De l’État providence à l’État néolibéral

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Par Michel O’NeillSophie Dupéré et André-Anne Parent - 1er avril 2016

Les auteurs présentent ici un historique de la promotion de la santé au Québec depuis les années 1960. La Révolution tranquille avait, bien avant la Charte d’Ottawa, mis de l’avant les principaux concepts préconisés en 1986. L’article propose entre autres un parallèle sur le rôle qu’on accorde à l’État au Québec et les conséquences sur la promotion de la santé.

 

Comme monsieur Jourdain…

Quand la Charte d’Ottawa fut proclamée en 1986, on faisait de la promotion de la santé au Québec depuis le milieu des années 1970. C’est dans la mouvance de l’État providence vers la fin de ce que les économistes ont appelé « les 30 glorieuses », c’est-à-dire les 30 années de prospérité économique dont ont bénéficié les pays occidentaux entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le milieu des années 1970, qu’est née la promotion de la santé comme discours et comme champ disciplinaire1. Cette mouvance a toutefois commencé à battre de laile quand les chocs pétroliers de 1973 et 1976 ont sérieusement hypothéqué la prospérité de l’Occident.
 
Il n’est donc pas fortuit que 1974 soit l’année où le rapport Lalonde fut publié. Ce document est devenu fameux, car il fut le premier, de la part d’un État occidental, à suggérer que les gouvernements n’investissent plus seulement dans des systèmes publics de santé hospitalo-centrés, tels ceux qu’on mettait sur pied depuis les années 1950. Il proposait plutôt de considérer que dans le « champ de la santé », quatre ensembles de facteurs jouaient un rôle (la biologie humaine, les services de santé, l’environnement et les comportements) et qu’on devrait se préoccuper des quatre, en particulier des comportements et de l’environnement.1
 
Attendu les conditions macro-économiques internationales, tous les pays occidentaux rédigèrent leur équivalent au rapport Lalonde durant la seconde moitié des années 1970. Et sur la scène internationale, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) proposa quant à elle une réorientation des services vers davantage de prévention et de « soins de santé primaires » en vue d’atteindre « la santé pour tous en l’an 2000 » . Quand elle sera proclamée en 1986, les principes et valeurs que la Charte d’Ottawa mettra de l’avant sous le vocable « nouvelle santé publique » (rôle de l’État fort, participation, responsabilisation, équité, holisme, action intersectorielle, développement durable et stratégies multiples) s’élaboraient donc depuis au moins une douzaine d’années, à partir de valeurs et principes chers à lÉtatprovidence, mais au moment où celui-ci avait amorcé son déclin.
 
Pendant que sur les scènes canadienne et internationale, la nouvelle santé publique s’élaborait, au Québec on travaillait depuis le début des années 1960 à la vaste opération de modernisation de la société qu’on finira par appeler la Révolution tranquilleTous les secteurs de la société y passaient et celui de la santé ne fit pas exception, avec une Commission d’enquête sur la santé et les services sociaux. Commencée en 1970 et basée sur un discours qui ressemblait étrangement à ce que sera celui de la nouvelle santé publique, la réforme qui allait suivre le rapport de cette commission produisit un système de santé particulièrement innovateur pour la scène nord-américaine. Le rôle de l’État y était central, comme dans tout le reste des changements introduits par la Révolution tranquille, mais la participation citoyenne y jouait aussi un rôle de premier plan. 
 
C’est pourquoi lorsqu’en 1986 le ministre fédéral Jake Epp proposa aux provinces le document qui opérationnalisait pour le Canada les principes et la vision de la Charte d’Ottawa, ses propos tombèrent un peu dans l’oreille d’un sourd. En effet, ce qu’il proposait au nom de la promotion de la santé était ce que le Québec s’évertuait déjà à faire depuis une quinzaine d’années, avec l’intégration des services sociaux et de santé dans un même ministère et avec l’orientation communautaire de son système, à travers notamment ses réseaux de Centres locaux de services communautaires (CLSC) et de Départements de santé communautaire (DSC). Un peu à la manière du fameux monsieur Jourdain de la pièce de Molière qui faisait de la prose sans le savoir, le Québec faisait, depuis des années, de la promotion de la santé sans le savoir et ne se sentit donc pas vraiment interpelé par ce nouveau discours2.
 

L’évolution des acteurs québécois en promotion de la santé depuis 19863 4 5
Les acteurs du secteur public

Si l’on regarde les activités québécoises associées à la promotion de la santé depuis 30 ans, on constate qu’elles ont d’abord été liées aux services gouvernementaux de santé publique. Des documents importants ont progressivement balisé ce qu’elles étaient et comment elles devaient se déployer, dont en particulier les différentes versions du Programme national de santé publique (PNSP) de 2003 et 2008. En phase avec les discours internationaux, on y considère la promotion de la santé comme l’une des « fonctions essentielles » de la santé publique, avec la surveillance, la protection et la prévention. Appuyés du côté formation ainsi que développement et transfert des connaissances par les universités et l’Institut national de santé publique (INSPQ, fondé en 1998), les acteurs clés en ont été le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) ainsi que les diverses moutures du réseau public d’établissements responsables des activités de santé publique, dont la dernière incarnation est le Centre intégré (universitaire le cas échéant) de santé et de services sociaux (CISSS ou CIUSSS).
 
En 2006, à cause principalement de politiques qui assuraient un filet de protection sociale plus solide qu’ailleurs au Canada, le Québec se démarquait encore des autres provinces en regard de la promotion de la santé. Toutefois, à compter de 2006, notamment sous la pression de gouvernements conservateurs à Ottawa aux politiques agressivement néolibérales, la présence de l’État diminuait et, quel que soit le parti au pouvoir, les gouvernements québécois prenaient eux aussi de plus en plus de distance avec l’État providence. Le néolibéralisme a eu une forte influence sur le discours et la pratique de la santé publique, et par ricochet sur la promotion de la santé. En proposant que les services de santé ne soient plus considérés comme un droit et un bien public, mais comme un bien de consommation, il revient à la période d’avant l’État providence. Il propose aussi une remédicalisation des interventions de la santé publique où ses dimensions collectives, sociales et politiques sont non seulement écartées6, mais farouchement critiquées, la mettant ainsi en « état de siège 7 ».
 
Ce phénomène s’est encore accentué avec l’arrivée à Québec du gouvernement libéral du premier ministre Couillard en 2014. Même s’il a fait adopter, en novembre 2015, un projet de loi très contraignant sur le contrôle du tabac, et même s’il sortait discrètement, début décembre 2015, un nouveau Programme national de santé publique, c’est surtout pour son agressivité envers les dimensions sociales et politiques de la santé publique que ce gouvernement s’est fait remarquer. En effet, les budgets des nouveaux CISSS/CIUSSS dans ce domaine ont été amputés de près du tiers en regard de ceux des anciennes Directions régionales de santé publique, sans que l’on touche aux médecins et en remerciant beaucoup de personnel lié aux activités de promotion de la santé.8
 

Les autres acteurs

Cela a amené d’autres acteurs à remplacer progressivement les acteurs du secteur public dans le domaine, dont les organismes communautaires, les organismes philanthropiques et les entreprises privées. 
 
Au Québec, les organismes communautaires, un ensemble hétéroclite d’organisations sans but lucratif nées en bonne partie lors de la Révolution tranquille, ont toujours été des intervenants majeurs dans le milieu de la santé9. Dans la mesure où l’État coupait les services publics, ils ont été appelés à jouer un rôle de plus en plus central en promotion de la santé, en particulier auprès des populations les plus démunies et les plus marginales. En 2016, la Table des regroupements provinciaux d’organismes communautaires et bénévoles regroupait plusieurs milliers d’organisations provenant de 39 associations. Comme il vivote financièrement grâce à des subventions gouvernementales ou à de l’argent provenant de fondations, l’univers du communautaire a toujours entretenu des rapports ambigus avec l’État. Ces rapports se sont tendus encore davantage et ont rendu le rôle des organismes communautaires encore plus difficile àjouer depuis les coupures à répétition dans les budgets gouvernementaux, tant fédéraux que provinciaux, à lère de laustérité néolibérale.
 
Ce sont donc des organismes philanthropiques, souvent associés à des associations de professionnels de la santé, de même que des entreprises privées offrant divers services surtout en rapport avec la modification des habitudes de vie (régimes alimentaires, programmes d’activité physique, aide à la cessation tabagique, coaching de vie, etc.) qui deviennent des acteurs plus centraux en promotion de la santé québécoise par les temps qui courent. En effet, de très nombreux organismes, notamment ceux qui lèvent des fonds en rapport avec diverses maladies, profitent de la popularité de l’activité physique dans certaines couches sociales en proposant force marchethons, coursethons, cyclethons et autres. L’exemple québécois emblématique à cet égard, le Grand Défi Pierre Lavoie auquel la Fédération des médecins omnipraticiens s’est récemment associée, est d’ailleurs abordé en détail dans un article du présent numéro de Spiritualitésanté.
 
Toujours du côté des organismes philanthropiques, une caractéristique unique du champ québécois de la promotion de la santé demeure la présence d’une fondation privée qui y est formellement dédiée, la Fondation Lucie et André Chagnon. Lancée en 2000, elle fut dotée d’un actif initial de 1,4 milliard de dollars, ce qui en faisait la plus importante fondation privée au Canada. Son pouvoir de dépenser hors du commun, de même que sa volonté de construire des partenariats de longue durée à la fois avec les milieux communautaires, gouvernementaux et universitaires, en ont fait depuis une quinzaine d’années un acteur controversé, mais incontournable de l’univers de la promotion de la santé au Québec. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Groupe Entreprises en santé, abordé lui aussi dans le présent numéro, est une émanation de la Fondation Chagnon.

Et l’avenir  |la prévention?

Il est donc indéniable que depuis la promulgation de la charte d’Ottawa en 1986, l’évolution du champ de la promotion de la santé au Québec a suivi l’évolution générale de la société où le rôle de l’État, central pendant longtemps, est devenu de plus en plus marginal dans la mesure où l’idéologie néolibérale envahissait la planète. Mais les sociétés continuent à évoluer et bien malin qui saurait dire vers où elles s’acheminent quand on regarde les printemps arabes, le mouvement des indignés10 ou plus récemment la signature de l’accord de Paris sur l’environnement, le tout sur fond d’explosion des intégrismes religieux et du terrorisme international. 
 
Chose certaine, il y a fort à parier que l’avenir immédiat de la promotion de la santé québécoise se jouera autour du contenu que prendra le mot « prévention », qui a pris l’avant-scène depuis quelque temps. La prévention est en effet à la fois la signature institutionnelle de la Fondation Chagnon, l’objet, fin 2015, d’un projet de politique du gouvernement du Québec sans doute appelé à remplacer la politique de santé publique de 2001, ainsi que le cœur du récent repositionnement, suite aux assauts subis par la santé publique québécoise, de l’association qui regroupe depuis des décennies les professionnels et citoyens dans le domaine : l’Association pour la santé publique du Québec (ASPQ). Il sera intéressant de voir jusqu’où les valeurs et principes phares de la Charte d’Ottawa y trouveront encore une place…
 

Références

1   Voir O’Neill, M. ; Dupéré, S ; Rootman, I ; Pederson, A. (2006). « La promotion de la santé au Canada et à l’étranger : bilan et perspectives » in ONeill, M. ; Dupéré, S. ; Rootman, I. ; Pederson, A. (dirs). Promotion de la santé au Canada et au Québec, Québec, PUL, p. 3-21.
 
2  O’Neill, M. et Cardinal, L. (1994) « Health Promotion in Québec, did it ever Catch on? », in Pederson, A., ONeill, M. et Rootman, I. (eds), Health Promotion in Canada : Provincial, National and International Perspectives (1rst ed.), p. 262-282.
 
3  Pour la période 1986-1994, voir : O’Neill et Cardinal (1994), op. cit.
 
4  Pour la période 1994-2006, voir St-Pierre et Richard (2006); « Le sous-système de santé publique québécois et la promotion de la santé entre 1994 et 2006 : progrès certains, ambiguïtés persistantes», in O’Neill, M. ; Dupéré, S ; Rootman, I ; Pederson, A. (dirs) op.cit., p. 183-203.
 
5  Pour la période 2006-2016 voir Martin, É. (sous presse) « Organisation de la promotion de la santé au Québec : un système en forte transition » in EBreton, FJabot, J. Pommier & W. Sherlaw (Dirs.), Manuel pédagogique en promotion de la santé : Diversité des pratiques dans le monde francophone au service de la justice sociale. Rennes (France): Les Presses de l’École des hautes études en santé publique.
 
6  Ayo, N. (2012) « Understanding health promotion in a neoliberal climate and the making of health conscious citizens » Critical Public Health, 22(1) :99-105
 
7  Potvin, L. (2014). « La santé publique canadienne en état de siège ». Revue canadienne de santé publique, 105(6) : 401-03.
 
8  Voir à cet effet la série de cinq articles dans le quotidien Le Devoir entre le 18 et le 21 novembre 2015, sous la plume de Jessica Nadeau.
 
 Fortin, A. (2003). « Les organismes et groupes communautaires »In: Lemieux, V., Bergeron, P., Bégin, C.et Bélanger, G. (dirs.) Le système de santé du Québec : organisations, acteurs et enjeux. 2e éd. Sainte-Foy : Les Presses de l’Université Laval.
 
10   O’Neill, Michel (2012). La Charte d’Ottawa: une charte pour les indignés? in Seck, Awa et al. (dirs). Autour des 25 ans de la Charte d’Ottawa. Montréal, Réseau francophone de promotion de la santé (RÉFIPS), p. 43-48.
 



Michel O’Neill est chercheur autonome et professeur émérite à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval, à Québec, où il a enseigné et fait de la recherche durant 30 ans. Titulaire d’un doctorat en sociologie de Boston University, il évolue à divers titres dans le domaine de la santé communautaire, de la santé publique et de la santé des populations depuis le début des années 1970. Ses principaux champs d’intérêt ont porté depuis ce temps sur l’histoire et les aspects socio-politiques de la promotion de la santé et de la santé publique. Il a abondamment publié et communiqué à propos de ces sujets sur les scènes québécoise, canadienne et internationale.

Sophie Dupéré est professeure adjointe à la Faculté des sciences infirmières de l’Université Laval. Infirmière de formation et titulaire d’un doctorat en santé communautaire, ses projets de recherche gravitent autour des thèmes de la pauvreté, du genre et des inégalités sociales en santé. Une partie de ses recherches a porté sur les trajectoires de vie et les parcours de soins de personnes en situation de pauvreté et leurs rapports aux ressources d’aide sociosanitaires. Elle a également développé une expertise en lien avec des démarches de recherches participatives et de recherches fondées sur les croisements de savoirs. Membre du Centre de recherche sur les inégalités sociales et les discriminations (CRÉMIS), elle est l’auteure de plusieurs publications scientifiques, dont deux livres en promotion de la santé.

André-Anne Parent est professeure adjointe à l’école de travail social de l’Université de Montréal. Travailleuse sociale de formation, elle a étudié l’anthropologie et la santé communautaire aux cycles supérieurs. Ses projets de recherche portent sur les pratiques professionnelles et organisationnelles qui visent la réduction des inégalités sociales et le développement des communautés. Ayant à cœur le partage de connaissances et les liens entre la pratique et la recherche, elle est nouvellement membre du partenariat de recherche ARIMA.


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