Croire pour pouvoir agir
Par Nicolas Vonarx - 1er août 2019
Une maladie grave ou une crise majeure entraînent fréquemment d’importantes questions de sens. Un des réflexes spontanés est de chercher des causes à l’événement. À la suite d’une recherche menée au Québec auprès de personnes atteintes de cancer, l’auteur partage le point de vue de certains participants sur leur sentiment de responsabilité en regard des causes de l’événement auquel ils font face.
L’idée que la quête de sens accompagne les quêtes de guérison a longtemps été présentée en anthropologie médicale comme un incontournable. Cette quête doit être questionnée pour comprendre les comportements de recherche d’aide et de solutions des personnes malades, et les pratiques thérapeutiques et soignantes qui se présentent au cours des épisodes de maladie. Le sens prend des allures de causalités diverses, fournies à différents moments des trajets. Il sert inévitablement à tous ceux qui doivent poser des gestes. C’est le cas par exemple des médecins qui ont besoin d’une étiologie, d’un agent, d’une causalité mécanique, d’un dysfonctionnement ou d’un déséquilibre pour engager leur thérapie. Il l’est tout autant pour d’autres guérisseurs et thérapeutes qui s’inscrivent dans une autre médecine, mais aussi pour la personne qui vit l’infortune et qui cherche elle aussi à se mettre en marche pour l’effacer ou en prévenir les effets. Le sens sert ainsi de boussole utile à la personne malade et à son entourage pour définir ce qui leur arrive, pour identifier quoi faire et ne pas faire, pour identifier quels remèdes utiliser, et quels thérapeutes consulter. En bref, l’impératif du sens peut se comprendre sous l’angle de sa fonction ou sous l’angle des réponses à adopter pour se défaire du mal ou le contrer.
L’auto-accusation et le sens du mal
Plus les épisodes de maladie sont graves et de longue durée, plus on a de probabilités de voir émerger la quête de sens chez les personnes affectées. Dans une recherche que j’avais réalisée au Québec auprès de personnes atteintes de cancer, cette quête nous a été partagée à partir des raisons du cancer et de son apparition. La question du « pourquoi moi? » s’est posée et les réponses se sont nourries de savoirs multiples et populaires, évoquant notamment les origines sociales du cancer. Plusieurs répondants se sont sentis responsables de leur cancer.
Certains revenaient sur un ordre de priorités, un mode de vie, des valeurs, à une vision du monde et une vision de soi dans le monde qui auraient été favorables au cancer. Par exemple, une personne soulignait que sa maladie relevait d’un excès de matérialisme, d’un intérêt prononcé pour l’argent et la performance. Elle indiquait :
Si je suis malade, c’est parce que mon conjoint forçait la pédale, et qu’il n’en avait jamais assez, et qu’il voulait toujours plus d’argent, que les clients étaient super exigeants, que j’ai manqué d’équilibre, que je viens d’une famille dysfonctionnelle, que j’étais trop ambitieuse, trop orgueilleuse, manipulatrice. J’ai eu des consultants, des conseillers… pas mal de stress … Je vais devoir apprendre à arrêter de toujours en vouloir… J’avais une grosse clientèle de médecins. Si j’avais été malade, ils me l’auraient dit que j’étais malade, que je travaillais trop fort ou que je ne prenais pas assez de vacances, que je faisais trop de stress avec mes enfants ou que je menais trop de choses de front. Ils ne me le disaient pas. Ils me regardaient, m’observaient et partaient à rire en disant : « Elle est travaillante elle! As-tu vu ça, si elle est bonne? As-tu vu ce qu’elle fait? Son mari a une bonne vache à lait! »
Dans le même ordre d’idée, un autre mettait l’emphase sur l’excès, sur une vision de la vie trop orientée sur le moment présent. Je le cite :
En tout cas, tout ça pour dire que je menais une vie très, très remplie. Peut-être que j’aurais dû dormir un petit peu plus. Je faisais 120 km de bicycle un samedi, et je dormais très bien le soir. C’était numéro un. Mais d’un autre côté, peut-être qu’il y avait quelque chose qui manquait dans mon organisme. Ma femme me demandait des fois si je n’étais pas fatigué… Peut-être fatigué psychiquement, quand j’avais travaillé jusqu’à 23 heures, quand j’avais eu beaucoup de patients et que j’avais commencé à 8 heures. Pas de fatigue, parce que dans le fond je la niais … Mais ce n’était pas normal non plus, c’était over ma capacité. J’étais obligé de porter chaque moment de ma vie, par la philosophie existentialiste, je devais vivre chaque moment de ma vie très intensément. Ces moments que je vis très intensément, je me suis rendu compte que, des fois, ça me nuisait dans ma vie…
Des personnes revenaient sur l’authenticité et les écarts à soi dans les relations interpersonnelles :
J’ai listé les petits déchirements, les moyens, les gros et j’ai commencé à travailler à éliminer le plus de déchirements… J’identifie toutes sortes de petits et moyens déchirements … Mon travail, la peur de perdre mon emploi. Je ne pouvais pas être authentique. Tout ça, c’est clair pour moi. Je ne dis pas que toutes les personnes qui auraient vécu la même chose que moi auraient développé un cancer, mais moi j’étais incapable de mettre les distances. J’ai un tempérament très nerveux, je prends les choses très à cœur, etc. C’est clair, pour moi, c’est un cancer de déchirement! Non réglés. C’est clair, clair, clair, parce que je suis une personne qui a toujours mangé sainement, je nage depuis plus de trente ans, deux fois par semaine, régulièrement. Je n’ai jamais fait d’abus d’alcool, des choses comme ça.
J’ai un cancer de la prostate, qu’est-ce que ça veut dire? Masculinité... J’ai consulté… J’ai vu quelqu’un qui travaillait avec la méthode Hamer. J’ai cherché à consulter. C’est sûr que ça rejoignait beaucoup l’affirmation de soi, s’affirmer comme mâle, comme homme, etc. Ce sont des choses dont j’étais conscient en même temps, que j’avais à travailler chez moi, à mettre des frontières, à dire oui, à dire non, à ne pas être envahi, être capable de confronter les gens dans ma vie, mes enfants et les autres. J’étais plus porté à dire oui à tout le monde.
En bref, sept répondants sur dix avaient identifié qu’ils étaient en partie responsables de leur maladie ou qu’ils avaient participé indirectement à son apparition.
Cette auto-accusation est une interprétation typique dans nos sociétés animées par des discours de santé publique qui mettent l’emphase sur l’adoption de comportements de santé, qui diffusent largement des conseils et des messages éducatifs et préventifs, et qui conçoivent l’individu, ses connaissances, ses dispositions, et ses attitudes comme des solutions efficaces au gommage des maladies. À ces vérités sur les mesures préventives de la maladie qui font voir la responsabilité de l’individu en creux, s’ajoute encore l’exercice d’une autonomie individuelle qui fait du Soi le lieu d’une gouvernance excessive et qui nourrit encore des sentiments de maîtrise et de contrôle de sa destinée. Ce sentiment d’être responsable de tout ce qui nous arrive, du pire comme du meilleur, au-delà des influences des contextes et des environnements sociaux est un classique des temps modernes fortement individualisant.
L’utilité de se croire responsable
Au-delà de cet attendu du sens qui s’ouvre sur des occasions d’interprétation et donc de croire, retenons que cette accusation de soi n’est pas sans intérêt. On pourrait la penser dommageable quand elle alourdit le fardeau de la maladie et quand elle occasionne des problèmes psychologiques qui aggravent les effets multiples de la maladie. Mais élargissons le regard, et acceptons aussi qu’une attribution de sens où l’on se croit aussi à l’origine de la maladie puisse déplacer la personne malade du statut de patient passif à celui de personne active et thérapeute. Cette responsabilisation peut servir de levier et enclencher une forme d’engagement dans la thérapie. Effectivement, en identifiant qu’elles sont responsables de leur maladie, les personnes constatent aussi qu’elles peuvent agir dans le sens contraire. L’ouverture de l’étiologie dans le sens des rapports que l’individu entretient avec la société dans son histoire personnelle lui permet de se doter d’un pouvoir de guérison. La gestion de la maladie est alors son affaire en plus de celle d’une médecine qui pose le diagnostic, une thérapie chimique et physique.
La personne malade se donne l’opportunité de se mettre à l’œuvre. En ce qui concerne les personnes atteintes de cancer présentées plus haut, elles se sont attelées par exemple à réviser un mode et une qualité de vie, à changer un ordre de priorités, des valeurs, une vision du monde, un rapport à soi et aux autres. En bref, une des parties de la cure consistait à retirer au cancer le terrain fertile qui l’alimentait. Les personnes ont notamment mobilisé des techniques et des pratiques médico-spirituelles. En regard du corps, afin d’en faire un territoire hostile à tout agent pathogène, de le parer contre des agressions, le munir de solides défenses, l’assainir, le renforcer, elles ont utilisé certaines approches et techniques comme le Reiki, le qi gong, des pratiques méditatives, la méthode ECHO, le yoga, et des thérapies psychospirituelles.
Certains ont cherché à détruire l’agent matériel responsable de front, en parallèle des thérapies allopathiques. Les techniques de visualisation ont servi en quelque sorte de stratégie militaire. Elles consistaient chez beaucoup à obtenir des effets par sympathie mimétique en produisant des images mentales et des scénarios divers. Étaient utilisées également des techniques consistant à développer un culte du moi (Wunenburger 2007), à unifier le corps et l’esprit, à s’éveiller et se développer sur le plan spirituel, à restaurer une vision positive de la vie, à s’épanouir, à trouver une paix intérieure, développer ses forces vitales, maîtriser et contrôler le tout, jusqu’à domestiquer ses fonctions vitales. De cette manière, l’auto-soin devait façonner une personnalité apte à contrarier une maladie qui fait soi-disant bon ménage avec un soi divisé, avec des pensées négatives et des sensations négligées.
L’accueil de ce croire
Sans avoir a priori l’intention de se faire thérapeutes dans le temps de la maladie, les personnes malades s’engagent auprès d’autres acteurs dans la gestion du mal, sans entrer en compétition avec eux ou les exclure de leur itinéraire. L’émergence du sens y contribue, comme elle complexifie les épisodes de maladie et rend flexibles les rapports étiologico-thérapeutiques. Que faire alors de cette inévitable émergence de sens quand on est soignant? Évidemment, la vigilance est de mise quand ce sens et les pratiques qu’il induit ont de lourdes conséquences sur le plan moral. Si ce sens implique des sentiments d’échec, d’incompétence et de désespoir exagérés, après avoir nourri un sentiment de puissance et d’espoir, il faut être vigilant. Si l’étiologie renouvelée détourne aussi du recours aux soins efficaces, les quêtes et les attributions de sens doivent inquiéter.
Néanmoins, ce sens illustre aussi la participation de la personne malade dans son épreuve. Il doit donc être respecté, quelles que soient les croyances sous-jacentes, surtout si le paternalisme n’est plus de la partie et que le partenariat est un principe phare de la relation soignante. Le sens est une fenêtre sur le statut d’acteur et de « Sujet pensant » de la personne soignée. Il témoigne de pans biographiques et permet de tenir compte de préoccupations vécues qui ne sont pas forcément éclairées par le sens du mal qui est élaboré par les experts médicaux et soignants. Il se pourrait alors que ce sens et ces croyances émergentes à cet endroit soient en fait des occasions de rencontres entre soignants et soignés, tous impliqués, dans la mesure où ils indiquent en plus l’éventail des actions à mettre en œuvre dans le prendre soin d’une singularité touchée par la maladie.
Référence
Wunenburger J-J., 2007, Imaginaires et rationalité des médecines alternatives, Paris, Les Belles Lettres.
Formé comme infirmier diplômé d’État en France, Nicolas Vonarx s’est impliqué dans le champ de la santé publique internationale avant de comprendre que les approches anthropologiques étaient incontournables pour s’engager intelligemment dans la transformation des réalités sociales. Détenteur d’une maîtrise et d’un doctorat en anthropologie, il est actuellement professeur à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Il aborde, dans ses enseignements, les dimensions anthroposociales des expériences de maladie et la santé mondiale. Ses recherches et ses réflexions portent sur l’articulation entre la religion/spiritualité et la maladie grave, sur les soins et les médecines du monde.