Le canevas rituel

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Repenser les rites de fin de vie à l’ère du pluralisme religieux



Par Isabelle Kostecki - 1er avril 2019

Les pratiques entourant la fin de vie ont été profondément modifiées au Québec depuis une cinquantaine d’années! Autrefois essentiellement chrétiens, les rituels entourant l’approche de la mort n’ont pas échappé à cette remise en question. Ce texte présente un outil stratégique permettant de ritualiser la mort de patients dans un contexte marqué par une diversité de rapports au religieux. En développant la métaphore du canevas rituel, l’auteure propose de réfléchir aux « couleurs » des significations véhiculées dans les rites afin d’offrir un cadre conceptuel à ceux qui souhaitent revoir leur pratique rituelle.


De nombreux intervenants et accompagnants en soins spirituels s’interrogent aujourd’hui sur la meilleure façon de concevoir des rites qui soient porteurs de sens pour les patients en fin de vie et leurs proches. En effet, le contexte social actuel pose des enjeux importants quand il s’agit de naviguer dans le pluralisme religieux et spirituel. D’une part, les intervenants en soins spirituels (ISS) sont confrontés à une importante diversité en termes de traditions religieuses désormais représentées par les usagers du système de santé, mais également en termes de la singularité des systèmes croyants individuels (Lemieux 2002). Alors que, dans le régime de la religion institutionnelle, le rite s’inscrivait dans les codes d’une tradition donnée, on assiste désormais à l’émergence d’un régime religieux, et par extension, rituel, qui est hétérogène. Ceci implique que l’on ne peut recourir a priori à la tradition chrétienne et qu’il faut trouver d’autres cadres de référence pour élaborer des rites destinés au nombre croissant d’individus distanciés de la religion instituée. 

Je présente dans cet article un outil et une approche stratégique, le « canevas rituel » qui émerge de façon implicite et transversale de la pratique des intervenants en soins spirituels (ISS) québécois rencontrés dans le cadre de ma recherche doctorale en cours. Cette étude qualitative porte sur la pratique des rites de fin de vie qui se déroulent aujourd’hui dans des établissements de santé au Québec ainsi qu’en Suisse romande, le deuxième volet comparatif de la recherche. Notons qu’il s’agit de rites informels impliquant des petits groupes familiaux lors des derniers moments de vie d’un patient, ou dans certains cas, suivant immédiatement son décès. Dans une large mesure, ces pratiques sont en voie de recomposition et font l’objet d’expérimentation de la part des ISS. 
 

Le rite orienté vers la tradition versus le rite orienté vers les participants

À ce jour, plus d’une quinzaine d’ISS ont été interviewés au sujet des rites qu’ils proposent à leurs patients en fin de vie et à leurs proches. Si on constate une variabilité considérable d’un intervenant à l’autre en termes d’approche à l’accompagnement rituel, il émerge deux modèles de ritualisation. D’une part, les tenants d’une approche fidèle à la tradition chrétienne utilisent un modèle orienté vers la liturgie, selon une démarche « descendante ». D’autre part, les intervenants qui cherchent à renouveler leur pratique en fonction de l’évolution des profils religieux adoptent un modèle orienté vers les patients et leurs familles, selon une démarche « ascendante ». Dans le premier cas, les rites de fin de vie sont typiquement inspirés de la structure du sacrement des malades et sont élaborés en référence à un patient chrétien, croyant et pratiquant. Dans le second cas, les rites sont élaborés dans une approche séculière, c’est-à-dire, selon une structure neutre sans connotation religieuse particulière, tout en étant adaptable à divers profils religieux. 

Si ce modèle séculier du rite est en cours d’expérimentation, notamment chez les ISS qui disposent d’une formation ou d’un intérêt extra-théologique, il semble qu’il soit en voie de se répandre. En effet, cette approche correspond davantage à la posture de neutralité religieuse que les ISS doivent désormais endosser dans le contexte des établissements de santé laïques pour accompagner les usagers dans leurs croyances propres et selon une logique de prestation de service. 
 

Un canevas rituel neutre… 

La plupart des intervenants en soins spirituels s’appuient sur un canevas rituel pour proposer des rites aux personnes en fin de vie et à leurs proches. Cette structure de base, qu’ils ont élaborée de leur propre chef ou qui leur a été transmise par un formateur ou chef de service, leur permet d’improviser un rite de façon structurée, puisqu’ils disposent souvent de très peu de temps entre la prise de contact avec une famille et la tenue du rite en tant que tel. Leurs canevas respectifs consistent souvent en une structure de fond polyvalente qui se prête tant à des rites aux couleurs religieuses qu’à des rites aux teintes plus laïques, de sorte qu’elle puisse être adaptée au cas par cas. 

Figure 1 : Exemple type de canevas rituel
Canevas élaboré sur la base d’éléments récurrents dans les canevas rituels recensés


Cette matrice rituelle regroupe une série d’étapes référant à des actions rituelles à entreprendre. Je propose un canevas rituel fictif en figure 1 qui consiste en un exemple type élaboré sur la base d’éléments récurrents apparaissant dans les canevas rituels orientés vers les usagers que j’ai recensés jusqu’ici. Ce canevas est constitué des étapes typiques suivantes : une introduction visant à accueillir les participants et à expliciter l’intention commune d’accompagner le mourant dans sa dernière étape de vie en entrant ensemble dans un espace-temps rituel; l’étape de l’« Héritage » consistant à ouvrir un espace de parole pour que les proches nomment ce qu’est la personne mourante pour eux et ce qu’ils gardent d’elle; l’étape « Adresse au plus Grand » servant à interpeller la divinité ou la totalité et à inscrire la personne mourante dans un cadre de référence plus Grand; l’étape du « Texte » pouvant être dédiée à la récitation d’une prière ou la lecture d’un poème; l’étape des « Bénédictions » permettant à chacun de poser un geste de bénédiction, d’intention ou d’affection envers la personne mourante; et finalement, la conclusion impliquant un commentaire sur l’avenir du mourant et de ses proches et amorçant la clôture de l’espace-temps rituel.

Les ISS élaborent ce type d’étapes rituelles selon la compréhension qu’ils ont des fonctions fondamentales que le rite devrait assurer pour les participants, notamment : rendre hommage à la personne mourante, lui faire ses adieux, intégrer du sens commun autour de sa mort et de la mort en général, évoquer un ordre plus grand, ou encore resserrer les liens de solidarité familiale. Si les canevas rituels peuvent privilégier certaines fonctions plutôt que d’autres, ils supposent une même approche fondée sur les fonctions anthropologiques du rite mortuaire. Ainsi, ces fonctions constituent le plus petit dénominateur commun à tous les rites de fin de vie.

Soulignons également que les étapes du canevas sont agencées selon la logique interne du rite de passage qui marque les transitions majeures du cycle de vie (Van Gennep 1981). Cette logique vise à actualiser la transformation de l’état du patient (Turner 2002) en représentant son passage du statut de vivant à celui de défunt. Notons que si les rites de passage entourant la mort ne sont pas synchronisés avec le changement d’état biologique (le décès) d’une personne auquel ils se rapportent, ils représentent et « donnent à vivre » ce changement d’état aux participants dans le cadre d’un espace-temps cérémoniel. Ainsi, ces rites produisent des effets réels – cognitifs et émotifs – chez ceux qui y prennent part, bien qu’il s’agisse d’événements symboliques. 

En tant que rite de passage, le rite de fin de vie est organisé en trois mouvements qui évoquent progressivement le patient dans son statut de vivant, dans sa transformation et finalement, dans son statut de défunt. On retrouve typiquement, en début de rituel, des étapes visant à attester de la vie du patient et de ses liens relationnels, ce qui permet de représenter le patient en tant que personne vivante. À cet égard, une étape, « Adresse au mourant », où l’ISS s’adresse en premier lieu directement au patient pour lui indiquer l’intention de l’accompagner dans ses derniers moments par un rite, devient opératoire pour restaurer l’identité du patient comme sujet de ce monde, particulièrement s’il est inconscient et déjà engagé dans son statut intermédiaire de « ni
vivant – ni mort ».

Fait notable, le cœur du rituel où, selon la théorie du rite de passage, advient la transformation de statut social du principal concerné, est typiquement consacré à interpeller le plus Grand (Dieu ou dans une approche plus naturaliste, l’Univers). Ainsi, les prières, la recommandation du mourant à Dieu ou encore la communion se déroulent le plus souvent au milieu du rituel. C’est lors de ce point fort du rite que le patient est inscrit dans un ordre plus grand, qui dépasse et contient le groupe, et qui permet de conférer du sens autour de sa mort. 

Le passage du patient dans le monde des défunts va quant à lui être représenté en fin de rituel avec des étapes permettant aux proches d’exprimer les dernières reconnaissances et de faire leurs adieux. En conclusion, l’ISS va souvent élaborer des commentaires abondant dans le sens de laisser aller la personne et d’envisager son existence dans une après-vie ou sous une forme altérée.
 

… aux couleurs des participants 

Le canevas rituel des ISS consiste en des actions rituelles génériques structurées selon des logiques qui échappent aux participants. Toutefois, ces actions rituelles sont mises en œuvre dans des codes linguistiques qui appartiennent à ces derniers de telle sorte que le rituel revête les couleurs du patient et de ses proches. Ces couleurs peuvent être des histoires de vie, des témoignages ou des gestes que vont générer les proches. En effet, l’approche du canevas rituel laisse une part importante à des étapes où la parole des proches est sollicitée pour témoigner de l’histoire de vie du mourant, de son rôle et de ses particularités. Par ailleurs, l’ISS va récupérer des éléments de l’histoire de vie évoquée par les proches pour personnaliser les prières et les commentaires, contextualisant ainsi le rituel dans le vécu du mourant. 

Deuxièmement, les couleurs du rituel concernent les croyances, les symboliques et les référents constituant l’imaginaire religieux du patient, sachant que la priorité est accordée à ses convictions pour personnaliser le rituel. L’ISS va typiquement s’enquérir, en amont du rituel, au sujet des croyances de la personne mourante afin de refléter celles-ci durant le rituel. Le rôle de l’ISS est donc d’assurer que les prières et les évocations de transcendance (ou d’immanence) soient significatives du point de vue du patient, et non en référence à une norme religieuse institutionnelle. Ainsi, si le patient lui-même ou ses proches évoquent certains éléments, comme Dieu, la Vierge, des anges, ou encore, la nature, comme étant significatifs pour le mourant, l’ISS récupère par la suite ces référents dans un travail rhétorique pour évoquer l’après-vie ou l’ordre cosmologique dans lequel s’inscrit le mourant. De même, le choix de prières ou de poèmes sera également déterminé par ce que l’ISS aura capté des sensibilités religieuses du patient.

Ainsi, de façon très schématique, la structure du rituel (« le canevas ») est amenée par l’ISS, alors que son contenu sémantique (« les couleurs ») est régulé par le bas : le rôle de l’ISS est alors d’insuffler des significations appropriées dans le rite selon sa compréhension des préférences du groupe, ou encore, d’inviter les participants à générer du sens en investissant l’espace-temps rituel par la parole et par le geste selon ce qui est personnellement significatif pour eux. Ceci n’implique toutefois pas que l’ISS ne propose du contenu sémantique de sa propre initiative, pour amener les participants vers une nouvelle vision du monde ou de la mort. Seulement, il procédera alors sous forme d’invitation et sans faire usage d’une quelconque autorité.

Dans le cadre conceptuel métaphorique proposé, les significations véhiculées par le rituel peuvent être catégorisées en deux teintes : les références à la verticalité qui concerne le plus Grand, la divinité ou encore un ordre totalisant (en rouge dans la figure 2) et les références à l’horizontalité qui se rapporte aux histoires de vie, aux relations sociales et à tous les autres éléments rattachés au terrestre, comme une philosophie humaniste, par exemple (en bleu dans la figure 2). 

Ainsi, comme le montre la figure 2, le canevas revêt des teintes différentes selon les étapes : les actions rituelles au cœur du rite tendent à impliquer des significations axées sur la verticalité alors que les étapes qui sont dédiées à la participation des proches, comme « L’héritage », revêtent quant à elle des teintes d’horizontalité. De façon générale, les étapes sont colorées de teintes intermédiaires, entre les extrêmes du continuum vertical-horizontal, puisque les références à ces pôles sont souvent utilisées conjointement dans un discours, un texte, ou un commentaire. 

Deuxième point, l’éventail de teintes varie selon la façon dont le canevas est adapté au cas par cas (la figure 2 représentant une instance d’application). Par exemple, si l’étape dédiée à un texte consiste en la récitation du Notre Père pour un patient croyant, la teinte sera celle de la verticalité (rouge). En revanche, s’il s’agit de lire un poème référant à une cosmologie naturaliste pour un patient athée, cette étape revêtira la teinte violacée, intermédiaire, de l’immanence. Dans cette approche du rite orientée vers les participants, le matériau premier sur lequel s’élabore le rite consiste en référents horizontaux. Particulièrement dans les cas où le patient n’est pas croyant, ou s’il est difficile de trouver un terrain d’entente au niveau de croyances religieuses partagées, les histoires de vie et la dimension relationnelle deviennent alors la première source de consensus et de communion durant le rite. Les références à la verticalité, qui confèrent une dimension religieuse au rite, sont dans cette approche secondaires et sollicitées sur une base ad hoc dans les cas où cela semble approprié.

Figure 2 : Application du canevas rituel selon des teintes verticales et horizontales

Cette nomenclature chromatique amène à saisir plus finement les possibles orientations sémantiques des rites que ne le permettent les distinctions rite religieux/rite laïque ou rite religieux/rite spirituel. Plutôt que de se baser sur deux types de rites distincts et de se demander lequel est plus approprié dans un contexte donné, il s’agit plutôt de se questionner sur les teintes qui devraient dominer le rituel tout en cohabitant avec d’autres couleurs minoritaires. Par exemple, dans le cas d’une cérémonie inspirée du sacrement des malades pour un patient attaché au catholicisme, la dominante pourrait être plutôt verticale, sans pour autant exclure l’horizontalité par souci d’impliquer les membres plus jeunes de la famille, par exemple. Par contraste, dans le cas d’une cérémonie de commémoration publique organisée par un service hospitalier, la dominante serait plutôt du côté de l’horizontal afin de préserver une neutralité souhaitable auprès d’un groupe hétérogène de grande taille. Toutefois, cette dominance des couleurs à connotation « terrestre » peut être accentuée de touches de verticalité, en filigrane, afin de conférer une dimension spirituelle au rite, sans pour autant que cette cérémonie publique paraisse « religieuse » (Dieu nous en garde!). 
 

Le rite donne à vivre des relations horizontales et verticales 

En somme, il peut être fertile de s’imaginer le rite comme un canevas structuré où se dépeignent des liens entre semblables et entre le groupe et le plus Grand. En effet, le rite peut être considéré comme une pratique relationnelle par excellence (Houseman 2006), et on peut aisément avancer que, particulièrement dans le contexte-crise de la mort, un rite significatif se devrait d’être porteur de relations avec l’autre (horizontal), et avec l’Autre (vertical). 

Si le canevas rituel permet de procéder de façon systématique dans l’établissement de ces liens durant un espace-temps structuré, envisager les contenus du rite en termes de couleurs aux accents horizontaux ou verticaux, amène à considérer l’importance de la complémentarité et de l’équilibre de ces teintes dans la composition finale. Plus concrètement, ceci donne une balise pour renouveler des rites anciens, en veillant à y ménager des espaces de participation. Appliquée à un rite liturgique, l’approche des couleurs sémantiques peut inciter l’officiant à intégrer des références correspondant aux sensibilités des contemporains. Cette représentation peut également être utile pour inventer de nouveaux rites de mort, en dépassant les lieux communs des « célébrations de la vie » et en explorant des façons d’insuffler un élan vers le plus Grand. Défini ainsi de façon ouverte, le lien vertical peut être appréhendé dans ses multiples expressions, élargissant les conventions de ce qui constitue la dimension religieuse d’un rite. Il devient alors important pour les nouveaux meneurs de rites d’enrichir leur répertoire de signifiants possibles (symboliques, gestes, récits, textes, chants, artefacts, etc.) pour mettre en œuvre des relations puissantes susceptible de porter les mourants et leurs proches dans le dernier passage. 
 

Références

Houseman, M. (2006).« Relationality » in Kreinath, Jan Snoek, et Michael Stausberg, J. (dirs). Theorizing Rituals. Vol. I: Issues, Topics, Approaches, Concepts. Leiden/Boston: Brill : 413-428

Lemieux R. (2002). « Les croyances des Québécois », conférence prononcée dans le cadre des Grandes Conférences de l’Université Laval, le 3 novembre 2002, http://www.crss.ulaval.ca/wp-content/uploads/2016/07/Conference_RLemieux_Croyances _des_ Quebecois.pdf, consulté le 15 février 2019.

Turner, Victor. 2002 (1969). « Liminality and Communitas », in Michael Lambek (dir.), A Reader in the Anthropology of Religion. Oxford : Blackwell, p. 358-374. 

Van Gennep, Arnold. Les rites de passage 1981 [1909], Paris, Picard. 
 



Isabelle  Kostecki est chercheuse-doctorante en anthropologie et en sciences des religions à l’Université de Montréal et à l’Université de Fribourg en Suisse. Elle se passionne pour l’étude du phénomène rituel dans le monde occidental contemporain depuis plusieurs années. Financée par le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada, sa thèse porte sur les rites entourant la mort en contexte institutionnel de santé sur la base d’une étude comparative menée auprès d’accompagnants spirituels au Québec et en Suisse. 

 


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