Le numérique et la santé spirituelle | poison ou remède?

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Par Martin B.Vaillancourt – 1er décembre 2022

Cet article traite de l’influence de la culture numérique en matière d’accompagnement professionnel de la vie spirituelle. Il y est donc question, dans un premier temps, des conséquences du déploiement de la culture numérique sur la santé spirituelle. Puis, la question de l’impact du numérique sur la pratique de l’accompagnement spirituel professionnel est ensuite discutée.

 
Le terme grec phármakon - φάρμακον - renvoie généralement à deux choses apparemment fort différentes, voire antithétiques: le remède et le poison. Mais comment un même mot peut-il servir à évoquer, avec autant d’habileté étymologique, deux ordres des choses qui semblent pourtant s’opposer dans leur essence même? Élucider cette énigme implique qu’il faille nous intéresser aux origines philosophiques du terme. Nous y voyons que phármakon illustre plutôt la nature complexe, voire ambivalente, de toute substance dont l’utilisation modulée pourra avoir des conséquences soit bénéfiques, soit préjudiciables1.
 
Ceci expliquant cela, il nous est plus facile de comprendre pourquoi phármakon puisse, tout en même temps, faire référence aux qualités respectives du remède et du poison. C’est qu’aux origines du mot se trouve une interrogation scientifique ancienne, à la fois pharmacologique et philosophique, dont la réflexion porte sur le paradoxe que l’on obtient quand on étudie les effets visibles sur la santé de deux substances apparemment de nature opposée – comme remède et poison – mais qui partagent, néanmoins, la même nature. Ledit paradoxe peut, dès lors, être qualifié de phármakon.
 
Voilà pourquoi le terme phármakon pourra servir à qualifier toute substance dont une certaine utilisation aura pour effet de mettre en lumière soit sa nature bénéfique, soit sa nature toxique sur la santé. Par exemple, il en est ainsi de la drogue2 dont l’usage modulé fera apparaitre tantôt le remède, tantôt le poison. Idem pour l’alcool3, dont tout le monde sait que l’usage modéré peut être bénéfique pour l’esprit et le corps, a contrario d’un usage excessif. Philosophiquement et pharmacologiquement parlant, l’alcool et la drogue peuvent donc être considérés comme des phármakons.
 
De là, la question qui nous intéresse aujourd’hui se pose en ces termes: le numérique est-il un phármakon moderne? Peut-il, tout à la fois, être considéré comme un remède et un poison technologique? Peut-il, en même temps, être source de bénéfices, mais également de préjudices pour la société et pour l’individu? Si oui, de quelle manière ce phármakon technologique influence-t-il la santé spirituelle? Nous débuterons de suite cette courte réflexion en donnant une définition sommaire du numérique.
 

Qu’est-ce que le numérique et sa « culture »?

L’étymologie nous apprend que le terme numérique exprime tout ce qui relève d’une réalité dont l’évidence s’impose d’abord à l’esprit par le nombre. Possède ainsi une dimension numérique tout ce qui se calcule. Par exemple, l’on dit du langage informatique que ce dernier est numérique puisque de nature binaire4.
 
Aujourd’hui, avec l’installation de la technologie informatique dans quasiment toutes les sphères de l’existence, le terme numérique prend une expansion sémantique considérable pour maintenant faire allusion à une certaine culture numérique, c’est-à-dire à un domaine commun de signes et de significations de type numérique5. In fine, l’on peut donc dire que c’est, globalement, en fonction du déploiement historique du réseau internet – plus ou moins intense par endroit – que cette culture nouvelle se véhicule et se symbolise. C’est donc principalement d’un nouvel espace de communications et d’interactions numériques dont il est question quand est évoqué le concept de culture numérique. Or donc, la question qui s’impose ici est de savoir si ce nouvel espace est plutôt favorable ou défavorable à la santé spirituelle de ces utilisateurs. Regardons la question de plus près.
 

La culture numérique | quelle place pour la santé spirituelle?

D’un point de vue technologique, la crise sanitaire aura permis une accélération certaine de l’intégration de la culture numérique dans toutes les sphères de la vie quotidienne. La nécessité pandémique obligea ainsi l’ensemble de la société à faire usage de tout un éventail de plateformes virtuelles afin de maintenir un taux d’interaction minimal en temps de confinement, de sorte que l’usage de plusieurs outils numériques – nécessaires au télétravail, au vidéo-entretien et l’achat numérique, par exemple – fut donc prestement exigé, de tout un chacun, afin d’éviter la désintégration du tissu économique et social.
 
L’instant d’une crise sanitaire planétaire, certaines relations humaines les plus élémentaires se sont donc vues prendre un aspect radicalement écranique. En outre, dans une perspective essentiellement publique, il parait plus qu’évident que le numérique se révéla un puissant remède contre la paralysie sociale et économique qu’imposait, à l’humanité entière, la transmission fulgurante du virus. D’un autre côté, par le même effet de virtualisation généralisé des rapports sociaux, le numérique aura certainement contribué à renforcer un sentiment d’isolement déjà bien ancré dans la société individualiste actuelle. Les personnes fragilisées par la précarité sociale auront, peut-être, ainsi vu le poids de leur isolement s’alourdir encore davantage par l’imposition du confinement, de la distanciation physique et donc, de facto, par le renvoi aux seules interactions virtuelles pour répondre à leurs besoins matériels, sociaux, affectifs, religieux et spirituels.
 
En conséquence, il n’est certainement pas anodin de poser la question des dommages collatéraux infligés à la quête de sens par la numérisation, quasi intégrale, des rapports sociaux pendant la pandémie. Par contre, cette réorientation forcée des voies d’accès traditionnelles à la vie religieuse et spirituelle aura certainement justifié la mise en marché d’une panoplie de nouveaux outils numériques afin de compenser un isolement jugé, par d’aucuns, préoccupant pour la santé spirituelle6.
 
En tentant ainsi de faciliter le maintien de la vie religieuse et spirituelle en temps de confinement, les outils numériques se spécialisant dans la mise en ligne de prières, de rituels, de récits religieux et de réseaux de contacts doivent, à notre sens, être considérés comme un antidote efficace à l’isolement religieux et spirituel engagé par la pandémie.
 
Cependant, une autre lecture du phénomène peut également nous amener à considérer le numérique comme un nouveau moyen d’expression de la souffrance humaine, particulièrement en période d’incertitudes, de bouleversements et d’isolement. Voyons à présent de quelles façons.
 

La médiation numérique dans l’accompagnement spirituel | un remède efficace?

Nous l’avons vu, l’accentuation de la culture numérique comme lègue de la pandémie aura eu pour effet d’installer durablement la réalité de la médiation numérique comme champ d’interaction valable et autorisé dans presque toutes les sphères de la vie, incluant l’accompagnement spirituel. La numérisation obligée des pratiques en intervention sociale – principalement dans le secteur de la santé – aura peut-être suscité des interrogations majeures également du côté de l’accompagnement en soins spirituels, ce secteur étant habituellement considéré comme l’un des domaines où tout accompagnement professionnel devrait, préférablement, s’opérer en mode présentiel7.
 
Si l’on admet facilement que les outils numériques seront, dorénavant, amenés à prendre toujours plus de place en intervention sociale, il convient de se demander si un espace d’expression virtuelle peut se considérer comme un espace d’expression comme un autre ou si les façons de dire et raconter la souffrance n’y pourraient pas prendre une forme qui lui soit particulière, pour le meilleur ou pour le pire.
 
Du côté du meilleur, l’accès virtuel à un intervenant en soins spirituels permettrait, sans doute, d’offrir rapidement l’écoute et l’empathie requises en cas de bouleversement de la quête de sens, au-delà même de toutes limites imposées par la distanciation physique. Ablali et Wiederspiel, dans un article intitulé Quand le lien numérique maintient le fil narratif des personnes en souffrance (2015), considèrent même qu’en certaines occasions, la mise en récit de la souffrance du patient puisse s’en voir facilitée, comme dans le cas d’une personne n’ayant ni l’envie ni la force de discuter, mais qui préférera, peut-être, raconter sa souffrance par courriel et recevoir, du même coup, son accompagnement de la même manière. Dans ce cas précis, la virtualisation de la relation d’accompagnement – et donc « l’anonymat » numérique qui en résulte – aura peut-être pour effet de permettre au patient une meilleure évocation de sa souffrance si son expression ordinaire se voit bloquer par le regard de l’intervenant. Ici, grâce à la médiation numérique, le même patient pourrait prendre tout le temps qu’il lui faut pour se raconter, clarifier ses états d’âme, se remémorer avec plus de justesse et se relire en toute intimité avant de partager sa réalité avec l’accompagnateur8.
 
En ce qui concerne le pire, la numérisation tous azimuts aura peut-être pour effet de générer un sentiment de désengagement humain, ce dernier étant produit par la dématérialisation des rapports d’accompagnement. Par exemple, dans le cas d’un processus d’accompagnement essentiellement effectué sous forme de vidéo-entretien, le patient finira, peut-être, par avoir l’impression de parler avec un écran plutôt qu’avec un véritable être humain, ce qui pourrait l’amener à relativiser la valeur et la nécessité de la démarche. Sans oublier la question de la sécurité et de la confidentialité des traces numériques que pourra laisser, dans le cyberespace, chaque exercice d’accompagnement spirituel effectué via médiation numérique. La question de la probité éthique d’une méthode d’accompagnement numérisée dans le domaine des soins spirituels est ici directement interpellée.
 

La question du numérique et de la santé spirituelle | Que doit-on en retenir?

À l’occasion de la conférence annuelle de la Society for the History of Technology de 1985 le professeur Melvin Kranzberg (1917 - 1995), spécialiste de l’histoire de la technologie, évoquait pour la première fois les désormais célèbres six lois de Kranzberg sur la technologie, dont les deux premiers articles stipulent que (1) la technologie n’est ni bonne ni mauvaise ni neutre et que (2) l’invention est la mère de la nécessité9.
 
De même en est-il pour le numérique qui, en tant que phármakon technologique, pourra se révéler tantôt un remède efficace à prescrire contre l’isolement forcé, l’éloignement physique et le malaise présentiel, tantôt un poison si la numérisation excessive de la démarche d’accompagnement (la surdose) produit un sentiment de dématérialisation de la relation d’aide, menant bientôt à son désengagement. Qui plus est que la question de la sécurité et de la confidentialité des données demeure, pour l’heure, source légitime de questionnements.
 
Au final, les conclusions que l’on tirera de l’impact du numérique sur la santé spirituelle – de même que de sa pertinence comme outils et espace d’intervention dans le domaine de l’accompagnement en soins spirituels – tiendraient avant tout de la nécessité qui justifie son utilisation…et de sa mesure. Poison ou remède pour la santé spirituelle? Comme pour le phármakon, cela dépendra toujours de la dose administrée.
 

Notes

1   Voir la fiche Wikipédia [en ligne]: https://fr.wikipedia.org/wiki/Pharmakos

2   Comme composé chimique, biochimique ou naturel.

3   En tant que boisson contenant de l'éthanol.

4   Sous la forme d’une série de 1 et de 0.

5   Il est question ici de multiples « codes sociaux » qui se manifestent généralement sous forme de croyances, de coutumes, de valeurs, de normes et de savoirs partagés par un même groupe d’individus.

6   Évidemment au profit de ce que nous appelons la « religion numérisée ». Voir à ce sujet: Perreault, Jean-Philippe; Vaillancourt, Martin, « Le numérisme: Un Objet religieux? Problématisation et notes théoriques. » Social Compass, 67/4 (2020), p.519–533.

7   Nous faisons surtout ici allusion aux divers milieux de santé.

8   Voir à ce sujet: Driss, Ablali; Wiederspiel, Brigitte, « Quand le lien numérique maintient le fil narratif des personnes en souffrance », Communication & langages, 186/4, (2015), p. 77-98.

9   Voir à ce sujet la fiche Wikipédia [en ligne]: https://en.wikipedia.org/wiki/Melvin_Kranzberg
 



Martin B. Vaillancourt est candidat au doctorat en sciences des religions et étudiant en études pastorales et accompagnement spirituel en milieu de santé à l’Université Laval de Québec.


Commentaires



 

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6 décembre 2022

Cet article met la table à une réflexion essentielle que l'on doit avoir au sortir de cette pandémie. Doit-on favoriser les accompagnements virtuels, les tolérer ou les éviter autant que possible? Quelle dose est la bonne? La même question se pose dans les relations de travail.

Par Isabelle

Dernière révision du contenu : le 6 décembre 2022

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