Par Serge Proulx – 1er décembre 2022
À la fin du XXe siècle, nous étions devant l’émergence possible d’une « société de la communication », l’invention d’Internet nous plongeant dans une nouvelle espérance d’émancipation sociale par la communication. Or, aujourd’hui, le lien social apparaît en souffrance parce que les expériences de communication intrapersonnelle sont difficiles du fait que l’attention humaine est absorbée par les illusions numériques.
Les promesses d’une « société de la communication »
À la fin du XXe siècle, plusieurs analystes affirmaient que nous étions devant l’émergence possible d’une « société de la communication ». L’invention d’Internet nous avait en effet plongés dans une nouvelle espérance d’émancipation sociale assurée par la communication tous azimuts et le partage universel d’informations. Dans cette « société de la communication », le lien social était promis à s’étendre en quantité et surtout, en qualité. Pendant la dernière moitié du XXe siècle, la communication médiatique était en effet devenue un enjeu de société. D’abord, les médias de masse (presse, radio, télévision, câblodistribution) avaient réussi à s’imposer comme moyens privilégiés pour s’informer et communiquer à l’échelle locale, nationale et internationale. Ces moyens de grande diffusion avaient mis en place un modèle vertical de communication sociale et publique, un nombre limité de sources de production d’information réussissant à arroser et (supposément) à convaincre des audiences de masse. Ce modèle d’influence propre à la communication de masse sera éventuellement déconstruit par des chercheurs mettant en évidence un modèle de communication de masse aux effets limités.
Ensuite, plus spécifiquement, la communication publique était devenue une dimension centrale dans l’organisation de la société : ainsi, dans les décennies 1960 et 1970, il s’instaure des ministères de la communication dans les gouvernements et il se crée des départements d’étude de la communication et des médias dans les universités en vue d’assurer la formation de nouveaux spécialistes en communication et relations humaines. Pendant cette période, nous constatons une emprise progressive de la publicité dans les transactions commerciales de même qu’une importance de plus en plus grande des relations publiques et du marketing dans le fonctionnement et le rayonnement des entreprises privées et publiques. La communication agit alors comme une nouvelle idéologie au sens où elle se présente comme la solution privilégiée pour résoudre les problèmes sociaux et politiques. Les conflits sociopolitiques issus de rapports de force inégaux – par exemple, entre patrons et syndicats à l’intérieur des entreprises – pourraient ainsi se résoudre, selon cette idéologie, par un régime bien tempéré de bonne communication et de négociations raisonnées entre les agents amenant ainsi à une bonne entente (relative) et à la paix sociale.
Le début du XXIe siècle voit naître les réseaux dits « socionumériques » (Facebook en 2004, YouTube en 2005, Twitter en 2006, etc.). L’arrivée de ces plateformes numériques laisse entrevoir la possibilité de constituer une « société en réseaux », c’est-à-dire un mode d’organisation sociale au pouvoir décentralisé, se caractérisant par un modèle de communication horizontale en opposition frontale au modèle vertical et unidirectionnel de la communication de masse. Avec ce nouveau modèle participatif du « Web social », chaque internaute devient non seulement consommateur, mais également son propre producteur d’information. De plus, chaque internaute possède dorénavant la capacité de s’adresser directement à l’ensemble de tous les individus connectés où qu’ils soient situés géographiquement sur la planète. Le World Wide Web s’affirme en tant que technologie transfrontière. Ce nouveau modèle réticulaire contenait un fort potentiel de démocratisation de la communication sociale et ultimement, d’émancipation politique à l’échelle globale. Malgré le fait que les maîtres d’œuvre de l’implantation de la totalité de ces nouvelles infrastructures numériques aient été exclusivement américains (États-Unis) – ce qui représentait un risque de monopolisation économique des réseaux par les intérêts américains – tous les espoirs d’émancipation sociale étaient quand même permis. Toutefois, au fil des ans, ces technologies d’information et de communication (TIC) se sont avérées en même temps, et de manière de plus en plus dominante, des technologies de surveillance et de manipulation.
Médias sociaux et désinformation s’imposent
Les réseaux sociaux et les plateformes en ligne s’imposent aujourd’hui dans l’écosystème médiatique. Pendant leurs premières années d’existence, les réseaux sociaux en ligne installèrent un régime de communication et d’échange d’un style inédit rendant possibles des transactions originales de partage entre les personnes, a priori souvent inconnues l’une pour l’autre. Toutefois, au fil des ans, ces plateformes se sont privatisées, concentrées et professionnalisées de sorte qu’un nouveau modèle d’affaires s’est imposé : les traces laissées par les internautes sur les plateformes sont captées et monétisées dans le cadre d’une économie de l’attention. Des profils d’utilisateurs sont constitués à des fins publicitaires et commerciales; des techniques de microciblage sont mises en place, fondées sur l’achat de profils spécifiques de consommateurs par les annonceurs. Par ailleurs, la nature des contenus échangés s’est modifiée. Les contenus sont devenus souvent haineux. Les réseaux sociaux donnent aujourd’hui libre cours à une expression populaire de frustration, de haine, de rage d’abord sur le mode de l'émotion et qui reste mal argumentée, la plupart du temps. La modération et la régulation de cette parole semi-publique sont certainement à repenser. Il y a eu ces dernières années, quelques tentatives d’autorégulation par les plateformes elles-mêmes, mais ces démarches apparaissent limitées d’un point de vue éthique par le fait que la plateforme technologique est à la fois juge et partie. D’autres initiatives ont été mises en place par les instances européennes de régulation de l’environnement numérique : elles s’avèrent plus structurantes et risquent d’être suivies à l’échelle internationale, y compris par le Canada. L’univers contemporain des médias numériques présente aujourd’hui une confusion permanente entre information, opinion, croyance, désinformation, fake news.
Les réseaux sociaux en ligne sont apparus un moyen privilégié pour influencer l’opinion publique, en particulier dans un contexte politique et électoral. Aux États-Unis, l’usage massif des médias socionumériques dans le cadre d’une campagne électorale a d’abord été le fait des équipes du candidat Barack Obama lors de sa première élection présidentielle en 2008. Combiné à un recours efficace à la publicité télévisée, cet usage des médias sociaux a permis autant le recrutement des bénévoles et la récolte de fonds que l’organisation des équipes de campagne, la distribution de la publicité en ligne et la diffusion des informations assurant la promotion du candidat et de son programme. Ces premiers usages des médias sociaux par les équipes du candidat Obama sont devenus un paradigme à l’échelle internationale pour la communication politique à l’ère du numérique.
Ces techniques numériques de communication politique se sont progressivement sophistiquées. Ainsi, pendant la campagne présidentielle américaine de 2016 qui a mené à la victoire de Donald Trump, l’on sait que des équipes de pirates informatiques russes (liées aux services secrets militaires de l’État russe) ont réussi à s’infiltrer dans le cours de la campagne électorale par le biais des réseaux sociaux en ligne, de manière à amplifier des oppositions idéologiques qui existaient déjà entre certains groupes de l’électorat américain. Ces tactiques de désinformation et de radicalisation de l’expression des opinions visaient à favoriser le chaos social pour susciter un vote de protestation. Aucune enquête scientifique n'a toutefois pu démontrer que ces tactiques russes avaient réussi à elles seules à modifier l’issue du scrutin.
La défaite de Donald Trump aux élections de novembre 2020 a toutefois engendré un phénomène unique de désinformation à l’échelle de l’ensemble du territoire états-unien et pour une période d’au moins deux ans. Refusant de reconnaître sa défaite, Donald Trump a orchestré une stratégie à multiples volets pour convaincre l’opinion publique américaine que les élections lui avaient été volées. Il ne s’agit pas ici, dans le cadre de ce court article, de faire état de l’ensemble de cette stratégie trumpienne, mais simplement de mettre en évidence l’un des éléments de cette stratégie qui a consisté à diffuser massivement sur Twitter le mot-clic (hashtag) #stopthesteal (arrêter le vol). Ce mot-clic s’est alors disséminé sur le réseau Twitter – repris massivement par l’ensemble des réseaux sociaux en ligne – à un rythme tel qu’il est devenu un mot d’ordre dominant dans les manifestations de rue. La diffusion massive du mot-clic a ainsi participé directement à la constitution du mouvement social pro-Trump qui s’avère au fondement de la « caisse de résonance » du Grand Mensonge (Big Lie) consistant à affirmer que lors de l’élection présidentielle de 2020, Donald Trump a été victime d’une fraude électorale, ce qui est complètement faux. Ce cas illustre la puissance effective des médias sociaux en tant que dispositif de manipulation de l’opinion publique. Dans un tel contexte, le rapport à la vérité s’est totalement modifié. Des essayistes ont mis de l’avant l’hypothèse de l’instauration d’un régime de « post-vérité ».
Bien sûr, il y a longtemps que l’opinion publique est soumise aux techniques de désinformation et de manipulation. Dès la Première Guerre mondiale (1914-18), des stratégies de propagande avaient été mises en place par les gouvernements des nations en guerre, autant pour désinformer les publics ennemis que pour convaincre les populations alliées. Mais ce qui change aujourd’hui avec les réseaux sociaux en ligne c’est que ce dispositif médiatique possède une immense capacité de dissémination immédiate et d’amplification des fausses informations, capacité d’influence qui se voit démultipliée et qui s’insère au plus près du régime de croyances des individus connectés.
Hyperconnexion et oubli de l’expérience intérieure
Dans ce premier quart du XXIe siècle, la technologie a ainsi formaté de nouveaux modes interactifs de communication où domine le recours presque permanent aux réseaux sociaux et plateformes en ligne. L’usage fréquent dans la presse ou dans certains essais de sciences sociales de l’expression l’ère du numérique met en relief le fait que dans la société contemporaine devenue hyperindividualiste, les personnes apparaissent aujourd’hui hyperconnectées. C’est-à-dire qu’elles restent, pour la plupart, en contact permanent avec leur téléphone intelligent qui les contraint à recevoir au fil des minutes, des informations immédiates, courtes, fragmentées, la plupart du temps insignifiantes. La capacité d’attention des individus est ainsi sollicitée sans arrêt par les sonneries et les écrans (téléphone, télévision, ordinateur, jeux vidéo, véhicule automobile, etc.). Toutefois, ce temps d’attention absorbée par la communication extérieure immédiate ne peut être consacré à un apprentissage autonome des choses de la vie ou à une exploration plus en profondeur de son espace intérieur.
Dans un contexte voisin de ces réflexions, la psychanalyste Danielle Quinodoz a décrit ce que nous pourrions appeler le régime de la communication intrapersonnelle : « Mais il existe une autre forme de communication qui passe par l’intérieur des personnes et permet la rencontre de ce qu’il y a de plus profond en elles. C’est comme une présence intérieure visant à rencontrer la même présence intérieure dans l’autre et cette communication d’intérieur à intérieur passe par la zone de silence que chacun porte en soi » (Quinodoz, 2008). Nous pensons qu’à l’ère du numérique, le lien social apparaît en souffrance parce que les expériences de communication intrapersonnelle sont rendues difficiles du fait que l’attention humaine est largement absorbée par les dispositifs externes socionumériques.
On ne peut pas ne pas communiquer rappelait jadis Paul Watzlawick (1972). À l’ère du numérique, il s’additionne une dimension technologique à ce postulat de la théorie psychosociologique de la communication. Collectivement en effet, nous en sommes arrivés à penser qu’aujourd’hui l’on ne peut plus communiquer que par le biais de la médiation technique. La communication interhumaine non médiatisée par un dispositif numérique deviendrait un bien rare. Mais elle se retrouve encore – heureusement pour nous – dans les moments de communication amoureuse, familiale ou amicale vécus dans un environnement naturel a priori non pollué par la technique. Dans un tel contexte de médiatisation extrême des expériences de communication interhumaine, nous sommes tentés de formuler l’hypothèse voulant que l’ère du numérique soit susceptible d’éloigner les individus hyperconnectés de leur capacité à vivre sereinement leur propre expérience intérieure, cette dernière étant définie comme le dialogue intérieur permettant une authentique connaissance de soi. Tout se passe comme si le régime de l’hyperconnexion – et ses multiples dérives de l’attention absorbée par le monde des apparences numériques – nous empêchait, pour paraphraser la psychanalyste Danielle Quinodoz, de réaliser que le centre de gravité de l’expérience interhumaine se situe d’abord à l’intérieur de soi.
Références
Quinedoz, Danielle, Vieillir : une découverte, Paris, PUF, 2008.
Watzlawick, Paul, Une logique de la communication, Paris, Seuil, 1972.
Serge Proulx est sociologue et professeur émérite à l’École des médias de l’UQAM. Il s’intéresse particulièrement aux mutations contemporaines des usages et dispositifs d’information et de communication. Il est aussi auteur ou éditeur d’une trentaine d’ouvrages et de 200 articles et chapitres scientifiques.