Souffrance et grandes traditions

Image.


Réflexions d’un théologien




Par Jörg Engelmann - 1er décembre 2015
 

Après avoir sommairement situé ce qu’est la souffrance en regard de la douleur et du mal, l’auteur propose une réflexion sur le sens de la souffrance dans les grandes traditions spirituelles de l’humanité.

 

Si Dieu est Amour, pourquoi permet-il la souffrance du juste? Pourquoi tant de souffrance dans le monde? Qu’ai-je donc fait pour mériter une telle souffrance?

 
Questions mille fois entendues dans notre quotidien d’intervenant en soins spirituels, mais aussi de père, de collègue, de conjoint, de citoyen, de théologien... Adressées au théologien, ces questions revêtent souvent la forme d’un reproche lancinant : « Que fait "votre" Dieu? En quoi aide-t-il? » 
 
Si la posture du théologien chrétien en général, et du théologien non confessionnel que je suis en particulier, ne saurait se réduire à la défense et à l’illustration d’une théodicée particulière, il est de sa responsabilité sociale de proposer des pistes de réflexion sur ces questions et de chercher la question sous-jacente qui se cache derrière ces interrogations-injonctions. Pour cela, il convient tout d’abord de procéder à une clarification sémantique et de distinguer mal, souffrance et douleur. 
 

Douleur et souffrance : des concepts à distinguer

En effet, « on confond parfois la souffrance et la douleur physique. Les médecins calment la douleur physique d’un malade par des médicaments ou une intervention chirurgicale. La souffrance est plus profonde encore : elle est ce qui atteint le cœur de nos vies, le sens de notre existence ou de nos espérances. Par exemple, l’annonce d’une maladie incurable, la trahison d’un proche, la découverte de la stérilité. La souffrance, c’est la plongée dans la nuit, le choc contre un mur infranchissable, un labyrinthe sans issue... » (Un catéchisme protestant, 1998).
 
D’un point de vue théologique et philosophique, la souffrance appartient à la catégorie du mal. Dépassant les catégories de Leibnitz (mal physique, mal moral, mal métaphysique), la philosophe Hélène Bouchilloux propose de réfléchir à l’unité du concept de mal : « Une telle unité existe-t-elle? Si elle existe, il doit être possible de saisir l’identité dans la différence et d’articuler les différences. Que le mal soit physique, moral ou métaphysique, on le tiendra pour une déficience, pour un défaut, et, plus précisément, pour une négation ou une privation selon qu’on estime dû ou non à quelque nature ce qui fait défaut. Par exemple, la maladie est un mal parce qu’elle m’ôte la santé (ou l’usage normal de mes facultés), mais reste à savoir si la santé ou l’usage normal de mes facultés sont dus à ma nature ou non. Dans le second cas, la maladie, simple négation n’aura rien de scandaleux. Dans le premier cas, la maladie, véritable privation, aura quelque chose de scandaleux qu’on cherchera à atténuer en faisant de la maladie une conséquence de la faute ou une peine du péché. » (H. Bouchilloux, 2005).
 
Tenant la distinction « mal simple négation – mal privation », il apparaît que les questions-injonctions récurrentes adressées aux grandes religions traduisent une conception de la souffrance comme catégorie du mal-privation. 
 

La souffrance : un mal-privation

En effet ces interrogations sur la souffrance présupposent son caractère injuste, inacceptable, intolérable en référence à une anthropologie implicite de l’image1 :
 

En tant que simple négation, [...] les maladies et la mort n’ont rien que de naturel pour l’homme soumis comme tous les êtres vivants de la nature aux lois de la vie. Non seulement ces maux n’ont rien de scandaleux, mais ils peuvent contribuer à un bien supérieur, à commencer par l’intensification de la vie. En tant que véritable privation, le mal physique a quelque chose de scandaleux, et il exige d’être articulé au mal métaphysique par l’intermédiaire du mal moral. Les maladies et la mort n’ont plus rien de naturel pour l’homme créé à l’image de Dieu et se faisant dieu lui-même. Ces maux ne sont pas dus à l’union de l’âme et du corps, mais à un assujettissement de l’âme au corps consécutif au péché d’Adam. Ils sont une peine du péché (H. Bouchilloux, 2005).

 
Cette conception de la souffrance-privation nous introduit naturellement à la problématique de la faute et de l’innocence. La souffrance « peut me réduire à une non-personne. Elle m’écrase, me paralyse. Quelque chose s’empare de moi et me réduit à être moins qu’un être humain. Me voici ailleurs sur un lit d’hôpital, loin de mon monde familier. Je ne me reconnais plus et les autres pensent : comme il a changé.  » (Un catéchisme protestant, 1998). 
 
Cette réduction à « moins qu’un être humain » est acceptée comme la conséquence d’une faute. Mais comment alors justifier la souffrance du juste? Quelle est la faute qui justifie le cancer, une catastrophe naturelle ou le décès accidentel d’un enfant? 
 
C’est à cette question de la faute et de la peine que les grandes religions sont sommées de répondre. Leur réponse est paradoxale parce qu’elles ont – du moins en ce qui concerne le courant de théologie libérale et non confessionnelle auquel je me rattache – abandonné toute tentative de construire une explication rationnelle et objective du monde et de Dieu. Pour Pierre-Luigi Dubied, la théologie contemporaine, « quittant l’objectivation métaphysique, a dû redécouvrir la solidarité profonde entre la réflexion sur Dieu et la réflexion sur l’homme, son monde, ses relations, sa situation vécue » (P.L Dubied, 1988). H. Munstermann poursuit dans le même sens : « La Bible ne donne pas d’explication sur le mal et son sens » (H. Munstermann, 2009). Ce courant n’est pas propre à la théologie chrétienne et se retrouve dans certaines écoles de pensée bouddhistes libérales : « D’un point de vue bouddhiste, la vie n’a ni sens ni objectif.  » (Dzogchen Ponlop Rinpoché, 2012).
 

La souffrance : une question sans réponse…

Les grandes traditions se trouvent aujourd’hui dans la position de Dieu qui ne répond pas à Job ou alors de façon inattendue : « Dieu [...] au lieu de répondre directement à la question de Job, le convoque à une sorte de visite de l’univers tout entier, la mer et la terre, le ciel et ses intempéries, les astres et les animaux, l’hippopotame et le crocodile... Tout ce monde apparemment inutile est là. Le ressentiment contre le monde et ses injustices n’est pas tout. » (Un catéchisme protestant, 1998). La réponse des grandes traditions à la question de la souffrance est ainsi une non-réponse, une mise à distance du ressentiment spontané.
 
Chacune des grandes traditions a son accent particulier... pour ne pas répondre à la question de la souffrance/faute et pour aider à la reformuler, dans chaque expérience individuelle. 
 
Ne pas répondre, est-ce pour autant être inutile? Les grandes traditions auraient-elles donc perdu leur pertinence? Pas si l’on se réfère à Karl Jaspers pour qui « les questions sont plus essentielles que les réponses ».
 
Quel est le sens de la souffrance dans les grandes traditions religieuses? Les religions donnent-elles des réponses à la souffrance? Que faut-il attendre des religions sur cette question? Si Dieu est Dieu, pourquoi 
permet-il la souffrance? Autant de questions qui demeureront sans réponse générale et absolue, les grandes traditions n’ayant plus, en contexte post-moderne, vocation à répondre, mais à interroger, à accompagner les interrogations individuelles surgies au cœur d’expériences particulières et uniques.
 

Références

P.Bühler (Dir.), L’humain à l’image de Dieu, Labor et Fides, Genève 1989. 
 
Un catéchisme protestant, Labor et fides, Genève, 1998. 
 
H. Bouchilloux. Qu’est-ce que le mal? Vrin, Paris, 2005.
 
La Croix, 12 juillet 2009, « Chétiens et bouddhistes croisent leur regard sur le mal et la souffrance. » (version électronique : http://www.la-croix.com/Religion/Actualite/Chretiens-et-bouddhistes-croisent-leur-regard-sur-le-mal-et-la-souffrance-_NG_-2009-07-12-537005)
 
Pierre Luigi Dubied. Une approche systémique de la théologie, Delval, Neuchâtel, 1988.
 
Le Point du 21.10.2012 : Entretien avec Dzogchen Ponlop Rinpoché. (version électronique : http://www.lepoint.fr art-de-vivre/d-un-point-de-vue-bouddhiste-la-vie-n-a-ni-sens-ni-objectif-21-10-2012-1519339_4.php)
 
Dictionnaire des philosophies, Encyclopedia universalis, Paris, 2015. 
 
« La prière chez Dietrich Bonhoeffer » Jacques Doyon, Laval théologique et philosophique, vol. 32, n° 2, 1976, p. 189-212. p. 191.
 
URI : http://id.erudit.org/iderudit/1020532ar
 
DOI : 10.7202/1020532ar
 

Note

1   L’anthropologie de l’image se rapporte à l’identification de l’homme à Dieu, notamment telle qu’on la retrouve chez les Pères de l’Église. Lire à ce sujet Pierre Bühler, L’humain à l’image de Dieu, Labor et Fides 1989, p. 147-154.
 



Jörg Engelmann est doctorant en théologie pratique et président, Association des intervenantes et intervenants en soins spirituels du Québec.

 


Commentaires



 

Voir les commentaires
Aucun commentaire.

Dernière révision du contenu : le 6 juin 2022

Signaler une erreur ou émettre un commentaire