Restaurer l’intégrité du soignant en contexte de détresse morale

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Par Diane Guay et Barbara Martel – 1er avril 2023

Issue de l’incongruence entre le soi et l’agir, la détresse morale menace l’intégrité des soignants selon les différentes entités composant un milieu de soins. Des pratiques compatissantes intégrant le potentiel de l’intelligence émotionnelle et sa réflexivité sont proposées afin de restaurer l’intégrité individuelle et professionnelle.

 
L’intégrité d’un individu est d’abord et avant tout une relation formelle que la personne entretient avec elle-même (Cox, La Caze & Levine, 2021). D’une part, elle concerne l’intégralité de l’être dans ses dimensions personnelle, sociale, spirituelle et, d’autre part, sa conduite éthique et morale en contexte professionnel. La conduite morale et éthique des soignants ne saurait ainsi se dissocier de l’intégrité individuelle, puisqu’elle se construit par l'interaction complexe et dynamique des identités personnelles, professionnelles, relationnelles, sociales et collectives au sein d'une communauté de pratique (Halverson et al, 2022).

L’intégrité est considérée à la fois comme la cohérence des engagements d'une personne et la congruence entre ses engagements et ses actions.

 
La vision identitaire de l'intégrité individuelle ainsi dégagée, invite donc la personne à s’engager et à rester fidèle à sa culture, ses valeurs, croyances et aspirations dans un tout cohérent et harmonieux. L’identité professionnelle étant une composante de l’identité individuelle, l’intégrité professionnelle se trouve modelée par les expériences au travail, les attentes et l’aspect normatif de la pratique. Or, la pratique quotidienne des soignants met parfois à rude épreuve la cohérence entre l’engagement personnel et l’agir professionnel. Une menace à l'intégrité est définie comme « toute situation susceptible d'altérer le sentiment d'intégrité personnelle (physique et mentale), professionnelle, sociale ou morale » (Sastrawan et al, 2018).

La détresse morale survient lorsque l’intégrité morale est compromise et peut affecter n’importe quel professionnel de la santé. (Whitehead et al, 2021)

 
Largement documentée, la détresse morale chez les professionnels de la santé survient lorsque les soignants sont incapables d’agir dans le respect des valeurs et des obligations fondamentales, ne peuvent effectuer ce qu'ils croient être des actions appropriées éthiquement ou que les mesures déployées ne parviennent pas à atteindre le résultat souhaité (Lamiani et al., 2017).
 

Comment restaurer l’intégrité des soignants

Le sentiment d'intégrité de la personne soignante serait influencé par cinq entités: le soi, les patients, la culture du travail d'équipe, la nature du travail et l'organisation. Ce cadre élaboré par Sastrawan, Newton et Gulzar (2018) pour le personnel infirmier propose certains facteurs qui tantôt peuvent rehausser le sentiment d’intégrité tantôt le menacer. Cette section propose des pistes d’exploration susceptibles de restaurer l’intégrité des soignants en situation de détresse morale au travail. Dans le cadre de cet article, nous privilégions des avenues pratiques pouvant s’adresser aux diverses entités constituant le sentiment d’intégrité et soulignant d’emblée leur caractère écosystémique en contexte de soins. Lorsque la menace est portée à la conscience, un véritable pouvoir d’agir peut émerger par l'affirmation et la prise de position. L’incongruence entre l’idéal du soin et la pratique constitue l’une des principales menaces à l’intégrité du soignant. Lorsque cet écart demeure non comblé, ces situations sont susceptibles de conduire à la perte de sens, au mal-être des soignants et à la détresse morale.
 

Le soi, le patient et la nature du travail : pratiques d’autocompassion et de compassion

Bien que fréquemment associée aux professionnels novices, l’incongruence entre l’idéal du soin et la pratique peut se traduire par le « choc de la réalité », mais peut aussi survenir chez tous les professionnels de la santé et à tout moment au cours de sa carrière. Trop souvent, les malaises exprimés par les étudiants / stagiaires / soignants gravitent autour de la souffrance humaine et de leur incapacité à traiter avec l’impact affectif, émotif et cognitif que génèrent ces situations. Une telle exposition prolongée et répétée à la souffrance de l’autre peut conduire à la fatigue de compassion en renvoyant le soignant à sa propre vulnérabilité (Imbert & Maillard, 2020). Pour ces menaces, des pratiques compatissantes envers soi-même et les autres sont suggérées, car elles figurent parmi les principales ressources susceptibles de promouvoir l’intégrité du soignant (Neff et al, 2020). En effet, considérée comme un facteur de résilience, l’autocompassion qui comprend la bienveillance, l’humanité commune et la pleine conscience a démontré des impacts psychologiques positifs et durables (Dreisoerner et al, 2021). La pratique d’autocompassion, faisant ainsi appel à l'intelligence émotionnelle, accueille les émotions comme ressources plutôt que comme des sensations indésirables ou nuisibles. Les émotions deviennent alors des facteurs de protection pour les soignants (Jiménez-Picón et al, 2021) et, croyons-nous, des leviers de croissance personnelle et professionnelle. Ayant un impact positif sur l'équilibre et l'acceptation émotionnelle, les attributs de l’intelligence émotionnelle sont associés à la réduction du stress et de l'épuisement professionnel (Dev et al, 2018), en plus de contribuer à la qualité des soins ainsi qu’à la satisfaction de la clientèle (Nightingale et al. 2018). Alors qu’aucun profil commun n’a été identifié chez les individus qui choisissent de s’investir dans une carrière relationnelle, une corrélation entre certains traits de personnalités liés à l’autocompassion (Big five) et ceux associés à l’intelligence émotionnelle a été établie (Di Fabio et al, 2020).
 



Figure 1. Traits de personnalités

Autocompassion (Big live)
  • Extraversion
  • Agrèabilité
  • Conscience
  • Stabilité émotionnelle
  • Ouverture

 

Intelligence émotionnelle

  • Bien-être
  • Maîtrise de soi
  • Émotivité
  • Sociabilité


Selon cette étude, une corrélation de ces traits potentialise la gestion de ses propres émotions comme forces positives. La rencontre de ces traits accroît l'ouverture et la sensibilité à sa propre souffrance et à celle de l’autre, en plus d’éprouver des sentiments d'attention et de bienveillance envers soi-même (Di Fabio et al, 2021). Ce souci des émotions n’est d’ailleurs pas sans rappeler les pratiques de spiritualité positive qui favorisent la connectivité, la congruence de l’être par le sens donné à sa vie et l’identité assumée. La spiritualité positive ainsi envisagée promeut l’adaptation à l’adversité, une vision transformée de la situation ou de la vie tout en réduisant le mal-être (Cherblanc, 2022).

Travail d’équipe et culture organisationnelle : pratiques de réflexivité émotionnelle 

L’incongruence vécue avec l’équipe de travail se traduit par une pression effectuée par les pairs qui peut se manifester par diverses formes de violences, dont l’incivilité et l’intimidation (Crawford et al, 2019). Une seconde menace identifiée par Sastrawan et ses collaborateurs concerne les relations de pouvoir déséquilibrées entre les pairs et avec les supérieurs. Étroitement corrélés à l'environnement et à la culture organisationnelle, la collaboration interprofessionnelle, le degré d’autonomie décisionnel, le soutien des collègues, le climat de travail et le respect influencent les dynamiques de pouvoir au sein des équipes de soin. À ce chapitre, les travaux de Olson & Dadich (2019) offrent un éclairage intéressant sur la façon dont l’autorité médicale et les hiérarchies influencent les dynamiques relationnelles et risquent de menacer, sur le plan émotionnel, l’intégrité des équipes. Ces auteurs avancent que la pratique interprofessionnelle en santé nécessite de développer la réflexivité émotionnelle.
 
Nous proposons des pratiques de réflexivité émotionnelle dans la communication entre collègues ainsi que dans la prise de décisions éthiques au sein de l’équipe. Communément appelées Schwartz Rounds, ces rencontres régulières et ouvertes aux employés de tous statuts favorisent le partage des aspects émotionnel et social de leur pratique professionnelle. Ces rencontres promeuvent une culture de soutien, d’ouverture et de transparence entre les employés, mais également des relations plus compatissantes dans les équipes de travail et dans les dynamiques organisationnelles (Cullen, 2016). Il est admis que les Schwartz Rounds favorisent une meilleure connexion interrelationnelle et la compassion par la reconnaissance mutuelle des sentiments et la normalisation des émotions (George, 2016). Le travail émotionnel ainsi accueilli et centré sur l’expérience vécue du soignant plutôt que sur la résolution de problème permet de diminuer la souffrance. Réalisée en contextes académiques et cliniques, cette activité offre un espace sécuritaire favorisant la réflexivité et le soutien psychologique tout en rehaussant la cohésion, la stabilité des équipes et l’interdisciplinarité (Gleeson et al, 2020). De plus, associée à des comportements prosociaux, cette pratique de compassion interpersonnelle envers les collègues conduirait notamment à un meilleur climat de travail, au rehaussement de l’engagement et de la satisfaction au travail (Moreno-Milan et al, 2021). Enfin, les rétroactions soutenantes qui intègrent l’intelligence émotionnelle au sein du processus d’évaluation de la performance sont encouragées (Ajjawi et al, 2021).
 
En conclusion, la réponse aux atteintes à l’intégrité selon les sources où s’exercent les menaces se manifeste par des pratiques compatissantes. Le caractère relationnel de l’intégrité ne peut être restauré et préservé, estimons-nous, que lorsque la valeur cardinale du souci, de soi, de l’autre et de l’organisation fait l’objet d’une considération première.
 

Références

Ajjawi, R., Olson, R. E., & McNaughton, N. (2022). Emotion as reflexive practice: A new discourse for feedback practice and research. Medical Education, 56(5), 480-488.

Cherblanc, J., Bergeron-Leclerc, C., Tremblay, M., Flynn, J. M., & Gauthier, G. (2022). Development of the concept of positive spirituality in health. Soins; la Revue de Référence Infirmière, 67(865), 29-32.

Cox, D., La Caze, M, & Levine, M. (2021) "Integrity", The Stanford Encyclopedia of Philosophy. Edward N. Zalta (ed.), https://plato.stanford.edu/archives/fall2021/entries/integrity/.

Crawford, C.L., Chu, F., Judson, L. H., Cuenca, E., Jadalla, A. A., Tze-Polo, L., … & Garvida Jr, R. (2019). An integrative review of nurse-to-nurse incivility, hostility, and workplace violence: A GPS for nurse leaders. Nursing Administration Quaterly, 43(2), 138-156.

Cullen, A. (2016). Schwartz Rounds – Promoting Compassionate Care and Healthy Organisations. Journal of Social Work Practice, 30(2), 219-228.

Di Fabio, A., Cheung, F. M., & Peiró, J. M. (2020). Editorial to special issue “Personality and individual differences and healthy organizations”. Personality and Individual Differences, 166, 110196.

Di Fabio, A., & Saklofske, D. H. (2021). The relationship of compassion and self-compassion with personality and emotional intelligence. Personality and Individual Differences, 169, 110109.

Dreisoerner, A., Junker, N. M., & Van Dick, R. (2021). The relationship among the components of self-compassion: A pilot study using a compassionate writing intervention to enhance self-kindness, common humanity, and mindfulness. Journal of Happiness Studies, 22(1), 21-47.

George, M. S. (2016). Stress in NHS staff triggers defensive inward-focussing and an associated loss of connection with colleagues: this is reversed by Schwartz Rounds. Journal of Compassionate Health Care, 3(1), 1-17.

Gleeson, D., Arwyn-Jones, J., Awan, M., White, I., & Halse, O. (2020). Medical student Schwartz Rounds: a powerful medium for medical student reflective practice. Advances in Medical Education and Practice, 11, 775.

Halverson, K., Tregunno, D., & Vidjen, I. (2022). Professional Identity Formation : A Concept Analysis. Quality Advancement in Nursing Education. Avancées en formation infirmière, 8(4), 7.

Imbert, M., & Maillard, B. (2020). La contamination par les affects du patient: une source traumatogène pour le soignant. Douleurs: Évaluation-Diagnostic-Traitement, 21(5-6), 178-181.

Jiménez-Picón, N., Romero-Martín, M., Ponce-Blandón, J. A., Ramirez-Baena, L., Palomo-Lara, J. C., & Gómez-Salgado, J. (2021). The relationship between mindfulness and emotional intelligence as a protective factor for healthcare professionals: systematic review. International Journal of Environmental Research and Public Health, 18(10), 5491.

Lamiani, G., Borghi, L., & Argentero, P. (2017). When healthcare professionals cannot do the right thing: A systematic review of moral distress and its correlates. Journal of health psychology, 22(1), 51-67.

Moreno-Milan, B., Breitbart, B., Herreros, B., Dague, K. O., & Pereira, M. C. C. (2021). Psychological well-being of palliative care professionals: Who cares? Palliative & supportive care, 19(2), 257-261.

Neff, K.D., Knox, M.C., Long, P., Gregory, K. (2020). Caring for others without losing yourself: An adaptation of the Mindful Self-Compassion Program for Healthcare Communities. Journal of Clinical Psychology, 79(9), 1543-1562.

Nightingale, S., Spiby, H., Sheen, K., & Slade, P. (2018). The impact of emotional intelligence in health care professionals on caring behaviour towards patients in clinical and long-term care settings: Findings from an integrative review. International journal of nursing studies, 80, 106-117.

Olson, R. E., & Dadich, A. (2019). Power, (com) passion and trust in interprofessional healthcare. Emotions in Late Modernity. Abingdon: Routledge, 267-81.

Sastrawan, S., Newton, J. M., & Malik, G. (2018). Nurses’ integrity and coping strategies: An integrative review. Journal of Clinical Nursing, 28(5-6), 733-744.

Whitehead, P. B., Locklear, T. M., & Carter, K. F. (2021). A Longitudinal Study of the Impact of Schwartz Center Rounds on Moral Distress. JONA: The Journal of Nursing Administration, 51(7/8), 409 - 415.
 



Diane Guay est professeure à l’école des sciences infirmières de l’Université de Sherbrooke et chercheure universitaire au centre de recherche du CIUSSS de l’Estrie – CHUS. Elle est responsable de la thématique "humanisme" au bureau de la responsabilité sociale et titulaire de la Chaire de recherche en sciences de la compassion.
 
Barbara Martel est directrice adjointe du Centre d’accompagnement de la recherche spirituelle Le Pèlerin et professionnelle de recherche à l’Université de Sherbrooke. Ses centres d’intérêt portent notamment sur la croissance spirituelle en contexte de souffrance traumatique. Ses travaux étudient les rapports entre spiritualité, intégrité, violence et compassion.
 
 


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