Par André Beauchamp - 1er avril 2016
Est-il possible que la richesse de notre intériorité « détermine » notre santé? L’auteur nous propose son point de vue sur cette dimension peu prise en compte et qui renvoie à la qualité des relations, la rentrée en soi, l’importance de la beauté, et plus encore.
En retenant comme titre « Déterminants spirituels de la santé », j’ai l’impression d’enfreindre un tabou. En santé, il semble plutôt inconvenant d’utiliser un tel vocabulaire, car il pourrait a priori offenser les personnes qui se veulent strictement et exclusivement de tendance rationnelle, voire rationaliste. Évoquer le spirituel, n’est-ce pas se situer comme croyant, soit dans une confession religieuse formelle, soit dans une forme plus vague d’ésotérisme? Il n’est pas simple de sortir du dilemme et je ne voudrais pas heurter d’emblée le lecteur sceptique, critique, angoissé par la manipulation. En 2003, alors que j’étais président de la Commission de l’éthique de la science et de la technologie, j’ai eu l’insigne honneur de préfacer l’ouvrage collectif Environnement et santé publique. Fondements et pratiques1. C’est un travail immense, d’une qualité exceptionnelle qui intègre fort bien ce que l’on peut appeler les données sociales, culturelles et écologiques de la santé dans une approche intégrative et holistique. Le thème de la spiritualité n’y est pas abordé explicitement. On en retrouve quelques éléments implicitement évoqués dans les dimensions culturelles et anthropologiques, notamment au chapitre 9 (p. 227-277) qui décrit l’apport des sciences sociales en santé environnementale. Le spirituel reste un non-dit, blotti au sein de la culture perçue comme « un ensemble complexe de pratiques, de comportements, de représentations et de manières de penser qui forment ensemble un système plus ou moins intégré » (Bibeau et Vidal, p. 239). Le spirituel c’est une des composantes de la culture, mais la science moderne se veut détachée de cela. Je prends donc le risque de chercher à isoler le spirituel.
Le sens de l’intérieur
En latin, le mot spiritus signifie souffle, respiration, haleine. Son équivalent grec est pneuma et non psyché qui désigne une réalité plus abstraite, l’âme ou le moi. L’esprit c’est le souffle, la vie, l’élément vital. La tradition juive parle ici de ruah, le souffle, le vent de Dieu. Le mot esprit renvoie à la symbolique de l’air, l’air étant ce qui monte, ce qui s’élève vers le haut en opposition à la chair, bien sûr. En biologie on pense au passage de la vie marine à la vie en situation aérobique : l’air, ce dangereux poison, est devenu le carburant essentiel de l’être qui respire2. En ce sens, l’esprit désigne l’intériorité de l’être humain, ce qui en lui échappe à la terre, au sol (humus, racine du mot « homme ») et monte vers le haut, vers le divin. Dans ce contexte, la spiritualité désigne la richesse de l’intériorité, à la façon de l’air qui pénètre jusqu’au fond du ventre et qui restaure les tissus. En ce sens premier, la spiritualité, la vie spirituelle est accessible à toute personne, croyante ou pas, qui a le sens de sa profondeur intérieure et qui habite son corps.
Dans notre société très marquée par la consommation, par l’avoir, par le souci du paraître, beaucoup de gens semblent n’avoir qu’un dehors comme s’il n’y avait pas de dedans. La spiritualité, c’est la profondeur de la conscience de soi, la capacité d’assumer le silence et d’entrer en soi-même. C’est d’ailleurs là une des richesses de la vie humaine, le passage à la conscience-réflexe et à la capacité d’agir ainsi sur soi-même pour se transformer intérieurement.
La maladie reste toujours une réalité troublante : elle est ce qui nous atteint du dehors et nous menace, à la façon d’une ville assiégée. Et nous voilà cherchant à identifier le virus – quand ce n’est pas le jeteur de sort – et à trouver la médication adéquate. La maladie est aussi le reflet d’une défaillance intérieure, d’une non-coïncidence de soi à soi et nous voilà cherchant en nous-mêmes la cause de notre déchéance3. Toute maladie – et surtout la maladie grave – nous renvoie à la conscience de soi, à notre fragilité, à la profondeur de notre être. D’où la nécessité à mes yeux de la méditation et l’auto-prise en charge sans pour autant négliger l’apport de la médecine savante actuelle. Je suis suivi par un néphrologue depuis une vingtaine d’années. Chaque rencontre est précédée d’un examen du sang et de l’urine. Quand j’arrive dans son bureau, je le vois tout d’abord les yeux rivés à son écran d’ordinateur et cela m’exaspère un brin malgré la haute estime que j’ai de lui. Un jour, avant même de me regarder il m’a donné une ordonnance pour une expertise par une de ses collègues otho-rhino-laryngologiste. Je souffrais d’une parathyroïdie : l’ordinateur ne s’était pas trompé. Ma machine corporelle a des ratés. À 78 ans! Mais parfois, c’est moi qui ai mal à l’âme, comme si mon moi profond se déglinguait, comme si je cédais à la mélancolie, comme si je baissais les bras, comme si la solitude se changeait en isolement. Et j’ai peur parfois que le spécialiste ne voie que des organes abstraits interchangeables et néglige le sujet malade, souffrant et fragile, ce que mon néphrologue ne fait pas par bonheur.
Un être de relations
Lors d’une audience publique que je présidais pour la Ville de Montréal sur le réaménagement d’un hôpital, un architecte est venu nous présenter un mémoire dans lequel il expliquait qu’il est important qu’un hôpital soit beau et que son entrée établisse un pont entre la société environnante et le centre médical spécialisé. La beauté a un effet guérissant. Et le malade doit percevoir les liens qui le rattachent à la société. Élémentaire, mon cher Watson! Lors d’une maladie importante, toutes nos relations avec le milieu sont atteintes à des titres divers. Les relations avec le milieu biophysique, parce qu’on nous isole, qu’il faut rester enfermé par crainte du froid, de la pluie ou des virus. Ne plus voir les arbres, ni les oiseaux, ni le ciel étoilé, ne plus sentir le vent, ne plus marcher sur le gravier, gestes pourtant essentiels. Car nous sommes issus d’une histoire gigantesque de la vie en notre planète. Dimension cosmique profonde et nourrissante si nous savons la mettre en œuvre.
De même encore, nos relations avec les autres sont appelées à être revisitées, la plupart du temps pour le mieux. Les collègues de travail abandonnent la rivalité et la compétition pour l’entraide. « Ne t’inquiète pas, on va y voir ». Même le tire-au-flanc fera plus que sa part. Et l’ami perdu de vue vient redire sa tendresse et sa présence. Combien de conflits familiaux s’apaisent, des querelles qui ont parfois couvé des années durant. Si la mort est proche, la relation avec le conjoint, la conjointe, est reprise de fond en comble. Parfois l’expectative de l’héritage vient assombrir l’horizon et il faut alors avoir le courage de la vérité. J’ai vu littéralement des miracles de pacification.
Il en va un peu de même avec la relation à l’au-delà. Beaucoup de croyants passent par une phase de culpabilité, surtout que la tradition chrétienne a beaucoup insisté sur la peur et la culpabilité4. Image perverse de Dieu, image du pouvoir clérical autoritaire et dominateur. La seule vraie image digne de Dieu est celle de la miséricorde : la mort n’est pas une défaite, elle est un acquiescement, une remise de soi, une confiance radicale. J’ai vu cela aussi chez certains incroyants qui saisissent admirablement la profondeur du mystère.
La médecine d’aujourd’hui, dans sa complexité, nous accule à intégrer une approche holistique. L’être humain est un être de relations. La maladie transforme l’ensemble des relations que nous entretenons avec le milieu écologique, le milieu social et – pour ceux qui y croient – le milieu divin où nous vivons. La mort apparaît comme une dissolution de soi et elle est donc à cet égard une épreuve limite. Mais elle est aussi une intégration, un retour à l’origine. Les anciens chrétiens désignaient la mort : dies natalis, jour de naissance. C’est un enthousiasme de commande. Disons simplement, jour de transformation, jour d’intégration.
Je ne sais pas bien quels devraient être les déterminants spirituels de la santé. Comment à la fois inspirer la confiance, permettre la rentrée en soi et la méditation, favoriser le dialogue et la réconciliation, entourer de bonté et de beauté? La vie d’hôpital est souvent décevante : beaucoup de bruit, salubrité douteuse, promiscuité, cette odeur de désinfectant qui prend à la gorge. Et partout diffuse, la peur. Qui dira alors le prix du sourire d’une infirmière – toujours une femme en ce cas – qui vous regarde et vous invite à tenir bon.
Références
Environnement et santé publique. Fondements et pratiques. Ouvrage collectif, Paris, Montréal, Edisem, Tec et Doc, 1023 pages
Beauchamp, A. L’eau et la Terre me parlent d’ailleurs, Montréal, Novalis, 2009
Je renvoie ici aux analyses de Georges Vigarello dans Le sain et le malsain, Seuil, 1993, et à son étude plus récente Le sentiment de soi, Paris, Seuil, 2014
Delumeau, Jean. L’avenir de Dieu, Paris, Éditions CNRS, 2015
André Beauchamp est prêtre catholique, théologien, écologue canadien et auteur de nombreux ouvrages sur la spiritualité et l’environnement. Il a été premier secrétaire du ministère de l’Environnement du Québec en 1980, président du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) de 1983 à 1987, membre de la chaire d’éthique de l’environnement de l’Université McGill de 1990 à 1995, président de la Commission du BAPE sur la gestion de l’eau au Québec (1999-2000), président d’Enviro-Sage inc. et associé au Groupe Consensus. Il est actuellement membre de la Chaire d’éthique en environnement de l’Université McGill