Mieux prédire, mieux prévenir
Le Dr Emmanuel Bujold, obstétricien-gynécologue et chercheur, décortique depuis plus de 20 ans les facteurs de prédiction et de prévention des principales complications de grossesse.
Les complications qui peuvent survenir pendant la grossesse sont variées, mais celles qui ont un impact à long terme chez la mère et l’enfant et celles qui causent la majorité des décès périnataux se résument en cinq grands thèmes : accouchement prématuré, prééclampsie (hypertension de grossesse), retard de croissance fœtale, mort fœtale et rupture de l’utérus. Encore aujourd’hui, ces problèmes sont trop souvent détectés en milieu, voire en fin de grossesse, alors qu’il est trop tard pour intervenir adéquatement. Le Dr Bujold espère, grâce à ses travaux de recherche clinique, améliorer la prédiction de ces complications tôt en grossesse afin de mieux les prévenir.
Une inflammation sournoise
Il y a quelques années, le Dr Bujold et son équipe ont analysé 4 000 échantillons de liquide amniotique recueilli à 16 semaines de grossesse, puis ont suivi les donneuses jusqu’à leur accouchement. Ils ont ainsi découvert la présence d’une inflammation du liquide amniotique dès la seizième semaine chez les mamans des bébés nés entre 24 et 32 semaines de gestation. En parallèle, certains des enfants nés de cette cohorte ont été suivis pour une évaluation neurologique à leur deuxième anniversaire : des problèmes de développement ont été détectés chez ceux nés à terme, mais dont le liquide amniotique de la mère présentait une inflammation à la seizième semaine. Ainsi, il semble que le problème menant à un accouchement prématuré ou à un retard neurodéveloppemental existe souvent depuis les premières semaines de grossesse.
Bien qu’une publication sur cette étude soit en préparation, les travaux sur les pathogènes et l’inflammation du liquide amniotique se poursuivent : le Dr Bujold tente maintenant de comprendre, avec différents groupes de chercheurs à travers le monde, quelles en sont les causes. De là, il serait possible de trouver le traitement adéquat. Pour le moment, l’origine bactérienne fait partie des hypothèses : selon les résultats de divers travaux du Dr Bujold, des bactéries associées soit aux maladies parodontales, soit au milieu vaginal, sont souvent trouvées dans le liquide amniotique des femmes qui accouchent prématurément. De plus, le Dr Bujold a démontré que les femmes enceintes ayant une maladie parodontale qui utilisaient dès le début de leur grossesse un rince-bouche contenant de l’alcool diminuaient significativement leur risque d’accoucher prématurément.
Un traitement simple pour des problèmes complexes
Selon une étude publiée il y a quelques années par un groupe de chercheurs anglais, lorsque le placenta est mal implanté, les risques de complications de grossesse augmentent. Afin de vérifier ces résultats, le Dr Bujold a recruté des femmes enceintes dans différentes villes canadiennes afin d’évaluer la fonction du placenta à l’aide de marqueurs biochimiques ainsi que par échographie : « Il s’est avéré que la majorité des femmes qui allaient présenter une prééclampsie grave, un retard de croissance grave et/ou une mort du fœtus avaient un problème de placenta dès leur premier trimestre de grossesse, ce qui a confirmé les résultats de l’équipe anglaise ».
En parallèle, avec Stéphanie Roberge, alors étudiante au doctorat, le Dr Bujold a entrepris les méta-analyses de plusieurs études concernant la prise d’aspirine pour traiter ces complications et dont les résultats variaient beaucoup : « Nous avons réussi à démontrer que l’aspirine, lorsqu’elle est débutée avant la seizième semaine de grossesse, qu’elle est prise à la bonne dose et pour la bonne durée, permet de prévenir la majorité des prééclampsies, des retards de croissance graves du fœtus et des morts in utero ». Cette hypothèse a par la suite été prouvée par la Fetal Medecine Foundation de Londres qui a réalisé un important essai randomisé international sur la base des données du Dr Bujold : l’aspirine favorise une bonne implantation du placenta, ce qui contribue fortement à diminuer les risques de complications habituels.
Dans le même ordre d’idées, le Dr Bujold a entrepris le projet Prévention pour lequel il compte recruter 8 000 femmes enceintes de la région de Québec au cours des quatre prochaines années. Un dépistage des grands syndromes obstétricaux sera réalisé chez ces femmes et, à celles qui seront identifiées à risque, un traitement d’aspirine sera proposé. L’objectif de l’étude est donc de comparer les données de la population générale, qui n’a pas accès à ces examens précoces, avec celles recueillies auprès de la cohorte afin de confirmer si le dépistage et le traitement préventif permettent de diminuer les cas de prééclampsie, de retards de croissance et de morts du fœtus.
Éventuellement, le Dr Bujold aimerait pouvoir offrir ce dépistage dans les régions éloignées grâce à un service d’échographie tertiaire mobile : « Nous pourrions par exemple avoir un appareil d’échographie dans un autobus qui se rendrait dans les secteurs sans services médicaux pour évaluer les femmes enceintes de façon périodique. »
Une cicatrice qui en dit long
L’autre complication de grossesse à laquelle le Dr Bujold s’intéresse plus particulièrement concerne la rupture de l’utérus. Cette rupture peut survenir à l’accouchement, lorsque la cicatrice d’une césarienne antérieure est trop mince.
Les travaux du Dr Bujold ont démontré qu’il est possible de prédire cette complication grâce à la mesure de la cicatrice, laquelle est faite lors d’une échographie. Si la cicatrice est trop mince, il est recommandé à la patiente d’accoucher à nouveau par césarienne. Grâce à cette simple mesure, le risque de rupture de l’utérus a pratiquement été éliminé dans la région de Québec pendant la durée de l’étude.
Le projet PRISMA, un essai randomisé dirigé par Nils Chaillet, chercheur de l’axe Reproduction, santé de la mère et de l'enfant au Centre de recherche du CHU, et le Dr Bujold, est en cours dans 40 maternités de la province afin d’étayer ces données. Les médecins pratiquant dans ces centres bénéficient d’une interprétation de l’échographie en téléconsultation avec le CHUL, peu importe où ils se trouvent sur le territoire québécois.
Ce premier modèle de télémédecine obstétricale sera prochainement reproduit pour d’autres examens grâce à une subvention de la Fondation canadienne pour l’innovation. « Nous savons maintenant qu’il est possible de fonctionner en téléconsultation pour mesurer la cicatrice utérine, alors nous aimerions développer ce modèle pour la détection des anomalies placentaires ou fœtales, par exemple. Cela éviterait à des femmes enceintes vivant en région éloignée de longs déplacements pour des examens spécialisés », résume le Dr Bujold.
Des tests plus accessibles pour démocratiser le dépistage
Au travers de toutes ses recherches, le Dr Bujold met doublement à profit la participation des femmes, puisqu’il leur demande habituellement divers échantillons biologiques (plasma, liquide amniotique, urine, etc.) pour la biobanque périnatale du CHU de Québec-Université Laval.
Ces échantillons permettent notamment de trouver de nouveaux biomarqueurs et, par ricochet, de développer des tests plus accessibles, notamment pour les femmes vivant en régions éloignées, que ce soit ici ou dans les pays en développement. Pour remplacer la batterie d’examens spécialisés nécessaires pour dépister la prééclampsie, le Dr Bujold rêve d’un simple test sanguin ou urinaire : « Nous pourrions le faire passer à toutes les femmes enceintes, par exemple en piquant le bout du doigt comme lorsque l’on mesure la glycémie. Si les résultats montraient que la patiente est à risque, on lui recommanderait d’avoir une évaluation plus poussée dans un centre tertiaire. »
Des tests plus simples, plus accessibles et réalisés plus tôt pendant la grossesse : voilà la clef, selon le Dr Bujold, pour améliorer les prédictions et, par le fait même, la prévention, afin d’éviter bien des complications.