Par François Euvé – 1er décembre 2022
Le numérique augmente notre capacité d’action transformatrice sur le monde. Pour autant, il n’y a pas nécessaire antinomie entre voie spirituelle ou contemplative, et attitude technicienne, instrumentale. Il nous faudra apprendre à tisser des relations saines avec ces machines afin d’échapper à toute forme d’idolâtrie.
Les instruments numériques, ordinateurs, téléphones portables ou robots, marquent en profondeur et durablement notre relation au monde, aux autres, à nous-mêmes et probablement aussi à Dieu. Ils sont à la fois et alternativement fascinants et inquiétants. Ils nous fascinent par leurs performances et le pouvoir qu’ils nous donnent sur le monde. Ils nous inquiètent aussi lorsqu’il semble qu’ils échappent à notre emprise et qu’ils gouvernent nos existences. Nous pensions les maîtriser et il se peut qu’en fin de compte nous soyons maîtrisés par eux. Les machines nous gouvernent de plus en plus (Ganascia, 2017).
Quelle place peuvent occuper ces instruments dans notre vie spirituelle? Au premier regard, on aperçoit une antinomie : d’un côté la puissance d’agir sur les choses, de l’autre la capacité d’être agi par une puissance qui nous dépasse. Saisir ou être saisi, c’est ainsi que Paul Tillich situait l’enjeu de la relation à Dieu. Si nous sommes agis par nos instruments, c’est qu’ils ont (ou que nous leur conférons) un statut divin.
Dans le même temps, nous sommes entrés dans l’âge écologique. Il se caractérise à la fois par la mise en question de la modernité technicienne et par le retour d’une approche spirituelle (au sens large du mot). Le renoncement à faire usage de certains moyens à notre disposition (les énergies fossiles par exemple) s’accompagne d’un désir de contemplation de la nature. Là encore, il semblerait que la voie spirituelle, attentive, contemplative, soit antinomique de l’approche technicienne, manipulatrice et instrumentale du monde.
Je voudrais montrer qu’une troisième voie est possible. Les machines (numériques en particulier) peuvent trouver place dans la vie spirituelle, non seulement comme des outils (le téléphone portable comme support d’applications de prière, par exemple), mais aussi comme des sortes de partenaires dans une relation multiforme que l’on pourra qualifier de « spirituelle ».
Une puissance sans limites
Les instruments numériques s’inscrivent en continuité du développement des techniques. Les premiers outils venaient en aide aux capacités physiques de l’humain. Les ordinateurs visent à soutenir et augmenter les facultés intellectuelles. On parle d’intelligence artificielle. Les pionniers du monde numérique avaient bien le projet de reproduire sur des machines les facultés mentales de la personne humaine. L’analogie entre l’ordinateur et le cerveau est certes abusive, mais on ne peut nier une interaction entre le développement des machines et le progrès de nos connaissances sur le fonctionnement neuronal. Les « réseaux de neurones » s’en inspirent.
Cela part du postulat que la pensée est mécanisable. L’image de la machine est à l’arrière-plan de la représentation moderne du monde. Elle s’applique au monde physique (l’image de l’horloge appliquée à l’univers), puis aux organismes vivants (l’animal-machine) et, par extension, au corps humain. Descartes pensait protéger l’esprit en en faisant une autre substance, les neurosciences l’ont contredit. Il semble bien que le raisonnement soit un mécanisme dont on peut comprendre le fonctionnement et le reproduire sur d’autres supports.
Cela permet d’augmenter les capacités intellectuelles : mémoire, capacité de calcul, etc. De cette façon, cela nous donne une plus grande prise sur le monde. En prolongement, on pourrait envisager que les machines remplacent l’humain dont les capacités, même artificiellement augmentées, resteront limitées. Les notions de puissance et de limite sont ici centrales. Ce que vise la technique est d’augmenter la puissance sans qu’il existe a priori de limites infranchissables. Si les anciens se méfiaient de l’hubris, les modernes n’ont pas cette réticence.
On retrouve ainsi le paradoxe énoncé d’entrée de jeu : les outils conçus pour nous libérer en nous donnant une plus grande puissance d’agir s’avèrent, du fait de cette puissance illimitée, des instruments de domination. C’est ce paradoxe qu’a finement analysé le philosophe Jacques Ellul : le « système technicien » (la technique poussée jusqu’à l’extrême de sa logique) inverse la fin et les moyens. Ce qui était conçu comme un moyen, un instrument, devient une fin en soi. C’est alors l’humain, que, selon Kant, on devrait toujours considérer comme une fin, qui devient un moyen au service de la machine.
Une liberté en relation
Pour avancer dans la réflexion et tenter de se libérer de ce piège, on peut réfléchir sur le thème de la décision. Selon Dominique Dubarle, la cybernétique devait améliorer « la conduite rationnelle des processus humains » (Dubarle, 1948). C’est bien ce que l’on observe. Des applications cartographiques nous aident à trouver l’itinéraire optimal d’un lieu à un autre. De manière plus élaborée, l’aide au diagnostic médical a fait des progrès spectaculaires, en particulier dans l’analyse des images qui permettent d’identifier des pathologies que l’œil humain aurait du mal à distinguer.
Un domaine particulièrement intéressant est celui du droit. On peut concevoir des algorithmes qui, assimilant toute la jurisprudence existante, permettraient de formuler un jugement en cohérence avec tous les cas antérieurs face à un cas particulier. La mémoire d’une machine est nettement plus riche que celle d’un juge.
Est-ce à la machine de décider ? Remarquons qu’elle n’est pas soumise aux biais qui peuvent affecter une personne. Même le juge le plus expérimenté peut être influencé par son état physiologique, l’allure du prévenu, l’ambiance de la salle d’audience, etc. La machine est totalement impartiale. Il semble que le passage au numérique soit un progrès dont on aurait tort de se priver.
Mais que reste-t-il alors du facteur humain ? Un jugement n’est pas seulement un contenu – une peine de prison de telle ou telle durée – c’est une parole adressée par une personne (le juge) à une autre (le prévenu). Ce qui donne sa valeur proprement humaine à la décision provient du fait qu’elle est un acte de liberté. Dans ce cas, la décision n’est pas simplement la conclusion logique d’un raisonnement ou le résultat d’un calcul, ce que la machine sait très bien faire. En tentant de substituer à la justice imparfaite des hommes une certitude scientifique absolue, qui n’aurait plus besoin des individus, on rêve de libérer le jugement de tout biais cognitif, c’est-à-dire de toute sa part proprement humaine (Garapon et Lassègue, 2018). Ce qui nous fait humains, c’est la parole qui circule entre nous.
Quelle image de Dieu ?
Cela n’est pas sans résonance théologique. L’histoire montre que la naissance de la technique moderne n’est pas sans lien avec une certaine représentation d’un Dieu créateur qui met l’accent sur la toute-puissance (Blay et Euvé, 2019). Créé à l’image de ce Dieu, l’homme (surtout masculin) profitera de cette caractéristique et y verra la justification de ses entreprises. En transformant la nature, en la rendant plus « humaine », l’homme avait le sentiment de poursuivre l’œuvre créatrice de Dieu (Euvé, 2020).
Encore une fois, c’est la notion de puissance qui vient au premier plan. Il serait l’attribut principal de la divinité, avec l’omniscience. L’humain participerait de cette puissance, quitte à entrer en concurrence avec le divin, voire à le remplacer si l’on estime que la création comporte encore quelques défauts qu’il revient à l’humanité de rectifier.
En outre il s’agit d’une puissance individuelle, solitaire, voire solipsiste. Lorsque l’on parle d’une puissance acquise par l’humanité, il s’agira plutôt de quelques instances (personnages, entités diverses). La puissance est captatrice ; elle s’exercera souvent au détriment d’autrui, la nature bien sûr, mais aussi l’autre humain, réduit en esclavage. Ceux qui détiennent un pouvoir le font sentir aux autres.
Est-ce ainsi que le Dieu biblique exerce sa puissance? C’est tout l’inverse. Cela demanderait un examen détaillé, mais on se limitera ici à ce qui représente, pour les chrétiens, le sommet de la manifestation de la puissance divine, à savoir la résurrection du Christ. Acte de puissance, indéniablement, mais aussi, dans le Christ, acte d’extrême vulnérabilité. Plus précisément, acte de partage, de don radical de soi. La puissance n’est pas exercée au détriment d’autrui, mais en sa faveur.
Nous retrouvons ainsi la dimension relationnelle trop souvent perdue de vue. La puissance divine trouve sa réalisation dans la relation d’alliance que le Créateur établit avec ses créatures. Si Dieu est relation (dimension trinitaire), son image ne trouvera son accomplissement que dans la relation.
Retour aux machines
Le thème de la relation est fortement présent dans la sensibilité écologique actuelle. Il s’agit de retisser le lien rompu avec la nature. À l’hostilité doit succéder une forme de considération, de respect, de contemplation. Est-ce à dire que l’idéal serait de retrouver un lien immédiat avec une nature pure, telle qu’elle serait sortie des mains du Créateur avant même toute intervention humaine?
Il me semble que l’on peut tenter de sauver les machines. Pour ce faire, je m’appuierai sur la pensée de l’un des rares philosophes de la technique, Gilbert Simondon. Il est témoin des premiers ordinateurs. Sa réflexion ne porte pas principalement sur le numérique, mais, dans la mesure où ce dernier ne fait que pousser à l’extrême ce qui se jouait déjà dans le développement technicien, il est possible de l’appliquer à notre propos.
Jacques Ellul s’était surtout employé à dénoncer l’idolâtrie technicienne comme inversion de la fin et des moyens. Simondon ne l’ignore pas, mais il cherche une sorte de voie intermédiaire. Sans pouvoir constituer des entités autonomes qui pourraient se substituer à l’humain, les machines ne sont pas pour autant de simples instruments passifs. Elles ont en quelque sorte leur vie propre, une certaine capacité d’action, en dépendance de l’humain, mais pas entièrement. L’acteur humain, à la manière d’un chef d’orchestre, a pour fonction d’être le coordinateur et l’inventeur permanent des machines qui sont autour de lui (Simondon, 1989).
C’est tout particulièrement le cas dans ces machines capables d’apprentissage profond. Tout en ayant été conçues par un programmeur humain, elles se forment elles-mêmes sans assistance humaine. Quelle relation pourrons-nous établir avec elles? Il est trop tôt pour le dire, mais ce sera l’enjeu des années à venir.
La quête spirituelle vise l’union à Dieu, la communion avec lui. S’il s’agit d’un Dieu partagé, cette communion implique l’ensemble des créatures. Nous découvrons de plus en plus l’importance d’une solidarité avec les animaux et les végétaux (il faudrait sans doute ajouter les minéraux). Pourquoi n’y aurait-il pas aussi une solidarité avec les machines? Certes elles relèvent de nos productions. Il importe de ne pas les idolâtrer, ce qui correspond à une tentation fréquente, immémoriale si l’on en juge par les dénonciations récurrentes des prophètes bibliques à l’égard de ces objets faits de mains d’homme. Entre la Charybde de la fascination idolâtrique et la Scylla du rejet, il y a place pour une troisième attitude : s’intéresser aux machines, les prendre en considération, ce n’est pas simplement contempler comme en miroir le génie humain qui les a conçues.
Références
Blay, Michel et Euvé, François, Dialogue sur l’histoire, la religion et les sciences, CNRS éditions, Paris, 2019.
Dubarle, Dominique, Le Monde, 28 décembre 1948.
Ellul, Jacques, Le système technicien [1977], Le Cherche midi, Collection Documents, Paris, 2004.
Euvé, François, Théologie de l’écologie. Une création à partager, Paris, Salvator, 2021.
Ganascia, Jean-Gabriel, Le mythe de la Singularité - Faut-il craindre l’intelligence artificielle?, Seuil, Paris, 2017.
Garapon, Antoine et Lassègue, Jean, Justice digitale: révolution graphique et rupture anthropologique, Presses universitaires de France/Humensis, Paris, 2018.
Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1989.
François Euvé est jésuite, agrégé de physique et docteur en théologie. Il est professeur de théologie systématique au Centre Sèvres, titulaire de la chaire Teilhard de Chardin. Il est aussi rédacteur en chef de la revue Études. Ses travaux portent sur la théologie de la création, l’écologie, la relation entre théologie chrétienne et sciences de la nature.