Par Nadia Garnoussi - 1er août 2019
Depuis une cinquantaine d’années, notre contexte socioculturel a favorisé l’émergence de nombreuses pratiques touchant la santé et le bien-être. Située entre technique de santé et technique spirituelle, la méditation fait partie de cet immense champ. L’article met en lumière des questions et des enjeux soulevés par l’intégration de la méditation dans le monde de la santé.
Le succès croissant des diverses pratiques méditatives met en évidence des traits saillants de la culture de nos sociétés occidentales. Il témoigne en particulier d’une conception dominante de l’individu suivant laquelle ce dernier doit pouvoir résoudre ses problèmes et s’épanouir en travaillant sur lui-même et en renforçant ses potentialités physiques, mentales et sociales. Dans ce contexte, la méditation doit être rattachée à l’essor et à la diversification du marché des biens de santé.
Une explosion de la recherche de santé et de bien-être, le tournant des années 1960-1970
Ce mouvement avait déjà été mis en évidence par les transformations sociétales des années 1960-1970. L’affirmation des valeurs fondées sur la reconnaissance de la singularité des individus et de leur droit à s’autodéterminer venait façonner les revendications des mouvements sociaux qui se sont organisés sur divers fronts : celui de la politique et des droits civiques, de l’écologie, mais aussi de la religion. L’une des revendications communes à ces mouvements est celle d’une plus grande autonomie, comme refus des formes historiques de domination et simultanément comme possibilité de s’épanouir en affirmant une identité et une trajectoire « choisies ».
Cette philosophie du « soi » pris comme entité singulière a donc orienté nombre de nouvelles expériences sociales, plus ou moins marginales ou contestataires, mais plus largement elle a également contribué au renouveau des normativités qui organisent la vie sociale ordinaire. Outre la diffusion de la psychologie dans la formation des professions intermédiaires ainsi que dans la littérature (avec le marché du développement personnel) et les médias de masse, nous assistons depuis les années 1970 à une extension continue du marché des pratiques de santé et de bien-être. Ces pratiques peuvent relever d’approches ou d’écoles bien définies, comme certaines médecines non conventionnelles ou psychothérapies humanistes existentielles; elles peuvent aussi être détachées de leur terreau doctrinal originaire et se présenter davantage comme des techniques que l’on peut utiliser dans des contextes très variés, dans des espaces dédiés à la santé, au développement personnel ou à la spiritualité — ces finalités pouvant d’ailleurs souvent se mêler entre elles, en particulier dans les centres psychospirituels qui revendiquent une approche « intégrative ».
La méditation de pleine conscience | du développement personnel à la nouvelle médecine mentale
C’est en partie par ce caractère hybride de la méditation, entre technique de santé et technique spirituelle, que l’on peut expliquer la diversité des appropriations dont elle fait l’objet dans nos sociétés. Parmi les courants qui la placent au cœur de leurs croyances et de leurs pratiques, certains restent plutôt marginaux — c’est le cas par exemple quand ils engagent des croyances ou des rituels qui font appel à des dimensions surnaturelles et à des réalités très éloignées de la culture occidentale et de sa rationalité. D’autres se sont montrés beaucoup plus prolifiques, en parvenant à se mouler dans une culture plus large et plus consensuelle du bien-être, du développement personnel et de la spiritualité « soft ».
Tel est le cas de la méditation Vipassana (issue du bouddhisme theravada implanté en Asie du Sud-Est), qui s’est implantée et développée aux États-Unis dans les années 1990. Pratique d’introspection, de « pleine conscience », elle a rejoint l’offre psychospirituelle en se présentant sous une forme simple et accessible à tous, qui ne nécessite pas de croyances ou d’enseignements particuliers. Parmi les figures qui ont contribué à en diffuser la pratique sur le marché du bien-être et du développement personnel, l’on trouve des psychologues et des psychothérapeutes qui affichent une proximité avec le domaine de la spiritualité, comme Jack Kornfield ou Sylvia Boorstein. Dans leurs ouvrages, adressés au grand public, ils introduisent leurs lecteurs à la méditation sous la forme d’exercices et de préceptes applicables au quotidien.
Aussi peut-on dire de ces propositions qu’elles sont à la fois existentielles et pratiques. Deux arguments forts les distinguent et peuvent permettre d’expliquer leur popularité : le premier consiste à transposer au cadre de la vie ordinaire la recherche d’une certaine félicité, tandis que le second voit dans l’accomplissement de gestes simples la promesse d’une réelle transformation de soi et de son rapport au monde. La méditation se présente donc comme une réponse modulable à la diversité des maux de l’existence, de petite ou de plus grande gravité.
C’est cette forme de méditation, très psychologisée, qui dans le tournant des années 1990-2000 a commencé à s’implanter dans le champ de la santé et dans celui de la médecine mentale. Dans la mesure où elle évoquait l’association surprenante de la religion et de la science, l’arrivée de cette « innovation » a suscité beaucoup de curiosité, y compris médiatique, laquelle a aussi indirectement contribué à développer l’offre de méditation à des fins de guérison ou de mieux-être. Dans une perspective sociologique, on y voit surtout un révélateur de la place des enjeux de santé dans nos sociétés, enjeux qui sont de nature culturelle, mais aussi idéologique et politique. Si l’on suit cette perspective, il devient très visible que le processus par lequel la « science des preuves », aux applications multiples, absorbe un ensemble de plus en plus vaste de pratiques qu’il reformate dans le même temps.
Ainsi, le premier argument que les promoteurs de l’importation de la méditation dans le champ du soin utilisent est celui de son efficacité « prouvée » par les études scientifiques. C’est le cas de Jon Kabat Zin, considéré comme un pionnier de la méditation désormais communément appelée mindfulness, dont il donne une définition explicitement en rupture avec toute vision mystique : la mindfulness est selon lui une pratique areligieuse et de ce fait qui est « philosophiquement acceptable par tous », répondant aux mêmes exigences que toute autre technique de soin, pour laquelle des indications sont définies, des effets sont attendus, des risques dûment définis. C’est donc bien en empruntant le langage de la rationalité scientifique que sont défendus prioritairement les bénéfices de la méditation. Or, ces derniers sont présentés d’autant plus positivement que la méditation apparaît comme une thérapeutique dont les contraintes ou les conséquences indésirables sont extrêmement faibles. Ses avantages et ses bienfaits sont généralement présentés, par les figures de la « nouvelle » médecine, suivant les arguments suivants :
- Sur un plan général, c’est la polyvalence de la pratique qui est valorisée : d’une part, la méditation aurait une portée curative, elle pourrait donc guérir une grande variété de douleurs ou de troubles consécutifs à une maladie somatique ou mentale, dont les maladies chroniques graves comme les cancers. D’autre part, elle aurait une portée préventive en permettant de cultiver sa « bonne » santé. Cela coïncide avec la définition de plus en plus globale que la santé recouvre : désormais celle-ci apparaît comme un état de bien-être qui présente une signification physique, psychique, mais aussi « sociale », comme le prônent en particulier les politiques de santé publique guidées par l’OMS.
- Elle répond à la lecture comportementale et cognitive de la vie psychique, suivant laquelle les pensées et les conduites négatives sont des choses sur lesquelles on peut agir et qui se transforment grâce à des techniques correctives. C’est une lecture que l’on peut dire « mécaniciste », au sens où elle rapporte toute la vie mentale, physique et sociale à des règles stables de cause à effet : par exemple une faible « estime de soi », pour reprendre des termes récurrents des approches comportementales et cognitives, aura tendance à se traduire par des symptômes physiques de stress, d’anxiété, de dépression. Le développement et la pluralisation des thérapies comportementales et cognitives (TCC) en Amérique et dans les pays européens montrent que ce type de raisonnement, légitimé par la référence aux neurosciences, s’inscrit manifestement dans un « air du temps », qui est à la recherche de méthodes reproductibles d’un individu ou d’un contexte à un autre.
- Un autre argument en faveur de la méditation est ainsi qu’elle ne demande pas d’apprentissage ou de raisonnements complexes pour être « efficace », mot clé des TCC. À l’image de la définition très simple que le courant de la mindfulness en donne — l’obtention d’un état de « non jugement », de « lâcher-prise », d’« acceptation » du moment présent — la méditation procurerait un mieux-être de façon immédiate.
- Les avantages de la méditation peuvent être d’autant plus valorisés aujourd’hui que le contexte des soins de santé est dominé par des logiques de rationalisation des pratiques et de réduction des coûts. Vue comme complémentaire ou comme alternative aux thérapies conventionnelles, elle se banalise désormais dans l’offre des services de santé, que ce soit en médecine somatique ou en médecine mentale, grâce à des formations rapides qui s’adressent en particulier aux infirmiers, impliqués à plusieurs niveaux de la prise en charge. Bien sûr, dans ce contexte de rationalisation des soins, la conformité de la méditation à la médecine des « preuves », qui valide des interventions aux effets visibles et mesurables, est fondamentale. Enfin, elle est présentée comme étant en accord avec les principes de la médecine participative, ce qui est loin d’être négligeable à l’heure de l’incitation constante des politiques de santé publique à « inclure » l’usager et à développer ses « potentialités ».
Pour expliquer l’importance de la diffusion de la méditation dans le champ de la santé et du bien-être, il est nécessaire de comprendre les évolutions de son implantation dans la culture des sociétés individualistes. Celles-ci en effet se sont progressivement structurées autour des principes d’autonomie et de responsabilité de l’individu face à la qualité et au sens de sa propre existence. Dans les décennies de la seconde partie du XXe siècle placées sous le signe de la croissance économique et de la réduction de certaines inégalités sociales, ces principes se sont en partie affirmés dans les mouvances psychologiques, spirituelles, de développement personnel, offrant des possibilités de travail sur soi et de réalisation personnelle. Depuis les années 1990-2000, l’optimisme qui accompagnait ces normes du travail sur soi s’est considérablement tassé, en même temps que les préoccupations autour de la prévention des risques et de la réduction des coûts liés à la mauvaise santé, physique tout autant que mentale, se sont imposées dans le paysage politique et sociétal. Suivant ces évolutions, des philosophies et des pratiques comme la méditation, qui relevaient plutôt des contre-cultures, se sont trouvées revisitées au prisme du pragmatisme et de la recherche d’efficacité, justifiées par les dynamiques rationalisantes de nos sociétés, mais aussi par la montée de multiples formes de souffrance. Or ces souffrances suscitent des offres de plus en plus nombreuses de soulagement, suivant une logique de marché de diversification des réponses en direction de besoins compartimentés; ainsi la méditation est aujourd’hui présentée comme une réponse thérapeutique adaptable, accessible, simple et sans risque, qu’il s’agisse de mieux traverser l’épreuve d’une maladie chronique ou de contrôler les symptômes liés à un trouble mental. Cela doit aussi nous conduire à considérer les paradoxes ou les ambivalences des usages actuels de la méditation. Car on y verra d’un côté les avantages d’une technique de bien-être, « inoffensive » idéologiquement et dans sa pratique même, prenant en compte l’individu dans sa « globalité ». Mais ces caractéristiques ne doivent pas masquer les questions qui se doivent d’être posées aux politiques de santé et aux offres de soin qu’elles soutiennent. La reconnaissance de l’efficacité de la méditation ainsi que d’autres pratiques issues de traditions ancestrales pourrait en effet indiquer l’ouverture de la médecine à d’autres formes de soin, plus indépendantes notamment du marché pharmaceutique. En revanche il convient d’insister sur le fait que la logique dominante qui permet d’inclure ou de rejeter telle ou telle thérapie reste celle de la diminution des coûts de santé et donc des recours aux soins, dont un levier majeur est l’autonomisation des individus dans la gestion des risques et de la maladie, sous toutes leurs formes. En cela, la généralisation de la méditation peut aussi être vue comme l’expression du développement continu des normes d’autocontrôle auquel nos sociétés individualistes nous invitent; sociétés où la question de la santé et du bien-être se pose tout autant comme un ressort majeur de l’amélioration de nos conditions d’existence, que comme une manière d’accentuer la responsabilité des individus dans leurs capacités ou incapacités, physiques, psychologiques et sociales.
Maître de conférences en sociologie à l’Université de Lille, membre du Centre de recherche « Individus, Épreuves, Sociétés » (CeRIES), Nadia Garnoussi mène des recherches sur les évolutions du champ de la santé mentale, au travers des politiques publiques, des pratiques thérapeutiques, mais aussi des expériences de troubles mentaux et de leur mise en récit.