Par Bernard Cherubini - 1er avril 2016
Parmi les grands principes de la Charte d’Ottawa, l’auteur propose de revisiter d’une manière plus substantielle deux axes, soit celui concernant les environnements favorables à la santé et celui touchant l’action communautaire. Il s’appuie notamment, pour illustrer ses propos, sur son expérience d’anthropologue impliqué dans des contextes de recherche très diversifiés.
Revisiter en 2016 les grands principes de la Charte d’Ottawa de 1986 est sans aucun doute rendre un hommage appuyé à tous ses cosignataires pour son trentième anniversaire. Quitter le tout curatif pour aller vers plus de préventif et de participatif était un choix nécessaire, volontaire et courageux, mais pas des plus aisés pour un certain nombre de pays. Ainsi, les progrès réalisés depuis trente ans en promotion de la santé ne sont pas équivalents d’un pays à l’autre, en raison le plus souvent de différences existantes au niveau des systèmes de santé locaux et des forces mobilisables sur les terrains professionnel, politique et communautaire pour mener à bien les actions que les applications de la Charte recommandent. Nous pouvons toutefois prendre deux ou trois exemples représentatifs des apports de la promotion de la santé à la réduction des risques en santé publique qui passent par un renforcement de l’action communautaire. Le premier concerne le vieillissement dans les sociétés occidentales, le second les populations immigrées confrontées à l’épidémie du sida, le troisième la santé au travail. Les deux premiers exemples nous permettent d’insister sur l’importance de deux des cinq axes de la Charte d’Ottawa de 1986 : le second axe qui recommande de « créer des environnements favorables à la santé », le troisième qui recommande de « renforcer l’action communautaire »1.
Ce second axe d’intervention, « créer des environnements favorables à la santé » est essentiel pour un anthropologue qui passe beaucoup de temps dans des cours de promotion de la santé à mettre en évidence les avantages d’une approche en écologie humaine, à savoir l’étude des facteurs sociaux et culturels qui relient les communautés humaines à l’environnement naturel, qu’il s’agisse d’un environnement rural, urbain ou périurbain. L’interaction des sociétés humaines avec leur environnement détermine beaucoup de niveaux d’appréhension du rapport à la maladie, au bien-être, aux recours thérapeutiques, aux pratiques de prévention, etc. Du reste, la troisième conférence internationale pour la promotion de la santé organisée en Suède, à Sunsvall, en juin 1991, sur le thème des « milieux favorables à la santé », insiste sur le fait que « les dimensions de toute action visant à créer des milieux favorables à la santé sont multiples : physiques, sociales, spirituelles, économiques et politiques. Tous ces aspects sont étroitement associés les uns aux autres en interaction dynamique » (OMS, 1997).
Les participants à cette conférence, venus de 81 pays, n’ont bien entendu pas manqué de souligner le décalage existant entre pays pauvres et pays riches, le fossé créé par les niveaux de pauvreté, d’oppression dont sont victimes les femmes et d’accès à une alimentation correcte, à l’eau, à l’éducation et à des soins essentiels. Les questions de santé, d’environnement et de développement humain sont indissociables et le développement doit permettre l’amélioration de la qualité de vie et de la santé tout en préservant l’environnement. Dans les pays riches, des questions comme celles du « bien vieillir en santé » relèvent aussi d’une réflexion plus approfondie sur les milieux favorables à la santé qu’il est possible de créer en ville, dans un contexte de qualité de vie urbaine, intergénérationnelle, mais aussi en milieu rural compte tenu des phénomènes de décohabitation intergénérationnelle que l’on rencontre autant au Québec qu’en France. Les zones de résidence qui accueillent les populations immigrées, les populations précaires, pauvres et vulnérables, sont-elles des milieux favorables à la santé? Et que penser de nos environnements de travail en ce début de XXIe siècle? Traiter ces questions du strict point de vue curatif ou de celui du dépistage, de la surveillance épidémiologique, ne suffit pas, ne suffit plus. Mais ce passage nécessaire à la promotion de la santé passe par une bonne maîtrise de la pratique et des actions en santé communautaire.
Le troisième axe d’intervention recommandé par cette charte d’Ottawa de 1986, « renforcer l’action communautaire » est très vite apparu comme étant un objectif absolument indispensable, mais très délicat à mettre en pratique, faute de définition acceptée par toutes les parties, de capacité de mobilisation rendue très aléatoire selon les lieux, les situations, les milieux sociaux, les milieux de vie ou de survie. Dans tous les cas, la participation de la population, la prise en compte de l’expertise des habitants, des usagers – qui constitue l’avancée la plus significative des principes de la Charte d’Ottawa – ne peuvent intervenir sans qu’un certain nombre de conditions soient réunies, à commencer par le respect des croyances, des points de vue, de la parole de l’Autre, de son existence dans un contexte social et culturel spécifique qui doit être toléré et accepté comme niveau local prioritaire de toute action de santé communautaire ou de promotion de la santé. Convaincre des professionnels de la santé, mais aussi d’autres secteurs d’intervention, de l’importance des relations et de la qualité du tissu communautaire pour intervenir en promotion de la santé n’est pas toujours aisé, en particulier dans un pays comme la France, qui enregistre un retard très important dans ce domaine, malgré l’existence de textes de loi de santé publique très précis qui en rappellent tous les principes depuis mars 2002. À l’origine de certaines réticences, il y a le plus souvent une forte méconnaissance des finalités et des tenants de ces interventions. Pour illustrer rapidement ces difficultés, nous nous appuierons ici sur notre expérience d’anthropologue impliqué dans des contextes de recherche en santé publique et santé communautaire, d’enseignement de l’éducation pour la santé et de la promotion de la santé dans des universités en France, plus particulièrement en Guyane française, à l’île de la Réunion et en Aquitaine, mais aussi de recherche au Québec entre 1987 et 1991.
Pour une écologie du « vivre ensemble » urbain en situation de pluralisme médical
En 1986, nous n’étions pas encore directement impliqués dans une réflexion ou une pratique concernant les enjeux de la promotion de la santé. Nous mettions un terme, en Guyane française, à une thèse de doctorat d’anthropologie sur les populations urbaines de la ville principale, Cayenne, et de son agglomération (environ 40 000 habitants sur une population totale estimée à 100 000 habitants en 1985), confrontées à l’épidémie du sida, en particulier par ses populations immigrées les plus récentes venues d’Haïti, du Brésil et du Surinam. Le premier cas de sida identifié rétroactivement en Guyane remonte à 1982. En septembre 1986, 59 cas de sida avaient été identifiés dont 41 chez des personnes décédées, dont, chez les hommes, 23 personnes originaires d’Haïti, 6 de Guyane française et, chez les femmes, 17 originaires d’Haïti, trois de Santo Domingo, une du Guyana et trois de Guyane française. La transmission est hétérosexuelle. Les Haïtiens concernés par ce premier recensement de cas de sida sont arrivés en Guyane depuis deux à neuf ans. On reste encore dans le cadre d’une maladie d’importation (Brousse et Benoist, 1987). La priorité reste donnée au dépistage, mais on commence à questionner les phénomènes migratoires et changements de comportement, de rôles, d’attitudes face à la maladie dans la société d’accueil.
Ce que la Charte d’Ottawa appelle des « milieux favorables à la santé » peut ici nous conduire à réexaminer les conditions d’existence de cette population immigrée haïtienne qui a rejoint les migrants brésiliens dans un habitat précaire, dit aussi « spontané » de type bidonville, en périphérie de la ville ou dans des squats du centre-ville, et bien entendu la nature des relations sociales de proximité qui se développement dans un tel contexte de précarité. Mais bâtir un projet en promotion de la santé dans ces quartiers d’habitat spontané n’est pas encore à l’ordre du jour en 1986-1987. La question ne sera véritablement posée qu’en 2004 avec la mise en place d’un « atelier santé ville » (ASV) dans le cadre des contrats de ville 2004-2006 de l’agglomération de Cayenne, un dispositif central pour coordonner le volet santé de la politique de la ville, coordonner les actions en promotion de la santé, les acteurs, avec en premier lieu les populations concernées.
Une vraie démarche ascendante est mise en place au stade du diagnostic dit « partagé » : identifier et faire connaissance avec de nouveaux acteurs, mieux cerner le rôle et la responsabilité de chacun, avoir un espace pour expliquer aux autres qui l’on est et ce que l’on fait, rencontrer des associations de quartier et faire passer des questionnaires auprès des habitants, etc. Entre temps, la démarche prioritaire avait été celle de la prévention et de l’éducation à la santé auprès des communautés à risque, dans les villages de l’intérieur de la Guyane et en milieu hospitalier, par l’intermédiaire de médiateurs de santé. Deux anthropologues, spécialistes des cultures haïtiennes et bushinegue (descendants des communautés de « marrons » originaires du Surinam) ont été ainsi recrutés au sein des hôpitaux. Il est vrai que la situation s’est fortement dégradée avec une prévalence de 587 cas de sida pour 100 000 habitants en 2003, dont près de 60 % de personnes d’origine étrangère2. Une action de prévention au sein de ces communautés passe alors directement par une connaissance partagée des croyances et des pratiques autochtones en santé, par la prise en compte du déni relatif aux modes de transmission tels qu’ils peuvent être exposés par les professionnels de la santé. Cette expérience peut être utilement réutilisée dans un contexte de pluralisme ethnique urbain qui aborderait le milieu de vie partagé comme une unité écologique réunissant différentes pratiques culturelles de l’espace et des recours thérapeutiques (jardins médicinaux urbains, pluralisme thérapeutique, etc.). Les services de santé du Québec ont eu, à la même époque et par la suite, à prendre en compte ce type de situation dans le champ de la santé mentale et du service social : proposer de s’appuyer sur le maintien des systèmes non formels de soins et proposer leur intégration dans des cliniques pluriethniques (Bibeau, 1985).
Pour être efficace, l’action communautaire ne peut se réduire à des interventions auprès des seuls groupes à risques, auprès des populations marginalisées ou minoritaires (populations immigrées, minorités ethniques, milieux homosexuels, etc.). La démarche communautaire est fondamentalement une approche de santé globale qui doit se démarquer du mythe des cultures isolées et immuables, de l’illusion des isolats culturels, d’un réductionnisme culturaliste, qui doit prendre en compte le social : le processus d’urbanisation et de migration, l’organisation de la scolarisation, du marché du travail, les rapports quotidiens entre hommes et femmes, jeunes et adultes (Vidal, 2003).
Inventer de nouvelles formes d’habitat communautaire
Cette nécessité de travailler au plus près des rapports sociaux et du lien familial et communautaire peut être illustrée par les questions qui se posent désormais aux professionnels de la promotion de la santé qui doivent intervenir sur les problèmes liés au vieillissement. On doit s’interroger en premier lieu sur les dynamiques familiales qui sont à l’origine des choix résidentiels et si des programmes publics sont mis en place pour soutenir ou favoriser la cohabitation intergénérationnelle, il faut au préalable une réflexion approfondie sur les impacts possibles de cette pratique sur les conditions de vie des ménages et des personnes visées (Boulianne, 2005). La mise sur le marché de maisons bigénérationnelles, soit des pavillons comptant deux logements contigus, mais autonomes, rejoint l’idée de payer ses « dettes morales » envers les générations précédentes, sans aller jusqu’à recréer des formes modernes d’un culte des ancêtres, mais en réaménageant des règles de sociabilité, d’entraide, de solidarité intergénérationnelle, sur de nouveaux modèles d’écologie urbaine, donc d’écologie humaine. On pourrait citer aussi l’exemple des maisons de retraite en France qui s’organisent en réseau et des résidences pour personnes âgées qui partagent des activités avec des écoles voisines. La restauration des rôles sociaux des aînés passe par ces nouvelles démarches citoyennes et participatives qui demandent un travail interdisciplinaire, intersectoriel et de proximité en promotion de la santé (Cherubini, 2007).
Mais la diversité ethnique et culturelle interfère également dans un certain nombre de situations. Par exemple, à l’île de La Réunion, les perspectives d’aller finir sa vie résidentielle en maison de retraite interpellent fortement la conscience religieuse ou spirituelle de certains Réunionnais d’ascendance indienne. Ce mode d’hébergement et l’hindouisme ne font pas forcément bon ménage. Certains n’ont plus de visite des familles, ce qui vient remettre en cause les rituels de transmission intergénérationnels vers les enfants et les petits-enfants, le rôle social de patriarche qu’incarnent les personnes âgées, et se traduit par une grande inquiétude sur la possibilité d’avoir un rite funéraire hindou qui vous fait passer dans une seconde vie, un retour de l’âme, de voir sa mort inscrite dans le calendrier des rituels (sacrifices d’animaux, offrandes, repas pour le mort, etc.) que la communauté met en place en dehors de ces hébergements pour personnes âgées. Certains vont même jusqu’à changer de religion. S’il est vrai qu’un rituel affirmé localement comme hindou est assez rare, plutôt réservé aux prêtres, il serait erroné de sous-estimer la pérennité des structures indiennes cachées derrière le masque des conduites adaptées à l’univers de la plantation, le système économique dominant dans ces sociétés créoles, jusqu’à une époque récente. Les individus forment des quasi-groupes activés lors des cérémonies, instaurant des territoires sociaux sans marque spatiale nette, mais suffisamment évidents pour définir une identité (Benoist, 1998).
Nous faisons ici l’hypothèse que cette façon de définir le tissu communautaire peut être extrapolée à d’autres groupes, à d’autres communautés et types de sociétés, et réutilisée dans un autre contexte de mise en place d’un projet en promotion de la santé. Nous avons, dans notre réflexion sur les formes d’habitat communautaire, fait régulièrement appel à l’imaginaire, à une saisie subjective des espaces urbains, à la « puissance naturante » de la ville, car la pratique quotidienne des espaces urbains porte la marque d’un imaginaire collectif local, des ressources sociales et symboliques d’un groupe ou d’une communauté, ce qui s’est avéré fort utile pour structurer des actions de prévention reposant sur la participation et l’engagement des communautés locales et des usagers des services de santé (Cherubini, 2011). Il serait sans doute aussi possible d’aborder les espaces économiques et de travail sous une forme d’articulation à peu près équivalente. Des espaces favorables à la santé au travail, à la santé mentale au travail, peuvent être redessinés par le dialogue et la participation active du personnel concerné, en évitant les « raccourcis » technologiques qui peuvent se payer cher par la suite en dommages écologiques et sanitaires (OMS, 1997).
Il existe bien entendu des limites à la mise en application de la Charte d’Ottawa qui soulève plus de questions que de réponses, liées à l’ampleur et à la diversité de ses actions, au besoin de se recentrer sur l’ensemble des besoins de l’individu perçu globalement (Renaud, Dufour et O’Loughlin, 1997). Mais nous restons persuadés que, trente ans après, la Charte d’Ottawa peut continuer à inspirer les politiques, la recherche et les interventions en promotion de la santé, même si le statut de cette dernière n’est pas toujours très bien stabilisé au sein des structures et des services de santé et même si l’anthropologie ou l’écologie humaine sont loin d’être mises en évidence dans toutes les actions de promotion de la santé. Il semble toujours indispensable de mieux cerner les grandes inconnues de la vie sociale, de l’intimité de la culture vécue ou dissimulée, l’univers coutumier irrigué par la culture et le social, pour développer l’empowerment communautaire.
Références
Benoist, J. (1998), Hindouismes créoles, Paris, éditions du CTHS.
Bibeau, G. (1985), Des pratiques différenciées de la santé, dans J. Dufresne (dir.), Traité d’anthropologie médicale, Québec, PUQ et Lyon, PUL, p. 1167-1188.
Boulianne, M. (2005), La cohabitation intergénérationnelle, le genre et la parenté au Québec, Recherches féministes, Vol. 18, n°1, p. 25-47.
Brousse, P. et Benoist, J. (1987), Migration et santé : les Haïtiens en Guyane française, Écologie humaine, Vol. V, n°1, p. 47-66.
Cherubini, B. (2007), Réconcilier les âges avec la cité, dans J. Palard et J. Vézina (dir.), Vieillissement : santé et société. Défis et perspectives, Sainte-Foy, PUL et Bordeaux, MSHA, p. 61-84.
Cherubini, B. dir. (2011), Agir pour la promotion de la santé. Une politique ouverte à l’innovation? Toulouse, érès.
OMS (1997), Créer des environnements favorables à la santé, Genève, OMS.
Renaud, L., Dufour, R. et J. O’Loughlin (1997), Intervenir localement selon les cinq axes de la Charte d’Ottawa : défi de la promotion de la santé, Ruptures, revue pluridisciplinaire en santé, Vol. 4, n°1, p. 23-34.
Vidal, L. (2003), Travers culturalistes et pertinence du social dans l’approche du sida en Afrique, dans VIH/SIDA. Stigmatisation et discrimination : une approche anthropologique, Paris, UNESCO-ONUSIDA, p. 15-19.
Notes
1 Les trois autres axes de la Charte sont : élaborer une politique publique saine, acquérir des aptitudes individuelles et réorienter les services de santé.
2 Bulletin de l’Observatoire régional de la santé en Guyane, mars 2004. En 2009, l’Agence régionale de santé dénombrait 1500 patients atteints du VIH en milieu hospitalier (7% de nouveaux cas par an), pour une population totale estimée à 230 000 habitants.
Bernard Cherubini est maître de conférences en anthropologie à l’Université de Bordeaux, responsable de la spécialité « Promotion de la santé et développement social » du master de santé publique de l’ISPED (Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement) depuis 2005 et chercheur au CMRP (Centre Montesquieu de recherches politiques). Il travaille sur les relations interethniques, l’immigration, les politiques urbaines en Guyane française depuis 1978. Il a effectué de 1987 à 1989 une recherche postdoctorale dans le laboratoire de recherches anthropologiques de l’Université Laval sur le localisme en Mauricie. Il a enseigné à l’Université de la Réunion de 1989 à 2002, dirigeant des recherches en anthropologie urbaine, en anthropologie de la santé et sur le patrimoine culturel dans les sociétés créoles.