible de savoir en quoi consiste cet autre monde, comment pourrait-on savoir tant de choses à propos de Dieu, de la divinité de Jésus et de la survie dans un éventuel au-delà? Toutefois, ceci n’exclut en rien que, guidé par des incitations comme celles évoquées plus haut, l’on puisse croire en un tel monde, c’est-à-dire avoir pleinement confiance en un être divin, même si l’on ne peut savoir qui il est au juste. Rien n’exclut qu’on puisse croire intensément en son existence, bien qu’elle ne puisse être prouvée. De même, rien n’interdit de croire en une survie sans savoir en quoi elle devrait consister. Parler de savoir à propos de ces questions équivaudrait à considérer avec beaucoup de légèreté que tous les athées sont de pauvres ignorants! D’ailleurs, on pourrait également, mû par une sorte de pessimisme, n’avoir aucune confiance en tout cela et, en conséquence, rejeter toute foi de ce type.
Mais, dira-t-on sans doute, si telle est la croyance religieuse, que devient l’enseignement que les religions présentent comme le contenu même de ce en quoi il faut croire? Après tout, ce qui était vrai pour les croyants de jadis doit l’être encore pour ceux d’aujourd’hui. Mais soulever de telles objections, c’est oublier que, même si la vérité comme telle ne saurait être modifiée sans se discréditer, la façon dont elle s’exprime, qui est la seule façon que nous avons de nous y référer, elle, ne peut que s’adapter aux cultures à partir desquelles nous parvenons à comprendre et à nous représenter quoi que ce soit. Ainsi ce qui explique que l’objet d’une même croyance n’a rien de figé et qu’il peut s’exprimer en des formes fort variées, n’est rien d’autre que l’insatiable besoin de savoir des humains. Ceux-ci acceptent difficilement de croire en un monde sans le connaître. Aussi, pour satisfaire cet irrépressible besoin de se représenter ce monde dont on ne peut rien savoir, les religions, et le christianisme en particulier, n’ont pu exprimer l’ineffable message dont elles étaient porteuses qu’en des termes qui paraissaient vraiment parlants et significatifs dans le contexte culturel où ils ont été formulés.
Certes l’objet de la foi religieuse ne peut évoluer, mais la façon dont les humains peuvent se le représenter, elle, évolue au point où il devrait aller de soi que ce ne peut être avec les mêmes concepts, les mêmes images et les mêmes métaphores qu’en des contextes culturels totalement différents les uns des autres, ces humains parviennent à se représenter ce qu’il leur est impossible de connaître. On peut être gêné par cet état de choses, mais il tient à l’indépassable différence entre savoir et croire.
Maurice Lagueux est professeur retraité du département de philosophie de l’Université de Montréal où il a enseigné durant 40 ans. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’Université de Paris et d’une maîtrise en économie de l’Université McGill. Au cours de sa carrière, ses enseignements et ses publications ont porté principalement sur la philosophie de l’histoire, la philosophie des sciences économiques et la philosophie de l’architecture. Plus récemment, il a publié un ouvrage intitulé Tout en même temps agnostique et croyant dont le présent article résume les thèses essentielles et en précise quelques éléments. Il achève présentement un ouvrage portant sur l’aménagement et l’architecture des campus universitaires et collégiaux.