Les services d’urgence ont peu changé depuis les dernières décennies. Pourtant, ils ne répondent plus tout à fait aux besoins actuels, et encore moins à ceux qui découleront des changements démographiques qui se dessinent. Des cliniciens chercheurs s’attaquent à remodeler l’urgence.
Le domaine de la recherche clinique en médecine d’urgence est encore peu exploré et exploité. Pourtant, les sujets d’étude (et les besoins!) ne manquent pas dans ce secteur placé aux premières loges des changements qui modifient petit à petit notre société.
Au Québec, parmi les urgentologues qui consacrent une partie de leur temps à la recherche clinique, plusieurs œuvrent au CHU de Québec-Université Laval (CHU), dont les Drs Éric Mercier, Simon Berthelot et Marcel Émond. Chacun à leur façon, ils ont pour objectif de rendre la médecine d’urgence plus efficace et mieux adaptée à de nouvelles réalités.
Dr Éric Mercier : améliorer la prise en charge pour mieux répondre aux besoins réels
Le Dr Éric Mercier, urgentologue et chef d’équipe en traumatologie à l’Hôpital de l’Enfant-Jésus, s’est intéressé à la recherche dès ses années de résidence. Son programme se divise en deux grands thèmes, soit l’amélioration des soins d’urgence prodigués entre la prise en charge par le personnel pré-hospitalier et l’arrivée à l’urgence ainsi que les problèmes non médicaux détectés chez les personnes âgées qui se présentent à l’urgence.
Du côté des soins pré-hospitaliers, les études se succèdent au rythme des problèmes identifiés par les acteurs du secteur pré-hospitalier, le Dr Mercier et les équipes de l’urgence. « L’idée est d’utiliser la recherche pour améliorer les choses, un projet à la fois : on identifie et on analyse un problème, on trouve une solution, puis on implante une nouvelle pratique. Ensuite, on évalue sa qualité et sa pertinence clinique avec les données recueillies. »
C’est ainsi, par exemple, que les transports en ambulance d’un patient en arrêt cardio-respiratoire ont fait l’objet d’un projet pilote. Généralement, lors de ces transports, un ambulancier conduit le plus rapidement possible en direction de l’urgence, tandis que l’autre effectue un massage cardiaque et assure la ventilation du patient. Cette manière de procéder comporte des risques pour le patient, mais aussi pour le personnel paramédical. En préparation du projet pilote, des données sur la survie des patients en arrêt cardio-respiratoire lors des transports en ambulance et sur les accidents vécus par les ambulanciers lors de ces mêmes transports ont été analysées. Ensuite, une revue de littérature a été faite. La solution trouvée pour améliorer les soins aux patients tout en préservant la sécurité des ambulanciers a été de leur apporter de l’aide : un masseur automatique et un respirateur artificiel. Ainsi, pendant le transport, l’ambulancier se concentre sur la surveillance du patient et sur les aléas de la route. Tout au long du projet pilote, des données ont été recueillies, permettant de valider le niveau de sécurité pour le patient et pour le personnel paramédical. Elles seront présentées aux instances ministérielles qui décideront si elles veulent étendre la procédure à d’autres régions.
Du côté des problèmes non médicaux détectés chez les personnes âgées se présentant à l’urgence, l’objectif global du Dr Mercier est de développer des trajectoires de soins efficaces grâce à une meilleure identification des patients et de leurs besoins. « La majorité des patients qui arrivent à l’urgence par ambulance sont dans un état de santé qui ne nécessite pas de soins urgents. Et souvent, l’urgence n’est pas le meilleur point d’atterrissage pour ces patients-là, mais c’est une porte d’entrée importante pour l’accessibilité aux soins. Alors nous voulons profiter de leur visite pour dépister d’autres problèmes, notamment de nature psychosociale, et les diriger vers des ressources plus pertinentes. Par exemple, nous avons commencé à réorienter des patients en perte d’autonomie vers des services de gériatrie sociale. Le but, c’est d’éviter le séjour à l’urgence et de mieux répondre aux besoins réels de la personne », explique le Dr Mercier. Menée en collaboration avec le Dr Marcel Émond, une étude prospective est en cours pour préciser le portrait de cette clientèle, répertorier et quantifier ses problèmes et, enfin, déterminer ses besoins réels.
Les services pré-hospitaliers étant des témoins privilégiés du milieu de vie des aînés, ils seront impliqués dans le projet pour dépister divers problèmes (maltraitance, insécurité alimentaire, etc.) et pour diriger le bon patient au bon endroit. En parallèle, les collaborations avec les ressources communautaires s’organisent pour bâtir des trajectoires de soins alternatives mieux adaptées à certains cas.
À travers les projets qu’il entreprend, l’urgentologue et chercheur Simon Berthelot vise à améliorer les soins aux patients, et ce, au meilleur coût et avec le plus petit impact environnemental possible.
Son principal programme de recherche se penche sur la comparaison de la qualité des soins et de leurs coûts dans différents milieux de soins. Ainsi, en analysant les parcours de cohortes de patients, le Dr Berthelot évalue quelle offre de soins est la meilleure pour ceux ayant un problème respiratoire aigu nécessitant une prise en charge dans les 48 heures. Si l’idée de diriger ces patients vers d’autres ressources que l’urgence, comme les super cliniques et les cliniques de médecine familiale, semble logique, elle a très peu été évaluée : est-ce que la qualité des soins est équivalente dans tous les milieux? Est-ce que cette qualité a un impact sur l’évolution de l’état de santé des patients, sur les consultations subséquentes, sur les admissions à l’hôpital, sur l’utilisation de médicaments? Est-ce que les coûts pour le système et pour le patient sont les mêmes d’un milieu à l’autre? Grâce à cette analyse, il sera possible de déterminer la ressource la plus efficiente pour le patient et pour le système et, éventuellement, de l’utiliser comme base pour effectuer d’autres comparaisons.
Le deuxième programme du Dr Berthelot se concentre sur l’évaluation de l’empreinte écologique des processus médicaux, depuis l’extraction des matières premières jusqu’à leur disposition, en passant par la fabrication, le transport et le matériel. « Les systèmes de santé occidentaux sont de très grands pollueurs, ce qui est totalement contre-productif, puisque d’un côté, le système de santé traite les maladies, mais de l’autre, il en génère. Il faut donc trouver comment limiter notre impact environnemental en développant des soins plus éco-efficients. » D’une part, le Dr Berthelot mène des analyses de cycle de vie, dont une avec une étudiante à la maîtrise (Dre Laurie Ouellet) pour comparer l’empreinte écologique de deux examens d’imagerie médicale utilisés pour les cas d’embolie pulmonaire à l’urgence, soit l’angiotomodensitométrie thoracique et la scintigraphie ventilation-perfusion. D’autre part, il contribue à la démocratisation de l’analyse du cycle de vie en créant, avec une équipe multidisciplinaire, une application informatique à l’intention des gestionnaires et des cliniciens.
Toujours dans la même optique, une étude en préparation concerne les équipements de protection individuelle (EPI) utilisés par le personnel clinique afin de se protéger des infections, notamment de la COVID-19. Le Dr Berthelot vise d’abord à évaluer combien de transmissions sont évitées grâce aux EPI et, conséquemment, quels sont les impacts sur l’absentéisme, la mortalité, etc. du personnel. Dans un deuxième temps, ce sont les impacts économiques et écologiques de l’utilisation des EPI qui seront évalués. Au final, une analyse de tous ces paramètres permettra de déterminer des critères pour une utilisation optimale des EPI, autant du point de vue de la protection des travailleurs que des coûts et des impacts environnementaux.
Le Dr Berthelot s’implique également dans des projets touchant aux trajectoires des patients de l’urgence. Ainsi, il collabore avec l’équipe du Dr Michel G. Bergeron, qui a développé des tests rapides pour diagnostiquer certains problèmes respiratoires, comme la grippe. « Environ 80 % des gens qui présentent les problèmes respiratoires ciblés par cette étude guérissent seuls. Afin de leur éviter d’attendre inutilement à l’urgence, les patients pourraient passer un test rapide dès le triage et, en combinaison avec un outil d’aide à la décision sur les risques de complications, il serait possible de déterminer si l’état de la personne nécessite une consultation médicale. » Les études préliminaires de ce projet étant presque terminées, l’essai multicentrique auquel participent quatre centres hospitaliers du Québec débutera à l’automne.
Dr Marcel Émond : adapter les services et les outils aux changements démographiques
Le Dr Marcel Émond, premier clinicien chercheur québécois en médecine d’urgence du Collège royal des médecins et chirurgiens du Canada et cofondateur de l’Initiative canadienne de recherche en urgence et traumatologie chez les aînés (ICRUTA), s’intéresse principalement à l’optimisation des soins traumatologiques et aigus aux aînés ainsi qu’à l’amélioration des outils cliniques.
On pourrait dire que l’optimisation des soins aux aînés commence dès l’arrivée à l’urgence : les guides de triage couramment utilisés sont conçus pour les clientèles adulte et pédiatrique, et non gériatrique. Le Dr Émond adapte donc ces guides avec des indicateurs spécifiques pour les personnes âgées : signes vitaux, atteintes cognitives, perception de la douleur, vulnérabilité, etc. afin de permettre un triage plus efficace et plus pertinent. En parallèle, les critères d’activation des équipes de traumatologie sont aussi revus : « Par exemple, est-ce qu’une chute de cinq marches pour personne âgée est l’équivalent d’une chute d’un arbre pour un adulte et donc un critère pour activer une équipe de traumatologie? C’est le genre de comparaisons que nous travaillons et que nous validons avec les bases de données et les cohortes de patients que nous recrutons. Nous voulons ainsi déterminer quels parcours sont les plus efficients et assurent les meilleurs soins avec un minimum de ressources. L’objectif est toujours d’optimiser les ressources, puisque celles-ci sont limitées. »
Les soins en traumatologie font aussi l’objet d’essais cliniques multicentriques randomisés, comme ceux sur les fractures de la hanche qui ont permis de changer les normes partout au Canada. Dans cette étude menée par le Dr Émond, les médicaments intraveineux qui étaient habituellement administrés pour soulager la douleur ont été presqu’entièrement remplacés par un « bloc fémoral », soit une analgésie locale. Cette nouvelle approche présente l’avantage de réduire à la fois la douleur du patient et la quantité de narcotiques nécessaires pour ce faire. Puisque la douleur et les narcotiques sont deux facteurs de risque du délirium – la complication la plus fréquente chez les personnes âgées dont chaque épisode représente quatre jours d’hospitalisation de plus –, il s’agit là d’un gain important à la fois pour les patients et pour le système.
En trame de fond de tous ses projets, le Dr Émond cherche à améliorer, à adapter ou à créer des outils selon la méthodologie des règles de décision clinique. En suivant des cohortes de patients, il extrait des facteurs prédictifs permettant de construire ou de modifier des outils qui seront utiles lors des consultations et qui aideront à améliorer la pertinence clinique non seulement au CHU, mais également dans les autres centres hospitaliers de la province, voire du Canada.
Par exemple, parmi les outils développés par le Dr Émond, l’un évalue le risque de complications dans les cas de fractures des côtes selon divers facteurs comme l’âge, le nombre de fractures, le site de la ou des fracture(s). Selon le score obtenu, le médecin est en mesure de déterminer quel suivi est nécessaire et peut concentrer les ressources sur les patients qui sont le plus à risque de complications. Un autre des outils cliniques conçu est un algorithme qui permet de décider s’il est utile ou non de faire une radiographie avant de replacer l’articulation dans les cas de luxation de l’épaule.
« En gériatrie, il y a une tendance à faire beaucoup de tests pour lesquels on obtient souvent des résultats "en zone grise" selon nos normes actuelles, ce qui induit un cercle vicieux de surinvestigation et éventuellement, de surdiagnostic. C’est le cas par exemple lorsqu’une personne âgée fait une chute : dans la plupart des cas, c’est dû à une combinaison de facteurs et non à un problème grave qui met la vie du patient en danger. Pour trouver les causes de la chute, les examens vont être multipliés, ce qui n’est pas nécessairement la bonne chose à faire. Je travaille beaucoup sur l’amélioration des connaissances pour éviter ce genre de dérives. »
Objectif : optimiser
Les trois urgentologues-chercheurs poursuivent, chacun à leur façon, le même objectif, soit celui d’optimiser les soins, les parcours et l’utilisation des ressources. D’ailleurs, ils collaborent fréquemment sur divers projets, comme celui d’intégration des services de physiothérapie à l’urgence (Drs Émond et Berthelot) ou encore celui sur les besoins non médicaux des personnes âgées se présentant à l’urgence (Drs Émond et Mercier – voir ci-dessus).
« Un patient qui est vu par l’urgentologue alors que ça ne correspond pas à son besoin réel, c’est une perte pour le patient et pour le système. Le patient doit être vu par le bon professionnel, au bon endroit, au bon moment, et le projet de physiothérapie à l’urgence correspond à cette conception. Selon moi, il faudrait aller plus loin et multiplier les modes de prise en charge des patients, ne pas se limiter au goulot d’étranglement que représente le médecin de l’urgence », résume le Dr Berthelot.