Corps sain… vue d’Afrique | Corps malade… vue d’Amérique

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Par Gisèle Mandiangu Ntanda, collaboration : Bernard Roy - 1 avril 2020

L’usage inadéquat du concept de l’obésité favorise une disqualification déplacée, voire une exclusion de nombreuses personnes. Ce phénomène est associé à des enjeux culturels. Voici ce que l’auteure développe dans son texte à partir d’un événement qu’elle a vécu et qui aurait pu être insignifiant. Cependant, son expertise en santé communautaire lui a permis d’en tirer des conclusions fort intéressantes.


Un soir d’été, une amie africaine m’invitait à une fête qu’elle organisait à l’occasion de sa collation de grade. Elle venait d’obtenir son diplôme de maîtrise. Fière d’elle, elle désirait partager sa joie avec sa famille et ses amis. Elle organisa un vrai festin où elle prit soin de convier environ soixante personnes. La plupart d’entre elles étaient ses compatriotes résidant au Canada pour diverses raisons.

L’habillement des invités, tous bien vêtus, reflétait la culture africaine. On y observait des boubous brodés ou d’autres vêtements colorés de tissages propres à l’Afrique subsaharienne (ASS). Contrairement à ce que j’observe à l’Université Laval que je fréquente où, majoritairement, les gens arborent des corps minces, à cette fête, bon nombre des invités présentaient des corps aux formes bien arrondies. Des corps qui, ici au Canada, seraient associés à de l’obésité plus ou moins prononcée.

À cette fête régnait une ambiance très joyeuse. De la musique camerounaise et issue d’autres pays africains égayait le cœur des convives. Au rythme de la Rumba et de Kizomba, des invités dansaient, chantaient. Dans un coin de la salle était dressée une longue table sur laquelle reposaient des mets épicés, aux couleurs variées et aux odeurs alléchantes. Les invités avaient l’embarras du choix. Il y avait des plats concoctés avec de la viande de bœuf, de chèvre, de poulet et d’autres avec de la chair de poisson. Il y avait du pondu (feuilles de manioc), des haricots et d’autres légumes colorés. Les invités pouvaient compléter leurs assiettes déjà bien garnies avec de généreuses portions de riz, de foufou (pâte de manioc ou de maïs), d’ignames, de patates douces, de bananes plantains ou encore des beignets.

En tant qu’Africaine, j’étais très heureuse de me retrouver parmi les « miens ». La musique, la nourriture, les odeurs, les goûts et les gens me rappelaient l’ambiance, les parfums, les manières de vivre de ma terre natale. J’oubliais de vous dire : je suis née et j’ai grandi en République Démocratique du Congo (RDC). Jeune adulte, pour poursuivre des études universitaires, j’ai quitté la RDC. D’abord pour étudier en Italie, puis au Portugal. Depuis quelques années, je poursuis des études doctorales en santé communautaire à l’Université Laval.

Au cours de cette fête, un événement viendra rompre le sentiment de bien-être qui m’habitait. Un invité entreprit une conversation avec moi et me posa cette troublante question : « Madame, vous sentez-vous Africaine? ». En entendant ma réponse, perplexe, il me regarda. Manifestement, il doutait de mon identité africaine. Inquiète, je lui demandais pourquoi il manifestait autant de doute. Il me répondit ceci : « Depuis que vous êtes entrée dans la salle, je vous observe. Hormis la couleur de votre peau, ce que j’observe à travers votre habillement, votre minceur, votre façon de bouger et de manger ne me permet pas de vous associer à une femme africaine. Vous ressemblez davantage aux Blanches. » 

Il ressort de cette situation que, par mon apparence corporelle, cette personne me considérait comme « anormale ». Je me distinguais, mais pas de manière positive à ses yeux.

Cette situation s’additionnait à toutes celles qui, depuis des mois, alimentent chez moi une réflexion qui tourne autour de cette simple question : « Qu’est-ce que la normalité? ». 

Au regard de cet homme, mon corps apparaissait « anormal » pour une Africaine. Par contre, les corps ronds d’un très grand nombre d’invités lui apparaissaient tout à fait normaux pour des Africains. Toutefois, ici au Québec, inévitablement la rotondité de ces femmes et de ces hommes aurait été associée à de l’obésité. Des corps se situant en dehors de la norme « santé ».
 

Qu’est-ce que la norme, qu’est-ce qu’être normale? 

Dans les sociétés occidentales, la minceur est fortement valorisée par la mode. Une mode indissociable de l’avènement d’un discours scientifique qui, selon l’historien Georges Vigarello (2010), s’intensifia dans la seconde moitié du XIXe siècle. Une époque où les sciences médicales s’efforcèrent de catégoriser les grosseurs corporelles en les qualifiant de « petite », « moyenne » ou « grande obésité ». C’est d’ailleurs au XIXe siècle que le statisticien, Adolphe Quetelet, créera l’indice qui portera son nom et qui est à l’origine de l’indice de masse corporelle (IMC). Un indice reconnu depuis 1997 par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et qui est, aujourd’hui, indissociable du discours des milieux de la santé sur ce qu’est ou non un corps sain. Un IMC inférieur à la valeur 18,5 sera associé à de la maigreur tandis qu’un IMC se situant au-delà de 25 sera, lui, associé à du surpoids. L’obésité débutant avec un IMC de 30 sera qualifiée de modérée, de sévère à partir de 35 et de morbide au-delà d’une valeur de 40. Le poids normal, lui, se situant entre des valeurs allant de 18,5 à 25.

Au regard de la science, tout écart à ces valeurs risque d’engendrer, à plus ou moins long terme, des pathologies (Santé Canada, 2003). Il faut toutefois se rappeler qu’autrefois, dans les sociétés occidentales, la rotondité était l’apanage des gens bien nantis et la maigreur appartenait aux classes ouvrières. Aujourd’hui, le portrait s’est complètement inversé. Les corps enveloppés sont l’apanage des personnes issues des populations moins nanties tandis que les corps sveltes sont, eux, fortement prévalents au sein des populations nanties et instruites. Étrangement, comme le fait remarquer le sociologue Jean-Pierre Poulain (2009) « … dans les sociétés en développement, les gros se retrouvent dans le haut de l’échelle sociale et suscitent plutôt envie et jalousie, alors que dans les sociétés développées ils inspirent plutôt le dédain et sont plus fréquemment en bas de l’échelle sociale » (86). Il en ressort qu’au regard de la science, la vaste majorité des gens présents à la fête seraient qualifiés d’obèses. Autant d’individus qui, dans la mire de professionnels de la santé, seraient la cible d’efforts de normalisation. Conformément aux observations de Jean-Pierre Poulain, ces gens étaient tous issus de pays en voie de développement et, en général, appartenaient à des milieux africains privilégiés. 

Le questionnement de mon voisin de table m’entraîna dans l’univers douloureux de l’exclusion et de l’inclusion. 
 

Le corps n’est pas que biologique

Les sciences sociales considèrent que le corps ne peut être réduit qu’à une simple entité biologique. Il est lieu de langage, objet de reconnaissance. Lors d’une entrevue réalisée dans le cadre de mes recherches doctorales, une participante d’Afrique subsaharienne me disait que dans son pays et dans sa communauté, ici au Canada, être un peu gros est davantage apprécié que la maigreur. Elle me dit qu’« un homme ou une femme mariée doit prendre du poids. C’est apprécié. Le nouveau marié est jugé capable de subvenir aux besoins de sa jeune femme et celle-ci est jugée bonne cuisinière pour son mari […]. Avant de se marier, les filles passent une sorte de test. Il faut que « leurs fesses » soient en mesure de porter un enfant. On pose l’enfant sur les fesses de la future mariée. Si l’enfant est bien assis, alors la jeune femme est jugée en bonne santé. Elle est belle, bonne à marier et à fonder une famille […]. Il faut avoir un corps en forme de « S » » me dit-elle. 

Ici, au Québec, les gens de mon entourage congolais m’encouragent à prendre du poids afin que je présente un corps digne de mon statut social de femme mariée. Lors d’un souper, un professeur d’université congolais me dit ceci : « Madame, il faut bien manger. C’est bien pour votre image et pour celle de votre mari. Vous êtes une femme mariée, n’oubliez pas que, pour nous les Africains, muasi muasi nde nzoto ». En lingala, ces mots signifient « La femme doit avoir un corps enveloppé avec des formes bien visibles ». 

Malgré la couleur de ma peau, mon interlocuteur, par le regard qu’il portait sur ma corporalité, ne reconnaissait pas la femme africaine. Dans les sociétés africaines, il est socialement beaucoup plus acceptable d’avoir un corps bien enveloppé, surtout, comme le souligne le sociologue Jean-Pierre Poulain, lorsque la personne appartient à une classe favorisée. En de nombreuses régions du continent africain, la maigreur est associée à la pauvreté ou à la maladie. En contrepartie, la rotondité est associée à la richesse, à la réussite sociale. Un corps bien en chair, bien enveloppé constitue souvent un signe de distinction et de succès. L’anthropologue Gilles Boëtsch (2013) mentionne que, pour l’ensemble des habitants du continent africain, le corps rond est signe de réussite sociale, d’aisance économique et de bonne santé. Il demeure une valeur sociale sûre. Le corps gras, en Amérique, est généralement associé à la paresse et à l’oisiveté. 

 
Le corps, lieu de reconnaissance 

L’historienne Luce Giard et son collaborateur Pierre Mayol estiment que « le corps, dans la rue, est toujours accompagné d’une science de sa représentation dont le code est plus ou moins, mais suffisamment connu de tous les acteurs » (Giard et Mayol, 1980). En d’autres mots, par leur apparence corporelle, les membres d’une collectivité se reconnaissent et s’identifient à ceux qui partagent des valeurs proches. Et si le corps permet de rassembler ceux qui se ressemblent, il permet, du coup, de reconnaître ceux qui ne sont pas des nôtres.

Si je reviens à mon expérience, le fait que mon apparence corporelle corresponde davantage aux normes occidentales m’éloigne, du coup, des règles de convenance qui dominent au sein de ma communauté. Les manières d’être incluant la perception du corps d’un être social s’inscrivent dans ce que Michel de Certeau nomme la « convenance » qui, elle, renvoie à « …la gestion symbolique de la face publique de chacun de nous dès que nous sommes dans la rue. Elle est simultanément le mode sous lequel on est perçu et le moyen contraignant d’y rester soumis; en son fond, elle exige que toute dissonance soit évitée dans le jeu des comportements, et toute rupture qualitative dans la perception de l’environnement social » (Giard et Mayol, 1980). 

Cet interlocuteur exprimait, en fait, que je n’avais pas un corps convenable pour appartenir à la collectivité africaine. Des propos qui, il faut le reconnaître, relèvent du politique. De par mon apparence et mes manières d’être, il m’associait davantage au monde des « Blancs ». Et, considérant l’histoire coloniale de l’Afrique, cette association ne relève certes pas du compliment. À la lumière de la grille d’analyse du psychiatre et essayiste français Frantz Fanon (1995), cet échange révèle la résistance du « Noir » au destin « Blanc » que l’histoire coloniale a souhaité lui imposer.

Que faut-il retenir de cette histoire? Que l’usage du concept « obésité » pose de sérieux problèmes puisqu’il contribue à disqualifier des groupes entiers de personnes, voire même des populations. Et cette marginalisation, voire même cette stigmatisation, ne concerne pas seulement des populations autres que québécoises. Le récent vidéoclip de la chanteuse Safia Nolin « Lesbian Break-Up Song » illustre, à mon sens, les enjeux sociaux indissociables des discours sur la minceur et le poids santé. Des discours qui ont pour effet pervers de contribuer à la montée d’une obésophobie sociale, de marginaliser et de créer de l’exclusion.


 

Références

Boëtsch, G. (2013). Le corps entre normes biologiques et normes sociales. Paper presented at the Conférence du 8 octobre 2013.

Santé Canada. (2003). Lignes directrices canadiennes pour la classification du poids chez les adultes - Guide de référence rapide à l’intention des professionnels Lignes Sa Majesté la reine du Chef du Canada Retrieved from www.santecanada.ca/nutrition

Fanon, F. (1995). Peau noire, masques blancs. Paris, Le Seuil.

Giard, L., et Mayol, P. (1980). L’invention du quotidien. Paris.

Poulain, J. (2009). Sociologie de l’obésité. Paris : Presses universitaires de France; 360 p. Sciences sociales et sociétés.

Vigarello, G. (2010). Les Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité. Du Moyen Âge au XXe siècle: Histoire de l’obésité. Du Moyen Âge au XXe siècle: Le Seuil.
 



Gisèle Mandiangu Ntanda est détentrice d’une licence en sciences infirmières de l’Université de Turin (Italie) et d’une maîtrise en sciences de la consommation et de nutrition de l’université de Porto (Portugal). Elle est actuellement candidate au doctorat en santé communautaire à l’Université Laval. Sa sensibilité face aux inégalités sociales de santé l’a motivée à s’intéresser, dans le cadre de son projet doctoral, à la normativité sociale des migrants originaires d’Afrique Subsaharienne porteurs d’un diagnostic de diabète de type 2. 


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